L’immigration est un phénomène naturel qui, de tous temps, a existé, qui existe encore aujourd’hui et qui, sans nul doute, existera demain. Partir, s’affranchir de limites administratives est d’ailleurs un droit reconnu par la Déclaration universelle des droits de l’Homme qui, en son article 13, 2°, énonce que « toute personne a le droit de quitter un pays, y compris le sien ». Se réfugier derrière des slogans politiques tels que « l’immigration zéro » ne changera donc rien à la réalité d’un monde où, quoiqu’on en dise, les personnes circulent malgré toutes les barrières que l’on peut ériger.
Pour sa part, l’asile constitue une protection bien spécifique, accordée à celui ou celle dont les activités déplaisent aux autorités de son pays. La Convention de Genève du 28 juillet 1951 est l’instrument international qui a codifié un véritable statut protecteur pour toute personne « craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques ».
On décide de migrer pour toutes sortes de raisons, on ne peut en revanche bénéficier de la protection internationale de la Convention de Genève que dans l’hypothèse où l’on craint une persécution bien précise.
Malheureusement, à partir du moment où l’on restreint drastiquement les possibilités légales d’immigration1, on provoque artificiellement un engorgement de la procédure qui, le plus rapidement, permet un accès à ces territoires si prisés2, à savoir la procédure d’asile.
Cette situation n’est évidemment pas sans effet sur la perception de celui qui vient chercher de la sorte une protection internationale chez nous : il est loin le « réfugié du Goulag » que l’on accueillait à bras ouverts ; l’heure est plutôt à la représentation de l’étranger profiteur qui, forcément, par sa seule présence, va mettre en péril nos si performants systèmes de sécurité sociale. C’est alors la crédibilité de la Convention de Genève qui, mécaniquement, en pâtit le plus.
Tant qu’aucune réelle politique des migrations digne de ce nom ne sera élaborée, cette dérive ne s’arrêtera pas. Des pistes sont aujourd’hui échafaudées, y compris au sein des institutions européennes mais la volonté politique semble encore bien timide.
Solidarité avec qui ?
Il m’a été demandé d’intervenir sur le thème des solidarités avec les réfugiés et les sans-papiers.
Mais pour bâtir une solidarité avec quelqu’un, au minimum, on doit être capable de considérer l’autre, d’imaginer une relation de partenariat avec lui. Nos autorités occidentales en sont-elles seulement capables ou, au contraire, déjà trop enfermées dans de sinistres logiques comptables ?
L’exemple du discours politique en Belgique suffira, malheureusement, à cruellement illustrer ces propos.
En Belgique, chaque année à la rentrée parlementaire, le gouvernement présente son programme devant la Chambre des députés. En Octobre 2000, notre premier ministre a présenté celui-ci de manière un peu particulière puisqu’il n’a pas passé sous silence les lacunes et faiblesses de l’action gouvernementale. Dans ce bel exercice d’autocritique, il cita alors pêle-mêle une avancée insuffisante dans la lutte contre la prolifération anarchique des tracasseries administratives, les ralentissements survenus en matière de libéralisation de certains secteurs de l’économie belge, des résultats insuffisants au niveau de la répression d’une série de fraudes à des taxes indirectes et, enfin, il ajouta qu’il « convient d'identifier une quatrième faiblesse au niveau de l'action gouvernementale. Non pas qu'aucun effort n'ait été déployé. Ils s'avèrent simplement insuffisants ou n'ont du moins pas encore produit les résultats attendus. Je parle ici de la politique en matière d'asile et d'immigration ».
Pourquoi ce mot « faiblesse » ? Parce que le nombre de demandeurs d’asile « augmente à nouveau de façon inquiétante » indiqua alors benoîtement le premier Ministre belge à sa majorité sans pour autant s’attirer les foudres de celle-ci.
La politique belge en matière d’asile n’a donc que comme seul objectif que de réduire le nombre de demandes et ce non pas en amont, c’est-à-dire en traitant les causes de l’exil, mais en aval, c’est-à-dire en empêchant les étrangers de rester sur notre territoire.
J’ai beau lire et relire la Convention de Genève précitée, il n’y est jamais fait mention d’un taux maximum de dossiers qu’un pays peut traiter, d’un seuil acceptable ou non de demandeurs d’asile chez soi ; chaque État partie s’engage simplement à accorder la protection à celui qui remplit les conditions énoncées dans ce traité. Naïvement, je pensais que c’est autour de cet objectif, protéger des personnes, que devraient s’élaborer les politiques en cette matière et non en fonction de hausses circonstancielles.
D’autres exemples peuvent très facilement corroborer ce constat. Ainsi, lorsque la Belgique s’est mise au diapason de ses voisins européens à la fin de l’année 1999 en adoptant une loi permettant la régularisation de certains catégories d’étrangers en séjour illégal, les débats parlementaires ont été édifiants : dans un premier temps, tous les députés n’évoquèrent que la « problématique » de l’asile, le « problème » des illégaux avant que, par la suite, histoire de bien effrayer son électorat, le Ministre de l’Intérieur ne se charge lui-même de donner une consistance audit problème en parlant de « milliers », « d’une nombre important », « de dizaines de milliers »… de personnes venant ainsi chez nous. Il précisa qu’il était urgent « d’assainir » la situation.
Une présence étrangère serait-elle donc obligatoirement malsaine, comparable à une plaie à vite cicatriser ?
Il ne s’agit pas ici que de mots ou de discours mais bien de fondement à une politique. À partir du moment où un législateur ou un gouvernement décide, d’une manière ou d’une autre, de donner un cadre juridique à l’accueil des étrangers et qu’il se positionne, dès le départ, en évoquant un « problème », comment imaginer que tout le débat ne sera pas orienté par ce simple postulat ?
Et puis, quelle solidarité peut-on imaginer avec un « problème » ?
L’autre, un être humain à part entière ?
Il devient alors légitime de se poser des questions sur le respect des droits fondamentaux de l’étranger qui séjourne en Europe et ce notamment en matière de solidarité.
Les conséquences de cette perception éminemment restrictive de l’étranger ne restent évidemment pas au niveau du discours mais débouchent très vite sur des actes concrets. Un intervenant a donné des exemples précis, vécus par des personnes qui expliquaient leurs difficultés quotidiennes. Mais les exemples sont légions, qu’il s’agisse de cas individuels (une femme que l’on sort de son centre fermé pour lui permettre d’accoucher mais que l’on renvoie après cinq jours, avec son bébé, dans son lieu de détention ; le réfugié reconnu à qui on invente mille tracas administratifs avant de laisser sa famille le rejoindre ; l’illégal molesté par des policiers et qui ose porter plainte mais qui se retrouve alors lui-même enfermé dans l’attente de l’organisation de son renvoi, …) ou encore de politiques générales concertées (comme la réduction du délai de recours devant le Conseil d’État pour le seul contentieux relatif aux étrangers en Belgique).
Et effectivement, l’étranger finit par être considéré comme une « personne moindre », une personne qui n’est plus exactement comme les autres. Une personne dont le respect des droits fondamentaux devient fonction de la régularité d’un titre de séjour plus que de sa qualité d’être humain.
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L’exemple de l’aide sociale
Toute personne, selon l’article 22 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, « en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ; elle est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité, grâce à l'effort national et à la coopération internationale, compte tenu de l'organisation et des ressources de chaque pays. »
En ce domaine pourtant, méthodiquement, la Belgique démantèle pour les étrangers, catégorie par catégorie, ce droit humain essentiel.
Ce sont les illégaux qui, les premiers, ont été visés par la suppression de toute aide sociale au motif que, puisque ces personnes n’ont pas à être sur le territoire, il n’y a aucune raison de leur accorder une quelconque aide. Certains ont évoqué à ce sujet la stratégie du « renard enfumé » : quand vous voulez qu’un renard quitte son terrier, vous en identifiez toutes les issues. Ensuite, vous allumez un feu à l’entrée de chacune d’entre elles sauf une à laquelle vous attendez patiemment que le locataire du terrier, de plus en plus enfumé, daigne se montrer pour pouvoir respirer. N’en est-il pas de même avec l’étranger à partir du moment où les mesures adoptées n’ont pour but que de l’obliger à s’en aller ?
Aujourd’hui, comme ces mesures n’ont pas donné les résultats chiffrés escomptés, ce sont les demandeurs d’asile qui, à leur tour, sont visés. Certes, il ne s’agit pas ici de leur supprimer l’aide sociale mais, plus vicieusement, de s’attaquer à la nature de celle-ci : d’une aide en espèces, elle est devenue en nature. À la somme d’argent a succédé le colis alimentaire.
Sans même s’attarder sur les conséquences pratiques d’une pareille mesure (perte d’indépendance des bénéficiaires, volonté d’assigner à résidence pour permettre une meilleure organisation des renvois, …), c’est surtout la manière selon laquelle elle a été adoptée qui effraie.
Depuis 1999, un projet de réforme de la procédure d’asile était à l’étude en Belgique et le Ministre de l’Intérieur avait procédé à un examen de droit et pratiques comparées avant de présenter son projet. Constatant que, dans les pays limitrophes de la Belgique, tous étaient passés à un système d’aide sociale en nature pour les demandeurs d’asile, il préconisa la même solution pour la Belgique afin d’éviter que celle-ci ne soit trop attrayante pour des demandeurs d’asile de tous bords.
Bel exemple d’harmonisation européenne mais par le bas. Il n’est pas sûr que les étrangers ont quelque chose à gagner de cette Europe là.
Quelles logiques européennes ?
Cette perception de l’étranger, ces mécanismes mis en place et guidés par la méfiance, ont pollué les solidarités possibles avec les demandeurs d’asile et les personnes sans papiers en Belgique. Il est illusoire de croire que la situation puisse être différente au niveau européen.
Certes, la Commission européenne dans une communication du 22 novembre 2000 a clairement affirmé que « la politique d’immigration zéro menée au cours de ces trente dernières années n’est plus adaptée ». Certes, certains parlementaires sont conscients du danger d’une politique qui laisserait une part trop belle aux obsessions sécuritaires mais, de manière générale, la tonalité reste encore imprimée par le Conseil.
Et là, incontestablement, ce ne sont pas les objectifs de solidarité qui prédominent, loin de là. On a même plutôt l’impression que le seul critère de rentabilité guide nos gouvernements : repenser les migrations d’accord mais uniquement celles qui peuvent m’être utile. Ils ne proposent donc qu’une immigration de travail, à la fois en fonction des besoins du marché mais sévèrement encadrée (contrat d’embauche avant le départ, visa de l’inspection du travail) et enfin, contrepartie inévitable, un tour de vis supplémentaire pour tout ce qui concerne l’accès au territoire (dans les procédures de demandes d’asile, peut-être restreindre le droit au regroupement familial, …).
S’agit-il du levier idoine pour bâtir ces solidarités ?
Cependant, nul ne peut négliger le fait que le monde occidental constitue toujours un pôle d’attraction dans énormément de pays du monde. Mais si le mirage d’un avenir « forcément meilleur parce qu’ailleurs » continue de faire des ravages, il est nécessaire de fortement tempérer certains discours politiques : en fin de compte, après examen des données chiffrées, l’Europe n’accueille que fort peu de personnes étrangères. En 2000, le Haut Commissariat aux réfugiés des Nations Unies a pris en charge 22.300.000 personnes3. Ce chiffre est bien sûr particulièrement effrayant mais, en 1999, les pays d’Europe occidentale ne prenaient toujours en charge que 423.000 de ces errants… Bel exemple de solidarité ?
La plupart du temps, ce sont donc des pays pauvres, voisins des foyers de tension qui poussent les gens sur les routes de l’exil, qui doivent bien accueillir toute « la misère du monde », et ce sans se poser trop de questions sur la survie potentielle de leur système de sécurité sociale pour autant.
Conclusion
La « mondialisation » est devenue depuis quelques années un concept fort prisé. Mais dans un monde où les biens, les services, les capitaux, les informations circulent avec une telle fluidité, il est illusoire d’imaginer un seul instant que seules les personnes devraient faire l’objet d’une assignation à résidence.
Récemment, lors d’une soirée organisée dans un centre d’accueil pour demandeurs d’asile de la Croix Rouge belge, je me suis éclipsé pour aller voir une rencontre de football décisive pour la qualification pour la coupe du monde. Je me retrouve ainsi dans une petite salle avec un garçon ouzbek de dix ans en train de regarder l’équipe nationale belge jouer son va-tout. Et à un moment, il évoque dans son français approximatif (mais mon russe est lui inexistant ...) un joueur belge qui était attaquant. Il ne s'agissait même pas d'une « star » du football et il avait arrêté sa carrière depuis deux années … Avant même de venir chez nous, cet enfant était déjà imprégné de nos références. Pour lui, que deviennent ces frontières que nous voulons ordonner ?
Nous n’empêcherons pas les personnes de circuler et c’est donc à nous qu’il revient d’imaginer comment les accueillir.
Et il y a encore du travail.
Lors des récents bombardements américains en Afghanistan, certaines voix autorisées conjuraient les autorités pakistanaises d’ouvrir leurs frontières et d’accueillir ces réfugiés afghans. Deux semaines auparavant pourtant, un bateau au large des côtes australiennes tentait de faire débarquer de mêmes exilés afghans. Sans succès.
En Belgique, une petite communauté peule est établie sur le territoire illégalement. À Bruxelles, elle a décidé de monter un projet d’aide à des personnes en décrochage psychologique. Dans la grande maison où logent ces Peuls, ils tentent de leur apporter un autre remède : la solidarité à l’africaine. Car en matière de solidarité, qui a réellement à apprendre de qui ?