Il faut abolir la misère

Henri Bossan

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Henri Bossan, « Il faut abolir la misère », Revue Quart Monde [En ligne], 186 | 2003/2, mis en ligne le 01 novembre 2003, consulté le 26 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1940

La misère est au-delà de la pauvreté. Charles Péguy l'a rappelé avec force voici maintenant plus de cent ans : « Le problème de la misère n'est pas du même ordre que le problème de l'inégalité... Il suffit qu'un seul homme soit sciemment laissé dans la misère pour que le pacte civique tout entier soit nul » (Charles Péguy, De Jean Coste, Cahiers de la Quinzaine, novembre 1902, Coédition Actes Sud - Labor - L'Aire 1993) Déni d'humanité, la misère doit être abolie au même titre que l'esclavage et l'apartheid.

« Tout moun se moun » disent en créole les Haitiens. «, Zo kwe zo » disent en sango les Centrafricains. Et ainsi, sans nul doute, dans toutes les langues et cultures des peuples du monde : « Tout homme est un homme. » Tout être humain a sa dignité.

La dignité est. Elle n'est pas à prouver. Elle est improuvable, comme l'est en géométrie le postulat d'Euclide affirmant que le plus court chemin d'un point à un autre est la ligne droite. Elle est indéfinissable. Elle n'est pas à jauger, à peser. Elle est inestimable, sacrée, infinie, égale.

L'égale dignité, fondement des droits

J'entends les membres de l'université populaire Quart Monde d'Ile-de-France chanter « Les droits de l'homme sont à tout le monde »1. Je vois la fierté sur les visages de personnes qui participent à des groupes, des rassemblements, des marches, des délégations. Je ressens des hontes, des souffrances et des rages impuissantes dans les familles où les enfants ont été arrachés et placés. Je pense à des morts aussi. Je pense à Job, à Antigone, à Lazare. Je pense à Dufourny de Villiers2. Je pense à madame Macaud-Pellegry et à madame Rioult, militantes du Quart Monde. Je pense à William Wilberforce né à Hull (Angleterre) : toute sa vie a été un engagement pour faire abolir l'esclavage, dans son pays et au-delà. Depuis sa mort (1833), Hull honore chaque année sa mémoire. Et je pense à son contemporain abolitionniste en France, l'abbé Grégoire. Je pense à Péguy, à Martin Luther King, au père Joseph Wresinski, à Geneviève de Gaulle Anthonioz. Je pense aux familles Weiss, Leclerc, Ardilouze, Belin, à madame Decordova et à tant d'autres qui m'ont fait reprendre conscience de l’ignominie de la misère, attentatoire à la dignité de tous... C’est ainsi que je médite l'égale dignité et la misère.

Un problème : l’effectivité des droits.

Face à la misère, le respect et l'effectivité de tous les droits de l'homme, indivisibles, constituent un problème redoutable et concret posé à nous tous (enfants, adultes, simples citoyens, paysans, ouvriers, hommes politiques, fonctionnaires, poètes...), et bien entendu à la créativité et au courage des avocats, des juges et des juristes.

Il est posé aux systèmes de garantie et de contrôle du respect des droits de l'homme créés jusqu'ici dans nos pays, au niveau des Nations unies mais aussi des régions du monde comme en Europe : la Convention européenne des droits de l'homme, la Charte sociale révisée du Conseil de l'Europe et, peut-on l'espérer, la future Constitution de l'Union européenne.

La revue juridique européenne du Mouvement ATD Quart Monde (Droit en Quart Monde) l'aborde depuis 1976 avec très peu de moyens, mais avec beaucoup d'engagement, de courage et de compétences3.

Vers une Convention internationale ?

Les défenseurs des droits de l'homme, ceux qui sont victimes de la misère et d'autres qui ne le sont pas, se doivent ensemble de rendre effectif le respect des droits de l'homme jusqu'au plus profond de la pauvreté qu'est la misère ! C’est bien le sens du message gravé dans la pierre du parvis des libertés et des droits de l’homme, au Trocadéro à Paris, le 17 octobre 19874, là même où l'assemblée s générale des Nations unies avait adopté le 10 décembre 1948 la Déclaration universelle des droits de l'homme, dont le préambule proclame « l'avènement d'un monde où les êtres humains seront libérés de la terreur et de la misère... comme la plus haute aspiration de l'homme » !

C'est bien là le combat et l’essence même de ce Mouvement des droits l'homme qu'est ATD Quart Monde, fondé par Joseph Wresinski. Celui-ci a su faire entendre l'attente de tout un peuple dont les enfants, en novembre 1999, sont venus du monde entier en délégation jusqu'aux Nations unies à Genève pour interpeller la communauté internationale : « S'il vous plait, aidez nos parents à nous élever. »

Si les Nations unies élaborent un jour une convention internationale pour « l'abolition de la misère et l’élimination de toutes formes de discrimination à cause de la misère », ce sera une victoire historique et une force pour les défenseurs des droits de l'homme dans le monde.

Le Rapport final sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté5 présenté par le rapporteur spécial, Leandro Despouy, et adopté en 1996 par la Commission des droits de l’homme des Nations unies a ouvert un chemin. Sans doute sera t-il plus long et plus laborieux qu’on ne le rêve.

Un défi urgent pour l’ONU

Mais, comme face à l'esclavage, il faudra toujours faire preuve de vigilance et de ténacité, y compris au niveau judiciaire. Encore aujourd'hui, des procès contre l'esclavage ont lieu chaque année aux États-Unis, longtemps après son abolition par Lincoln (1865).

Une famille du nord de la France logée dans un ancien clapier, vivant à la disposition de son maître pour toutes sortes de travaux à accomplir jour et nuit sur une grande exploitation agricole, moyennant de temps à autre un billet de cinq cents francs et divers dons en nature, n'a pas réussi, malgré l'aide du Mouvement ATD Quart Monde et de ses juristes, à faire en sorte que cette cause d'esclavage vienne au début des années 90 devant les tribunaux, en dépit de l'article 4 de la Convention européenne des droits de l’homme (« Nul ne peut être tenu en esclavage ni en servitude »). Néanmoins maintenant, chaque année en France, ont lieu des procès condamnant des auteurs de ce qu'on nomme étonnamment (sans doute par peur d'anachronisme) l'esclavage moderne.

A Dublin, en janvier 2002, j'ai été délégué par ATD Quart Monde à la Plate-forme organisée par la Fondation internationale pour la protection des défenseurs des droits de l'homme. J'y ai présenté notre combat avec monsieur et madame Prévot et leurs cinq enfants jusque devant la Cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg. Une société HLM de France s'était autorisée en 1994 à leur refuser l'attribution d'un logement alors même que la famille se trouvait errante depuis quarante deux jours, en plein hiver, la dernière des enfants ayant à peine quatre ans ! La première personne qui est aussitôt venue nous apporter son soutien pour la réussite de cette cause de misère et de discrimination fut un délégué de Mauritanie. Il s'est présenté comme «fils d'esclave » et nous a fait part du combat qu'il mène encore aujourd'hui, avec d'autres, dans son pays (qui a aboli l'esclavage !) pour parvenir à ce qu'il n'y ait plus aucun esclave et à ce que les esclaves libérés puissent jouir d’une libération effective : réunir leur famille dispersée et ne pas être victimes d'un « nouvel enchaînement » au fond de la pauvreté.

Les droits de l'homme et l'effectivité des droits de l'homme sont un tout. Les abolitionnistes du mépris des droits de l'homme devront toujours chercher à atteindre les plus pauvres, à être des veilleurs militants, comme ce délégué de Mauritanie pour une abolition effective de l'esclavage.

Viendront alors les temps de la reconnaissance, du pardon, de la réconciliation et de la paix avec ceux qui ont été ou qui sont encore victimes de l'esclavage, de l'apartheid et de la misère, ô Shaddaï !6.

« Des millions et des millions d'hommes, de femmes et d'enfants, aujourd'hui disent non à la misère et à la honte, parce que des hommes, hier, traités en esclaves par les puissants, ont en leur cœur affirmé qu'ils étaient des hommes, et nombreux sont morts pendant trois siècles pour que jamais personne ne l'oublie au long des siècles »

Père Joseph Wresinski, Maison des esclaves, Ile de Gorée, Sénégal, novembre 1987

1 . Paroles et musique de Elizabeth Crétinon Ayassarni, 1989.

2 Voir Cahiers du Quatrième Ordre (in Quart Monde n' 121 et 122) ; Démocratie et pauvreté (Ed.Quart Monde et Albin Michel, 1991, page 141 ss) ;

3 Cette revue trimestrielle, qui analyse la place des plus pauvres dans l’actualité juridique (doctrine, jurisprudence, législation), a besoin du

4 Cf. page 4 de couverture Quart Monde.

5 . Nations unies, Conseil économique et social, E/CN.4Sub.2/1993/13, 28 juin 1996. Ce rapport, commenté dans Quart Monde n°162 « ONU : la misère

6 7. Appellation de Dieu dans le livre de Job

1 . Paroles et musique de Elizabeth Crétinon Ayassarni, 1989.

2 Voir Cahiers du Quatrième Ordre (in Quart Monde n' 121 et 122) ; Démocratie et pauvreté (Ed.Quart Monde et Albin Michel, 1991, page 141 ss) ; Michèle Grenot « En 1789, déjà... » Quart Monde n°183

3 Cette revue trimestrielle, qui analyse la place des plus pauvres dans l’actualité juridique (doctrine, jurisprudence, législation), a besoin du renfort de nombreux militants et juristes se formant à l’école de la misère et des droits de l’homme. Disponible aux Ed. Quart Monde (abonnement annuel, 22€).

4 Cf. page 4 de couverture Quart Monde.

5 . Nations unies, Conseil économique et social, E/CN.4Sub.2/1993/13, 28 juin 1996. Ce rapport, commenté dans Quart Monde n°162 « ONU : la misère, apartheid aujourd’hui », est consultable sur le site www.atd-quartmonde.org.

6 7. Appellation de Dieu dans le livre de Job

Henri Bossan

Henri Bossan est chargé par le Mouvement ATD Quart Monde, dont il est volontaire permanent, de promouvoir le recours à la Convention européenne des droits de l'homme devant les administrations et les tribunaux. Il collabore à la revue Droit en Quart Monde.

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