La précarité de la rue

Georges de Kerchove

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Georges de Kerchove, « La précarité de la rue », Revue Quart Monde [En ligne], 196 | 2005/4, mis en ligne le , consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/192

A un moment ou à un autre, on peut se retrouver dans l’impasse totale, en train de hurler sa solitude. Il n’y a pas les bons et les mauvais, mais des personnes susceptibles de tomber dans des moments de désespoir. Et aussi d’en sortir. Si elle se solde souvent par des échecs, la solidarité peut aussi permettre de tenir le coup.

Il y a peu, au cours d’une réunion de la cellule ATD Quart Monde des droits de l’homme de la gare centrale à Bruxelles, on discutait de la sécurité dans la rue. Pas de grandes considérations ou d’analyses complexes, mais des exemples tout simples tirés de la vie quotidienne, des exemples qui s’articulent et se complètent, qui nous invitent à réviser nos schémas de pensée.

Ce thème n’avait pas été programmé. Il avait été abordé spontanément par un des participants depuis trop longtemps soumis à la violence de la rue. On le sentait tendu, épuisé même de vivre dans la peur, jour et nuit, sans répit, toujours sur le qui-vive, craignant à tout moment une agression ou le vol d’un caddie à roulettes dont il ne voulait jamais se défaire. Il le traînait partout avec lui, comme le bien le plus précieux qui soit. Et il nous parla de son expérience : “ Dans un endroit chauffé, on s’endort profondément, mais alors on risque d’être volé. Où aller ? Certains préfèrent dormir seuls pour passer inaperçus, d’autres au contraire dorment à plusieurs, il y a moins de risques d’être volé. Que dire des femmes à la rue ? C’est encore plus terrible pour elles. Elles n’ont aucune intimité. Elles ne risquent pas seulement le vol... elles perdent tout. Une femme à la rue est encore moins respectée que nous. ”

Cet habitant de la rue fit alors une pause et je lui posai la question : “ C’est quoi être respecté ? ” Il leva vers moi ses yeux fatigués par de multiples nuits sans véritable sommeil. Il expliqua  alors sans hésitation, d’une voix étonnement ferme comme s’il avait déjà mûri depuis longtemps sa réponse : “ Etre respecté, c’est quand on s’adresse à vous en disant “ : monsieur, vous... ” surtout si c’est la police qui vous interpelle. ” Puis, pensivement, il ajouta, comme pour lui-même : “ Il y aurait moins d’incidents s’ils nous disaient vous ”.

On est poussé à la violence.

Un autre homme saisit la balle au bond. Il faut dire qu’il entretenait des rapports difficiles avec les autorités de police, leur reprochant à la fois de ne pas être assez présentes et de l’être trop. Il donna un exemple de ce qu’il vivait comme une discrimination injuste frappant les personnes qui mendient et les poussant au vol ou à la violence : “ Il y a des contrôles accrus. Ceux qui font la manche se voient confisquer leur titre de transport, ils ne peuvent plus entrer. Ils sont donc interdits de gare, et ça, parce qu’ils mendient. Comment voulez-vous qu’ils survivent alors puisqu’ils n’ont que la manche ? On veut les faire voler... ? ”

Une troisième personne qui avait la rage au cœur renchérit : “ Le matin, ils me réveillent parfois à coup de matraque et me chassent de la gare quand les équipes de nettoyage commencent leur travail. Je n’ai jamais de nuit complète. ” Elle ponctua son intervention d’un énorme coup de poing sur la paroi anti-agression d’un magasin contre laquelle elle était adossée.

Nullement impressionnée par cette bruyante démonstration de force, une femme plus âgée l’interrompit : “ Tu ne respectes pas non plus les gens. Tu fumes là où c’est interdit, tu jettes tes mégots n’importe où. Tu laisses des canettes de bière et des crasses derrière toi et des gens doivent ramasser tes détritus. Tu vas même pisser dans les coins. Quand tu fais la manche, tu insistes tellement, tu fais peur aux voyageurs, ils se sentent menacés. Certains s’en plaignent à la police. Comment veux-tu alors être respecté ? ”.

Cette femme en connaissait un brin sur le monde des sans-abri. Elle participait aux réunions de la cellule depuis des années. Militante d’ATD Quart Monde depuis très longtemps, dotée d’un rude franc parler, elle était toujours là quand il fallait accompagner quelqu’un pour faire des démarches, râlant quand la personne ne se présentait pas au rendez-vous, mais quand même disposée à reprendre la démarche si on le lui redemandait. Depuis quelques mois, elle s’était fait engager à mi-temps en qualité de dame d’entretien dans une toilette de la gare. Rémunérée en grande partie au pourboire, elle laissait systématiquement entrer les habitants de la rue sans les faire payer. C’était pour elle une façon de s’engager, en contribuant à en donner, peut-être de manière prosaïque, une meilleure image. Il ne fallait d’ailleurs jamais adopter devant elle un ton méprisant à l’égard d’un sans-abri. Elle vous remettait alors à votre place avec une rudesse sans pareil.

Tout semblait donc dit. On ne pouvait que donner raison à cette femme. Certes, elle s’était montrée quelque peu moralisatrice. Son propos tenait en une phrase : respecte les autres et ils te respecteront. En fait, il reflétait assez bien ce que pensent les services de nettoyage ou ceux qui sont à un titre ou à un autre chargés de l’ordre dans les gares. Si on parle de climat d’insécurité dans les gares, ceux-ci risquent d’incriminer parmi d’autres causes, l’attitude parfois agressive de certains sans-abri qui importunent ou effrayent plus d’un usager. En outre, sa réflexion laissait entendre qu’il y a les bons et les mauvais sans-abri : ceux qui savent encore se tenir, qui ne mendient pas avec trop d’insistance, et les autres qui ne respectent rien, qui sèment l’insécurité et troublent l’ordre, avec lesquels plus aucun dialogue n’est possible. Pour ceux-là, il n’y a d’autres alternatives que la répression. Ce sont eux qui ternissent l’image de l’ensemble. Il suffirait donc de fustiger les quelques-uns uns dont l’attitude est inqualifiable. L’idéal serait d’ailleurs que ce “ contrôle ” émane des sans-abri eux même. Que les autres sans-abri soient les premiers à leur dire qu’ils insécurisent tout le monde et donnent une réputation exécrable à tous.

Quand on n’a plus d’espoir, on est violent.

Un jeune s’avança alors. Il avait une trentaine d’année, mais il paraissait davantage. A reprendre les distinctions implicites de l’intervenante précédente, il semblait appartenir à la catégorie de ceux qui respectent le moins les autres. On devinait une rage en lui, il s’exprimait avec moult gestes, trouvant difficilement les mots. Pourtant, il n’élevait pas le ton, nous forçant même à tendre l’oreille pour comprendre ce qu’il voulait dire. “ Il y a quelques jours, j’ai défoncé la porte du dessous, comme ça, pour rien. Je suis une boule de nerfs, j’ai fait six ans de rue... La solidarité me permet de tenir le coup. Mais elle n’existe pas toujours, elle est même très difficile quand on est à la rue. C’est parfois tellement dur que ça devient du chacun pour soi. On en veut à tout le monde. Alors ce que cette dame dit, c’est vrai et c’est pas vrai. Quand on est seul et qu’on n’a plus d’espoir, on est violent. Personne ne changera rien à ça. A ces moments-là, tu t’en fous de tout, tu n’as plus rien à perdre, tu bois, et tu laisses les canettes et les crasses n’importe où, tu interpelles les voyageurs pour avoir quelques pièces. Tu insistes et eux, ils t’évitent et font semblant de ne pas te voir, tu les gènes, tu sais que tu pollues leur air et tu te sens encore plus dans le fond. Même si tu obtiens des pièces, la rage et la honte augmentent. ”

Il se fit un silence. Chacun se reconnaissait dans ce que disait cet homme. La réflexion de la dame se heurtait à l’expérience de la rue. Tout le monde pouvait à un moment ou à un autre se retrouver dans l’impasse totale, en train de hurler sa solitude par l’agressivité, la boisson ou la destruction, voire l’autodestruction. Il n’y avait donc pas les bons et les mauvais, mais tous étaient susceptibles de tomber dans des moments de désespoir. Et aussi d’en sortir. N’avait-il pas dit que la solidarité lui permettait de tenir le coup ? A de nombreuses reprises, certains, n’ayant pas plus que lui, lui avaient tendu la main, qui, pour donner une couverture ou pour l’héberger, qui, pour l’accompagner dans ses démarches ou lui donner des filons. Lui-même était venu en aide à d’autres, mais trop souvent ces aides s’étaient soldées par des échecs, parfois même dans la violence.

Une solidarité difficile à vivre.

Lorsqu’il parlait de cette solidarité si difficile à vivre quand on est dans la rue, nous avions tous en tête l’arrestation de Josse survenue quelque temps auparavant. Josse venait de squatter un logement. Une aubaine selon lui. Il pouvait vraiment y dormir en toute sécurité. Personne ne venait le déranger. Très vite, il avait hébergé un de ses compagnons de la rue, mais celui-ci avait volé une partie de l’argent qu’il venait de recevoir de l’assistance publique. Le montant était dérisoire en soi mais important à ses yeux. Aveuglé par la colère, il avait vu rouge. Il l’avait roué de coups et presque étranglé, le laissant pour mort sur la paillasse qui lui servait de lit. Le malheureux avait été retrouvé le lendemain, baignant dans son sang, encore en vie mais mutilé pour le restant de ses jours. Jugé incapable de maîtriser ses pulsions, Josse avait été déclaré irresponsable de son acte et rapidement interné.

J’aurais souhaité pour ma part que le psychiatre qui a rédigé le rapport concluant à l’irresponsabilité de Josse participe à cette réunion. Il aurait peut-être alors pu mieux cerner la personnalité de celui-ci et mieux prendre conscience de la responsabilité d’une communauté qui laisse dans la solitude et le désespoir ses membres les plus fragiles, rend une solidarité entre eux presque impossible et les expose à une insécurité de chaque instant qui mine les nerfs et finit par rendre fou...

Georges de Kerchove

Avocat au barreau de Bruxelles, Georges de Kerchove est rédacteur en chef de la revue Droit en Quart Monde. Il est aussi l’auteur de Les gueux sont des seigneurs

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