Trois requêtes soutenues par ATD Quart Monde devant la Cour européenne de Strasbourg

Henri Bossan

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Henri Bossan, « Trois requêtes soutenues par ATD Quart Monde devant la Cour européenne de Strasbourg », Revue Quart Monde [En ligne], Dossiers & Documents (2002), mis en ligne le 17 novembre 2010, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4963

La Convention européenne des droits de l’homme garantit « le droit au respect de la vie privée et familiale. » Quelles sont les possibilités de recours des familles devant la Cour européenne des droits de l'homme ?

La Convention européenne des droits de l’homme est devenue, enfin, aujourd’hui, une loi absolument commune à tous nos pays en Europe et pleinement utilisable par tous les habitants qui le désirent. Elle est ainsi en vigueur depuis 1955 en Belgique et depuis 1954 aux Pays-Bas, depuis 1974 en Suisse, depuis 1981 en France, depuis 1993 en Pologne et depuis le 2 octobre 2000 au Royaume-Uni, c'est à dire depuis l'entrée en vigueur du « Human rights act » de 1998, comme vient de nous le rappeler Monsieur Derek Asker.

Cette Convention européenne des droits de l’homme est une loi primordiale, tout simplement parce que son but est de garantir effectivement à tous, en Europe, sans aucune exception, le respect d’un certain nombre de droits de l’homme - mais pas tous malheureusement - car les droits de l'homme, qui, bien entendu sont aussi les droits de l'enfant, sont indivisibles !

En particulier, comme l'a rappelé Monsieur Derek Asker, la Convention européenne des droits de l’homme garantit le droit à la famille qui est au centre de notre travail aujourd'hui, et à la base du combat contre la misère que mène ATD Quart Monde depuis sa fondation en 1957 par Joseph Wresinski. Ce sont les articles 12 et 8 de la Convention qui garantissent « le droit de l'homme et de la femme de se marier et de fonder une famille » (art 12) et « le droit au respect de la vie privée et familiale » sans ingérence légale d'une autorité publique qui serait « disproportionnée » et donc « non nécessaire dans une société démocratique » (art 8).

Mais avant de poursuivre, je veux citer trois autres articles de la Convention qui sont, eux aussi, très importants pour mener des combats judiciaires contre la misère.

- Premièrement, c'est l'article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme qui interdit de façon absolue, sans aucune exception possible, « les traitements inhumains ou dégradants. » C'est un article de première importance contre la misère.

- Deuxièmement, c'est l’article 2 de la Convention européenne : « le droit à la vie ». Car ce droit à la vie peut conduire, un jour, au respect du « droit à vivre dans des conditions de vie conformes à l'égale dignité » et à abolir une autre peine de mort que l'infâme guillotine, le peloton d'exécution ou la chaise électrique : la mort à cause de la misère. Car la misère tue. Tous, nous connaissons des amis ou des gens de notre famille peut-être, des gens qui en sont morts.

- Troisièmement, c'est l'article 6 : « le droit à un procès équitable ».

C'est, comme l'article 3, un droit absolu, mais, en fait, si souvent malmené en Europe dans les procédures judiciaires concernant des personnes et des familles luttant face aux placements, aux conditions de placement et pour le retour, le plus vite possible, de leurs enfants temporairement placés par la justice et parfois adoptés contre leur volonté.

La Convention européenne protège donc explicitement le droit à la famille grâce à ses deux articles 12 et 8 rappelés plus haut. L'article 8, tout particulièrement, c'est « le droit au respect de sa vie privée et familiale » - et aussi de son « domicile » et de sa "correspondance" - sans ingérence légale « disproportionnée » et donc « non nécessaires dans une société démocratique. » Ce droit n’est donc pas un droit absolu et peut avoir des exceptions à la différence d'autres droits de la Convention (art 3, art 6).

Je ne suis ni juge, ni avocat, ni juriste, je ne peux pas vous dire comment fonctionne juridiquement la Convention et, en particulier, ce très important article 8. Je ne peux pas vous dire comment cela fonctionne pour fonder un jugement du juge, pour aider à construire une défense par l'avocat, en particulier devant le juge des enfants ou de la jeunesse de nos pays, ou pour construire le droit et dire la justice. Ce n’est pas de ma compétence.

Cependant, ce dont je suis sûr, c’est que cette loi commune à chacun de nos pays qu'est la Convention européenne des droits de l’homme - et en particulier son article 8 sur le droit à la vie privée et familiale - est utile et peut être une grande force :

- Premièrement, pour aller vers un meilleur respect de nos droits familiaux, notamment devant les juges de la jeunesse ou des enfants, ou de la famille, face aux placements, en particulier face à toutes ces conditions injustes de placements temporaires si souvent à répétition et sans fin. Ces décisions violent le but de tout placement temporaire : la réunion et le retour des enfants le plus vite possible avec leurs parents, frères et sœurs, grands-parents, famille élargie et amis même qui font partie, aussi, du champ du « droit au respect de la vie privée et familiale » inscrit dans la Convention européenne des droits de l’homme.

- Deuxièmement, pour faire bouger le droit, la jurisprudence, la « pensée juridique »1 et finalement pour faire progresser la justice.

- Troisièmement, cette loi, la Convention européenne des droits de l’homme, est utile pour situer nos luttes et actions judiciaires dans nos pays, en particulier pour le « respect du droit à la vie privée et familiale », sur le terrain des droits de l’homme et du droit des droits de l'homme.

Mais - car il y a un « mais » - si, après avoir utilisé explicitement notre droit d'invoquer la Convention européenne des droits de l'homme devant les juges de notre pays pour nous défendre - si possible soutenus par un « comité de soutien et de pensée Quart Monde et droits de l'homme »2 - si donc nous pensons que les juges nationaux de nos pays, jusqu'au plus haut niveau de recours judiciaire possible (par exemple Tribunal fédéral en Suisse, Cour de Cassation en Belgique ou en France, High Court en Grande-Bretagne, ...) ont mal fait leur travail, mal jugé ou mal dit le droit, alors - et alors seulement ! - nous avons tous, parents et enfants, un autre droit très important, un droit européen inscrit dans la Convention : le droit de recours individuel auprès de la Cour européenne des droits de l'homme de Strasbourg (articles 34 et 35 de la Convention européenne des droits de l’homme).

Qu’est-ce que ce droit de recours individuel ?

C’est le droit d’envoyer une « requête » écrite, c’est-à-dire une « plainte » à la Cour européenne des droits de l'homme à Strasbourg, à la condition de n'avoir pas oublié avant, devant les juges de nos pays, d'invoquer, d'utiliser la Convention pour nous défendre. Si on ne l'a pas fait, on ne peut plus déposer une plainte à la Cour à Strasbourg.

Ceci étant dit, pour une famille et son avocat, faire tout un parcours judiciaire qui part de chez le juge de son quartier, du juge de Paix ou d'instance, ou du juge de la jeunesse ou des enfants, ou du juge de la famille et qui va jusqu’à la Cour européenne de Strasbourg, c’est se lancer dans un parcours judiciaire semé de difficultés et qui demande d'être soutenu pour ne pas se décourager et aller jusqu’au bout. C’est un parcours très, très long : six à huit ans voire douze ans peut-être - correspondant à la somme de la durée de la procédure devant les tribunaux de notre pays jusqu’au plus haut niveau, et de la durée de la procédure à Strasbourg.

Alors, est-ce que cela en vaut vraiment la peine ? N’est-ce pas disproportionné, déraisonnable ? Et finalement est-ce que cela ne serait pas « trop haut pour nous » comme disait, en janvier 2000, un avocat du sud de la France à une famille qui faisait appel d’un jugement du juge des enfants qui venait de confirmer le placement d’urgence de ses trois enfants, enlevés à l’école avec le concours de la force publique et transportés dans une autre grande ville d’un département voisin.

Quelle est notre expérience concrète de ce problème dans le Mouvement ATD Quart Monde en Europe ?

En fait, rares sont les familles, connues et soutenues par le Mouvement, qui ont réussi à se défendre en utilisant la Convention européenne des droits de l’homme devant les tribunaux nationaux. Très rares sont celles qui ont réussi à le faire jusqu’à épuisement des voies de recours judiciaires nationaux possibles. Et rarissimes sont celles qui ont pu déposer ensuite, et ensuite seulement, une requête à Strasbourg.

Je vois seulement trois exemples, trois familles où, a priori, les conditions étaient remplies pour que les requêtes, alors déposées à Strasbourg, aient de bonnes chances d'abord d'être déclarées « recevables » (première étape à Strasbourg où près de neuf « requêtes » sur dix déposées sont déclarées « irrecevables » et rejetées) et ensuite jugées et décidées au fond par la Cour (deuxième étape à Strasbourg).

Ces trois requêtes sont celle de Madame Francine Van Volsem contre Belgique en 1989, celle de Madame W. contre la Suisse, et la requête conjointe de Monsieur et Madame Prévot et leurs enfants et du Mouvement ATD Quart Monde contre France, déposée en novembre 2000.

La famille Van Volsem est une famille de deux enfants et un petit bébé. Elle ne peut plus payer ses factures d’électricité et la compagnie d'électricité la lui coupe au compteur. C'est l'hiver. La famille n’a plus aucun moyen de se chauffer parce que tout l’immeuble social fonctionne avec des compteurs individuels. Madame Van Volsem dit : « C’était en hiver, je ne pouvais pas faire à manger, je ne pouvais pas faire du café, on dormait à trois dans le même lit. On n’avait pas d’eau chaude pour se laver et pour faire les lessives. Il faisait glacial, j’ai dû acheter des bougies pour nous éclairer, et il y a eu un début d’incendie. Heureusement, j’ai pu l’éteindre à temps. Alors, j’ai écrit plein de lettres, je n’ai jamais eu de réponse sauf celle du journal Le Soir : les seuls qui m’ont répondu, cela m’a fait un effet fantastique »3. La requête déposée à Strasbourg était fondée sur « l'interdiction absolue des traitements inhumains et dégradants » (art. 3 CEDH), sur « le droit au respect de la vie privée et familiale » (art. 8 CEDH), et sur « le droit à un jugement équitable » (art. 6 CEDH). Mais la requête fut finalement déclarée « irrecevable » pour des motifs que la doctrine, dans de nombreux articles et commentaires juridiques, a sévèrement critiqués4.

La deuxième requête déposée à la Cour européenne, à Strasbourg, par une famille soutenue par le Mouvement ATD Quart Monde vient sept ans plus tard, en 1996. C'est celle de Monsieur et Madame W. contre Suisse5.

Cette famille suisse a son enfant qui naît le jour même de Noël 1992. Huit jours plus tard, le 2 janvier, l’enfant est enlevé à la suite d’une décision administrative qui avait été décidée par les services sociaux quatre semaines auparavant. Grâce à un habitant du même village que la famille, indigné de ce qui arrivait et qui savait que la Convention européenne des droits de l’homme existait, la famille et cet homme ont entamé ensemble un combat qui ira fort loin, et notamment, dès le mois de mai 1993, jusque devant la télévision suisse. Des militants Quart Monde de Bâle ont vu alors l’émission et ont dit immédiatement : « C'est une famille du Quart Monde et nous devons soutenir son combat jusqu'au bout ! ». Cela a été le début d’un combat commun du Mouvement ATD Quart Monde, de cet homme du village, de la famille W., de juristes suisses et d'autres personnes. L’affaire ira jusqu’au dépôt d'une requête à Strasbourg mais sera malheureusement déclarée « irrecevable » et n'ira pas au-delà. Sauf que cela ira au-delà quand même, car, comme après l'échec de la requête de Madame Van Volsem contre Belgique, des juristes ont écrit d'importants commentaires sur cette décision de Strasbourg, et cela n'est pas fini. On espère beaucoup, dans notre revue Droit en Quart Monde, à partir de cette situation défendue en Suisse, et dans le prolongement du commentaire d'Annelise Oeschger qui a lancé ce travail, publier tout un dossier sur le combat de cette famille suisse et sur les enseignements judiciaires et juridiques à en tirer. Ce sera fait avec des familles militantes du Quart Monde, avec des juristes du Quart Monde spécialisés dans le droit des droits de l'homme face à la misère, et avec d'autres compétences peut-être.

- La troisième requête est celle de Monsieur et Madame P. et leurs cinq enfants, ensemble avec le Mouvement ATD Quart Monde France lui-même, comme le lui autorise la loi du 12 juillet 1990. Elle a été déposée à Strasbourg le 28 novembre 2000, au nom des droits à ne pas être victime de « traitement inhumain et dégradant » (art.3 CEDH) et de « discrimination sociale » (art 14 CEDH) et de « procédures inéquitables » (art. 6 CEDH), droits dont les violations sont incompatibles avec le droit à l'égale dignité et les droits de l'homme.

Quels sont les faits ?

Le 12 décembre 1994, la famille P. avait déjà vécu quarante-deux jours d'errance dans sa voiture, à la rue, d'hôtels en hébergement chez des amis, ne sachant plus où aller : quarante-deux jours vécus par Monsieur et Madame P. et leurs cinq enfants comme des fugitifs, soudés par une unité et une force familiale héroïques - et avec leurs enfants ne manquant jamais l’école ! - mais quarante-deux jours d'errance vécus dans les humiliations et la terreur de toute la famille de voir les enfants pris et placés.

Et ce 12 décembre 1994, la famille P. s’est vue refuser par une société HLM l’attribution d’un logement demandée par le Préfet sur son propre contingent de logements HLM réservés, par les lois françaises, aux mal logés, et, a fortiori, aux familles errantes sans logis. La prétendue enquête sociale de la société HLM - que personne, ni la justice, ni la famille elle-même, ni son avocat n'ont jamais vue – a conclu qu'il n’était pas possible d’attribuer à la famille le logement demandé par le Préfet.

Ce fut le départ d’une « cause significative » devant les tribunaux français pour laquelle on est en route vers la Cour européenne des droits de l'homme. C'est peu dire que la famille et le Mouvement ATD Quart Monde France espèrent que cette requête sera jugée « recevable » et que le résultat final sera bon, pour que dans toute la mesure du possible, de tels « traitements inhumains et dégradants » et une telle « discrimination sociale », une telle atteinte au droit à une procédure équitable ne se reproduisent plus en matière d'attribution de logements HLM, y compris de ceux du contingent préfectoral, réservés aux mal logés et, a fortiori aux sans-logis dans la misère et l'exclusion. À la date d'aujourd'hui, la décision de « recevabilité » de cette requête par la Cour européenne des droits de l'homme n'est pas encore connue.

En conclusion, j'en reviens à l’avocat de cette ville du sud de la France qui disait de la Convention et de la Cour européenne des droits de l'homme : « C’est trop haut pour nous ! »

Il nous faut réussir, d’ici cinq ans, à construire avec un groupe de familles du Quart Monde et de juristes du plus haut niveau et de la plus haute réputation en matière de Convention européenne des droits de l’homme, et à éditer un très beau petit livret informatif, juridique, militant et pratique qui convainque les avocats qui doivent nous défendre, tout particulièrement face aux placements et pour le retour de nos enfants temporairement placés - et qui convainque aussi tous ceux qui doutent - qu'ils doivent vraiment, sans hésiter et sans retard, utiliser la Convention européenne des droits de l’homme pour nous défendre, qu'elle n'est « trop haute » pour personne, et surtout pas dans la lutte contre la misère. Joseph Wresinski disait : « Nos droits sont entre nos mains. »

1 Il nous faut sur ce dernier point rappeler ce que nous exposait Monsieur Philippe Wacquet, doyen de la Chambre sociale de la Cour de cassation (
2 « Exemples d'actions de citoyens face à des violations des droits fondamentaux », Brigitte Bureau, responsable du secrétariat des Comités Quart
3 Cf revue Droit en Quart Monde n° 1, octobre 1993 : « La Justice vécue par le Quart Monde », Actes de la Journée de rencontre à Namur, 23 janvier
4 « La première décision Quart Monde à la Commission européenne des droits de l'homme : une bavure dans une jurisprudence dynamique », Frédéric Sudre
5 « Etre entendu par la justice quand on n'est pas écouté ? Le combat d'une avocate et d'une famille que tout le monde juge », par Myriam Grütter
1 Il nous faut sur ce dernier point rappeler ce que nous exposait Monsieur Philippe Wacquet, doyen de la Chambre sociale de la Cour de cassation (France) lors de notre dernière session « Justice et Quart Monde » : « L'accès au droit : un défi pour les citoyens et les juristes » 6 et 7 décembre 1997 Pierrelaye (voir cette intervention dans les Actes de cette session publiés in revue Droit en Quart Monde n° 23 et 24, septembre 1999, Éditions Quart Monde).
2 « Exemples d'actions de citoyens face à des violations des droits fondamentaux », Brigitte Bureau, responsable du secrétariat des Comités Quart Monde et droits de l'homme, dans revue Droit en Quart Monde n°23 et 24 septembre 1999.
3 Cf revue Droit en Quart Monde n° 1, octobre 1993 : « La Justice vécue par le Quart Monde », Actes de la Journée de rencontre à Namur, 23 janvier 1993, première partie, Éditions Quart Monde.
4 « La première décision Quart Monde à la Commission européenne des droits de l'homme : une bavure dans une jurisprudence dynamique », Frédéric Sudre, Revue Universelle des Droits de l'homme, R.U.D.H., 1990, p. 349.
5 « Etre entendu par la justice quand on n'est pas écouté ? Le combat d'une avocate et d'une famille que tout le monde juge », par Myriam Grütter, avec Bruno Tardieu, Artisans de démocratie, chapitre 9 Éditions Quart Monde, janvier 1998. Voir aussi revue Droit en quart Monde n°19, juin 1998 : Jurisprudence - Commission européenne des droits de l'homme, 10 septembre 1997 (B.W. et W.W. contre la Suisse) et note Annelise Oeschger.

Henri Bossan

Volontaire d’ATD Quart Monde

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