La Lettre à une maîtresse d’école par les enfants de l’école de Barbiana parut quelques semaines avant le décès de Don Lorenzo Milani, curé de Barbiana, le 26 juin 1967, à la suite d’une leucémie. Le 6 décembre 1954, sous une pluie battante, il était arrivé dans cette cure sans électricité et sans route. Aucune habitation autour de cette église et de cette cure bâties sur une terrasse à quelque cinq cent mètres d’altitude du versant nord du Monte Giovi, à une trentaine de kilomètres au nord de Florence. Un lieu très isolé où l’on ne monte encore aujourd’hui que par une mauvaise route empierrée. Dans les environs, des maisons isolées sur les flancs de la montagne où vivaient quelques familles de très pauvres montagnards.
Connaître les habitants
Don Lorenzo, d’origine juive, converti, avait été ordonné prêtre en 1947 dans l’archidiocèse de Florence et envoyé comme vicaire dans la paroisse San Donato à Calenzano, un petit bourg entre Florence et Prato. Issu d’une famille de la haute bourgeoisie, Don Lorenzo arrivait dans une paroisse peuplée de paysans et d’ouvriers. Beaucoup de ces derniers, en cet immédiat après-guerre, étaient d’origine paysanne et travaillaient dans l’industrie textile de Prato et de ses environs, souvent dans de très mauvaises conditions de travail et de salaire. « Il s’applique aussitôt à l’étude des personnes et du milieu où il va devoir agir, anxieux de connaître la population sous tous ses aspects le plus rapidement possible. Il a particulièrement besoin d’acquérir la connaissance du monde ouvrier et paysan qui lui était étranger jusqu’alors1 »
Cette soif de connaître et de comprendre les gens les plus pauvres au milieu desquels il vivait et dont il avait la responsabilité pastorale, il la pratiquera encore dès son arrivée à Barbiana. Comme à Calenzano, il y fera participer les jeunes de sa paroisse.
La « scuola serale »
A Calenzano, Don Lorenzo se rendit très vite compte de l’ignorance profonde des nombreux ouvriers et paysans auprès desquels il vivait. Il découvrait « qu’aujourd’hui l’ouvrier avec son diplôme de fin d’école primaire se trouve dans une situation de plus grande infériorité sociale que le manœuvre analphabète de 1841 ». Cet « analphabétisme » persistant malgré l’école empêchait les gens du peuple de pouvoir se « défendre par la parole » et les mettait « intellectuellement à la merci » de qui avait étudié tant soit peu au-delà de l’école primaire. Son cœur de prêtre l’amena à devenir enseignant.
Notre vicaire commença alors par organiser des cours du soir pour qui n’avait pas terminé l’école primaire. Au début, les jeunes demandaient des connaissances qui, selon eux, leur auraient procuré plus facilement du travail : dessin technique, sténographie, mathématiques... Don Lorenzo ne disait pas non mais très vite, il s’arrêtait sur un mot. « Un mot de rien du tout devenait un monde, il nous disait d’où il venait, comment on peut l’utiliser dans mille phrases différentes où l’on se sert de toutes les nuances de son sens, comment on le retrouve dans d’autres langues, comment on en fait des mots composés, quels en sont les dérivés ; et minuit arrivait, les plumes sèches et les cahiers immaculés. La racine carrée, je vous promets que nous la ferons demain. » Don Lorenzo fit ainsi comprendre à ses jeunes paroissiens l’importance et, petit à petit, la puissance de la parole pour apprendre à défendre leur propre dignité. La lecture en commun du journal, au cours de laquelle Don Lorenzo invitait à un regard critique pour ne pas s’en laisser accroire contribuait, elle aussi, à cette formation. Le vendredi, il invitait une personne extérieure à la paroisse. Ces invités exerçaient toutes sortes de professions et ces conférences avaient pour but de donner sécurité et liberté de parole aux ouvriers et paysans. Les orateurs étaient d’ailleurs avertis qu’ils devraient accepter toutes les questions de la part de leurs auditeurs une fois terminé leur exposé. Pour arracher ces jeunes de milieu pauvre à leur timidité, Don Lorenzo mit en scène avec eux des pièces de théâtre de grands écrivains comme, par exemple Piccola città (Our Town) de Thornton Wildder.
Au fil des années, la maison du vicaire devint ainsi une école où l’on apprit à vaincre « l’ignorance, le conformisme, la résignation ». Une manière de faire qui enthousiasmait les jeunes au point que nombre d’entre eux préféraient l’école du vicaire à la Maison du peuple. En apprenant à maîtriser leur parole, ces jeunes apprenaient à maîtriser leur pensée, à analyser leurs conditions de vie en en découvrant les causes, à savoir parler à ceux qui les exploitaient au travail. Des jeunes, ouvriers et paysans, devenaient ainsi des adultes capables d’analyse politique et sociale, capables de prendre position et de défendre leurs convictions.
L’école de Barbiana
A Calenzano, Don Lorenzo ne fut pas compris de l’ensemble de ses confrères qui pratiquaient une toute autre pastorale. La lucidité et la rigueur de ses analyses, jointes à sa liberté de parole et sa cohérence absolue dans le souci évangélique des plus pauvres, étaient sans doute trop innovantes, voire trop interpellantes, pour qu’il en fut autrement. À la mort de son vieux curé, qui le soutenait, il fut transféré à Barbiana.
Autrement dit, il était envoyé vers les plus pauvres de la région : ceux qui n’avaient pas encore pu quitter leur terre de misère. Il réagit à Barbiana comme il l’avait fait à Calenzano : il voulut que ces gens acquièrent la maîtrise de la parole et de la pensée qui en feraient des êtres libres. Une école naquit.
« L’école de Don Milani consistait avant toute chose à enseigner la langue italienne aux pauvres. (...) Il avait rassemblé autour de lui des enfants du milieu paysan, pour la plupart. Ils avaient, surtout, besoin d’apprendre à s’exprimer. » Plus qu’une école, Barbiana était une communauté. Les enfants n’y habitaient pas, sauf deux jeunes orphelins que Don Lorenzo avait accueillis chez lui. Ceux qui fréquentaient l’école, en effet, vivaient dans les environs. Mais Barbiana ouvrait aussi à toutes les dimensions de la vie : tout était occasion de formation. Le journal était lu quotidiennement, avec toujours l’exigence qu’aucun mot ne soit lu sans être compris. Gare à celui qui n’avait pas demandé le sens d’un mot qui lui échappait ! Les articles étaient choisis par Don Lorenzo pour l’occasion qu’ils donnaient d’une ouverture ou d’un enseignement sur la réalité sociale, économique, scientifique... Un visiteur ou, a fortiori, un invité ne pouvait éviter d’être confronté aux questions, parfois directes et embarrassantes, des enfants. « Pour nous enseigner la cohérence, il (Don Milani) voulait qu’on soit très scrupuleux dans les moindres de (ses) actes. (...) Peut-on vraiment être crédible quand on a la bouche pleine de discours sur la justice sociale, tout en gagnant beaucoup d’argent et vivant dans une villa ? (...) Les gens aiment les idéologies, pas les hommes. Don Lorenzo, au contraire, ne nous enseignait pas à aimer les idéologies, il nous enseignait à aimer l’homme. » Les enfants participèrent ainsi à tout ce que provoqua un article de Don Lorenzo sur l’objection de conscience : L’obéissance n’est plus une vertu en réponse à une déclaration d’aumôniers militaires italiens. Article qui lui valut d’être cité en justice. Il mourut à quarante quatre ans avant la fin du procès en appel.
Il faut aussi mentionner le travail du fer et du bois, l’aménagement des lieux (construction d’une petite piscine pour apprendre à nager), l’apprentissage des langues dont le couronnement était de longs séjours dans d’autres pays européens, voire en Algérie, où le jeune adolescent, avec toutes les précautions requises et les recours éventuels nécessaires, avait à se débrouiller pour vivre en restant constamment en contact par lettre avec Don Lorenzo.
L’occasion de La lettre fut l’échec à un examen d’Etat de trois des élèves de l’école de Barbiana. Conçue au départ pour être une lettre de deux ou trois pages, la Lettre à une maîtresse d’école2 se développa très vite jusqu’à devenir un livre. A travers bien des faits concrets mais également une étude statistique pour laquelle quelques garçons de l’école se rendirent à Rome au bureau des statistiques, l’ouvrage entend montrer, en termes simples mais inattaquables, que l’école, telle qu’elle est menée, avantage dès le départ les enfants de milieux déjà favorisés et qu’elle n’aide pas les enfants de travailleurs à acquérir suffisamment de connaissances pour être capables de parler un jour à égalité avec qui que ce soit.
Si cette Lettre est le fruit des analyses, des réflexions et du combat que Don Lorenzo menait depuis qu’il était devenu prêtre, elle était aussi issue de la réflexion et du travail collectif de tous les enfants de l’école. « Pour devenir écrivains, il suffit de suivre quelques humbles et saines règles : avoir quelque chose à dire d’utile et qui en vaut la peine à une foule de gens ; recueillir tout le matériau nécessaire et l’ordonner logiquement, éliminer tout mot inutile ou qu’on n’utilise pas couramment ; ne pas s’imposer de limite de temps ».
Don Milani mourut quelques semaines après la sortie de La lettre à une maîtresse d’école. Il avait explicitement demandé que l’école de Barbiana ne lui survive pas. Cette volonté fut respectée.
La Lettre à une maîtresse d’école a cependant eu un impact important dans la réflexion sur l’école en Italie et ses pratiques. Elle a attiré l’attention sur les limites majeures qu’elle portait en elle. Il faut, me semble-t-il, en retenir qu’à l’origine de cette prise de conscience se trouvent de très pauvres dont la réflexion se fit entendre grâce à l’engagement d’un homme, Don Lorenzo Milani, à leurs côtés et à leur service, même si d’autres courants en Europe, en France notamment avec le travail de Bourdieu, ont contribué, eux aussi, dans les années qui suivirent, à la découverte des failles d’une école qui laissait pour compte les plus pauvres.
Barbiana
Barbiana, quand j’y arrivais, n’avait pas l’air d’une école. Ni chaire, ni tableau noir, ni bancs. Rien que de grandes tables autour desquelles on faisait l’école et on mangeait.
II y avait qu’un seul exemplaire de chaque livre. Les gars se serraient autour. C’est à peine si on s’apercevait qu’il y en avait qui étaient un peu plus grands et qui enseignaient aux autres.
Le plus âgé de ces maîtres avait peut-être seize ans, le plus petit douze et il me remplissait d’admiration. Je décidai tout de suite qu’un jour je ferais moi aussi la classe.
Là-haut aussi la vie était dure. Une discipline et des engueulades à vous faire perdre l’envie de revenir.
Par contre ceux qui ne possédaient pas de bases, qui mettaient plus longtemps que les autres à comprendre ou qui étaient distraits, se sentaient les préférés. On les traitait comme vous traitez le premier de la classe. On aurait dit que l’école était rien que pour eux. Tant qu’ils n’avaient pas compris, les autres n’avançaient pas.
II n’y avait pas de récréation, il n’y avait pas de congé, même le dimanche.
Ça ne nous tracassait guère ni les uns ni les autres car le travail, c’est bien plus dur. Mais de tous les bourgeois qui débarquaient histoire de nous rendre visite, il y en avait pas un qui pouvait avaler ça.
II y en eut un, un gros ponte de professeur qui disait : « Mon Revérend, vous n’avez pas étudié la pédagogie. Polianski3 dit que le sport est pour les garçons une nécessité physiopsycho... »
II parlait sans nous regarder. Les gens qui enseignent la pédagogie à l’université, ils ont même pas besoin de regarder les gosses. Ils les connaissent tous, et sur le bout du doigt, les gosses, comme nous on connaît nos tables.
II finit par s’en aller et Lucio qui avait seize vaches à l’étable dit : « L’école, ça vaudra toujours mieux que la merde. »
Cette phrase, il faudrait la sculpter sur la porte de vos écoles. Des millions de petits paysans sont prêts à y souscrire.
C’est vous qui dites que les gosses détestent l’école et qu’ils préfèrent s’amuser. A nous les paysans vous nous avez pas demandé. Mais on est un milliard sept cent millions4. II y a six gosses sur dix qui pensent la même chose que Lucio. Les quatre autres, on sait pas.
Toute votre culture se fait de cette manière.
Comme si le monde c’était vous.