«Ces étrangers qui nous font peur…»

Jean Lecuit

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Jean Lecuit, « «Ces étrangers qui nous font peur…» », Revue Quart Monde [En ligne], Dossiers & Documents (2002), mis en ligne le 18 octobre 2010, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4830

Cette contribution à été préparée à partir du travail du groupe « Mondialisation et pauvreté » d’ATD Quart Monde qui s’est réuni régulièrement pendant deux ans. Ce groupe a rassemblé des membres et amis du Mouvement (certains ayant une expérience vécue de la pauvreté, d’autres pas), également des personnes originaires de pays africains. Il a invité d’autres personnes à venir témoigner de leur expérience de militant syndical, de fonctionnaire ou de responsable d’une ONG. Il a approfondi en parallèle deux questions : l’immigration et la coopération au développement. Nous voudrions partager avec vous les éléments de ces réflexions qui peuvent aider à préparer l’avenir, et quelques propositions. Nous le ferons, entre autres, à partir de témoignages.

1. L’immigration

Une personne réfugiée nous a dit : « Les immigrés, on n’en veut pas, on cherche à les expulser mais en même temps on en profite. Pourtant, les immigrés sont des personnes qui ont besoin de dignité, qui sont différentes mais qui veulent être utiles à la société (dans laquelle ils vivent). Ces immigrés sont ici parce qu’ils ont besoin de vivre et de vivre dans la dignité. »

La question de l’accueil des immigrés est déjà posée dans cette première réflexion.

  • L’étranger nous fait peur, comment est-il accueilli ?

Une militante Quart Monde, d’origine belge, raconte : « Pendant deux ans, j’ai donné des cours de cuisine dans un centre d’accueil de personnes réfugiées. Mon regard a changé au cours de ces deux années. Au début, j’avais peur de la différence. Mais ce sont des gens comme moi. Ils vivent aussi une pauvreté, différente de celle que j’ai connue. » Elle constate que de plus en plus de réfugiés, de nationalités très diverses, cherchent des logements près de chez elle. Ce sont des Philippins, des Européens de l’Est, des Grecs, des Gitans, des Marocains.

« Beaucoup se chauffent au pétrole ou n’ont qu’une seule ampoule électrique pour s’éclairer. Certains n’ont que des bougies. Ils vivent entassés sans aucun confort. Je repense à mes propres débuts. Certains parmi eux dorment souvent pendant la journée, et font du bruit la nuit. Au bas du quartier, on dépose des gens avec leurs bagages. Ils attendent que soit tenue une promesse qui leur a été faite. Les enfants crient, la situation est inhumaine, certaines personnes se révoltent. On finit par leur envoyer la police. Comment vivre en bon voisinage ? Les conseillers des Centres Publics d’Aide Sociale ne peuvent plus faire face. Parfois, ces personnes obtiennent un bon pour aller manger dans un restaurant social. Il leur faut aussi des interprètes. Dans les quartiers pauvres comme le mien, où il y a beaucoup d’immigrants, les autochtones s’en vont. Des proches de ma famille sont partis car ils avaient peur. »

  • Ces étrangers, fragiles et pauvres, sans droits, vivant dans la peur et dont «on ne veut pas» sont pourtant utilisés pour leur force de travail, souvent dans des conditions inacceptables

Une militante Quart Monde, d’origine belge, observe : « Ces réfugiés de toutes nationalités se trouvent dans une situation de pauvreté absolue car ils n’ont accès ni au travail ni à la protection sociale. Je revois aujourd’hui dans mon quartier la misère que j’ai connue, il y a trente ans. Le seul recours de ces gens est le travail au noir. Tous les matins, le long d’une avenue, on voit des camionnettes qui viennent les chercher pour les amener sur des chantiers ou dans des champs. » « Aux alentours d’un centre d’accueil pour réfugiés, tous les matins on peut voir une centaine d’entre eux attendre des voitures ou des camions qui passent les prendre pour leur proposer un travail temporaire à n’importe quel prix. (…) Près de chez moi, j’ai vu une camionnette qui avançait lentement ; derrière, une vingtaine d’Africains couraient. Il pleuvait, certains tombaient. Celui qui était capable de suivre la camionnette à la course était embauché à la journée. En général les Africains sont utilisés pour les travaux de démolition ; les gens des pays de l’Est, eux, sont employés pour les travaux de construction. S’ils ont de la chance, ils seront payés 1000 francs belges par jour pour travailler de 8h à 18h. Il arrive aussi qu’à la fin de la journée on leur donne une tartine en leur demandant de revenir le lendemain pour être payés et, finalement, ne jamais l’être. Ils n’ont aucun recours : en situation illégale ou en demande de régularisation, ils ont peur de se plaindre.

Le fait d’attendre ainsi pendant des années une régularisation de leur situation perpétue la misère. Pourquoi ne peut-on pas utiliser leur savoir-faire autrement que par du travail au noir pour des salaires de misère ? Les décideurs sont-ils conscients de cette situation qui arrange bien des gens ? »

  • Le maillon le plus faible

Parmi tous ces immigrés présents chez nous, le maillon le plus faible est expulsé ou poussé vers la misère.

Un militant Quart Monde, d’origine roumaine, confie : « Les étrangers ne sont pas bien accueillis en Europe. Je suis venu ici pour sauver ma vie et celle de ma famille. Déchu de ma nationalité roumaine en 1992 (ma femme en 1991), j’ai demandé un statut d’apatride en 1994. Il m’a été refusé en 1995. Aujourd’hui en 2001, mon statut n’est toujours pas réglé. (…) Nous voudrions avoir des papiers pour pouvoir travailler, pour avoir une sécurité familiale. (…) Moi et mes enfants, à l’exception du dernier qui est né en Belgique, nous sommes sans nationalité. Nous nous sentons abandonnés. Mon fils m’a demandé ce que nous allions faire si nous sommes renvoyés en Roumanie, car il ne connaît pas la langue roumaine. »

Un membre du CIRE (Coordination et Initiatives pour les Réfugiés) rappelle : « Fin 1999, le gouvernement a fait expulser soixante-treize Tsiganes par avion en Slovaquie. Il s’agissait de faire comprendre la sévérité de la Belgique, et de décourager ceux qui seraient tentés de venir. Pourquoi avoir expulsé les Tsiganes ? Parce qu’ils sont le maillon le plus faible et le plus visible de l’immigration en Belgique : le plus faible, parce qu’ils sont peu intégrés au mouvement des sans-papiers ; le plus visible, car ce sont eux qu’on voit mendier dans les rues. »

  • Propositions

Face à cette réalité, nous pensons :

- que tous les pays d’Europe doivent régulariser les réfugiés qui sont arrivés depuis plusieurs années. Ces réfugiés doivent avoir accès aux droits fondamentaux. Refuser la régularisation, en effet, plonge les personnes et leur famille dans la misère ;

- qu’une autre politique d’immigration est nécessaire. Elle doit être discutée au niveau européen. L’immigration zéro pratiquée par de nombreux pays mène à la clandestinité et à la pauvreté. Nous pensons qu’une autre politique d’immigration, avec plus d’ouverture des frontières, notamment pour des travailleurs saisonniers, est indispensable. Une politique décidée après discussion avec les partenaires sociaux devrait déterminer quel contingent de population peut être accepté chaque année, et dans quelles conditions.

2. La coopération au développement

  • Le lien entre immigration et coopération au développement

Lorsqu’on se penche sur le problème des sans-papiers, on peut constater un lien très net entre l’immigration et la politique de coopération au développement. La grande majorité des immigrés illégaux viennent des pays pauvres. Ce fait est le résultat de l'échec des politiques de développement depuis quarante ans et de l'augmentation de la pauvreté dans ces pays. Par ailleurs, l’Europe se dit prête à accueillir des personnes qualifiées, ce qui se fera encore au détriment des pays pauvres qui ont besoin de garder leurs compétences chez eux. Ne pourrions-nous pas commencer par utiliser les compétences, parfois élevées, des personnes immigrées chez nous ? Quelle solidarité créer ensemble, avec les pays du Sud ?

  • Participation de la population, des plus pauvres en particulier

L’expérience de terrain nous montre que si, dans les pays les moins avancés, on ne prend pas suffisamment en compte les attentes et les besoins des populations locales en poursuivant un dialogue constant avec elles, on ne peut pas lutter efficacement contre la pauvreté. Il faut connaître leurs besoins, leurs comportements culturels, faire en sorte que les projets mis en œuvre soient « leurs » projets. Il y a une grande inadéquation entre la manière dont souvent, en Europe, on conçoit le développement et les besoins réels des populations des pays du Sud qui ont rarement été partie prenante dans ces processus. Le savoir-faire et l’inventivité des populations sont rarement pris en compte. Les critères d’évaluation des actions sont imposés par les financeurs.

C’est ce qu’illustre un militant Quart Monde, d’origine africaine : « Se mettre ensemble, discuter de ce qui doit être fait, est inscrit dans la culture africaine. Ne rien faire pour les gens ni sans eux, mais faire avec eux. Les écouter, savoir ce qu’ils pensent. Quand on écoute, on est sur un pied d’égalité, on est face-à-face, on se regarde les yeux dans les yeux. Si vous faites avec eux, ils ne se sentent pas oubliés, ils ne sont pas des tiers, ils sont des partenaires. Le projet construit avec quelqu’un appartient aux deux associés. Les populations africaines sont préparées à cette écoute, à cet échange, à ce dialogue. »

  • Pour décider ensemble à quoi doit servir la coopération, l’aide financière

Un participant d’origine africaine continue : « Il faut se demander ce que font les décideurs politiques des pays africains de l’argent qui leur vient du Nord. Certes, il est important d’exiger l’abolition de la dette pour libérer le développement, mais peut-être se trompe-t-on un peu. Il faut commencer par lutter pour libérer la démocratie en Afrique. Alors, les décideurs politiques qui s’approprient les biens communs auraient un contrepoids. »

Un autre participant africain pose la question : « À qui va profiter la réduction de la dette du Tiers Monde ? Nos dirigeants et hauts fonctionnaires ont mis la main dans le sac, pillé leur pays et placé l’argent dans les banques européennes qui en tirent un profit maximum. Combien d’argent a été dépensé dans des méga projets ? (…) Dans le travail fait au nom de la coopération, il est impérieux de savoir si on a réellement aidé les pays ou non. »

  • Propositions

Le combat que mènent de nombreuses ONG pour l’annulation de la dette des pays les plus pauvres et l’augmentation de l’aide au développement promise par les pays industrialisés doivent être poursuivis.

Mais l’histoire montre que les masses financières fournies aux pays les plus pauvres peuvent être détournées, au Nord comme au Sud, et ne servir en rien le développement des peuples. L’argent n’est pas suffisant. Des changements fondamentaux dans la relation entre pays donateurs et pays bénéficiaires sont indispensables. Les pays donateurs doivent tout faire pour soutenir les efforts vers la démocratie des pays bénéficiaires, alors qu’ils ont souvent soutenu et soutiennent encore des dictatures.

Il est indispensable de trouver une plus grande proximité avec les populations destinataires des aides, de les considérer comme des partenaires indispensables dans le choix des projets à mettre en œuvre et des critères d’évaluation des actions.

Sans un changement fondamental dans la qualité de relation entre les pays industrialisés et les pays en développement et leurs peuples, en direction d’un partenariat, l’aide des pays industrialisés restera inadaptée et inefficace.

Jean Lecuit

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