Cri de souffrance et d’espérance

Guy Aurenche

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Guy Aurenche, « Cri de souffrance et d’espérance », Revue Quart Monde [En ligne], 186 | 2003/2, mis en ligne le 05 novembre 2003, consulté le 12 décembre 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1951

La grande difficulté de nos associations est de dépasser une présentation trop théorique des droits de l'homme. Les textes des droits de l'homme sont vraiment un outil que nos sociétés se donnent, mais derrière cet outil il y a des cris d’hommes et de femmes. (Intervention dans le cadre du Cercle Joseph Wresinski de Paris (9 décembre 2002). Guy Aurenche se réfère au texte du père Joseph Wresinski publié page 30.

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Droits humains

Avant tout les droits de l’homme sont un cri. Ce cri est pour moi « parole donnée. » Parce qu’il prend forme dans des textes juridiques, il est pour chacun de nous engagement civique et politique car ces textes sont ratifiés par nos Etats. C'est très important de donner aux droits de l’homme cette dimension à la fois charnelle et juridique. Je prends au sérieux cette parole donnée parce que je me la pose à moi-même : comment, comme citoyen français, je tiens cette parole ?

Il nous faut sans cesse réévaluer la pertinence de l’outil « droits de l’homme » dans les situations actuelles. Je crois aussi que l'idée même de la dynamique des droits humains est menacée par la banalisation, par l'inflation des droits. On revendique l’existence d’un droit pour n’importe quoi. Attention à cette banalisation. Attention aussi à la grande menace que fait peser la peur. Attention au fossé qui se creuse entre les mondes riches et les mondes de misère. Dans un monde où règne la peur et la misère, le respect des droits humains paraît dérisoire. Il est pourtant essentiel !

Des textes historiquement situés

Dans un texte de 1985, Joseph Wresinski nous rappelait que les contenus des textes sur les droits de l'homme sont toujours historiquement situés. A l’époque, il rompait avec un certain consensus confinant les droits de l'homme à la défense des droits civils et politiques.

Il faut « gratter » l'écorce historique pour découvrir ce que ces textes veulent nous dire aujourd’hui.

Les premiers textes anglais en matière de droits de l'homme défendaient l'autonomie des grands barons ou de l’Eglise contre la Couronne.

Les textes américains consacraient l'indépendance d'un peuple se libérant du joug « impérialiste ». Ils mettent l'accent sur son autonomie et sur celle de l'individu.

En France, en 1789, c'est l'affirmation d'une certaine forme de liberté contre l'arbitraire royal. C'est aussi l’affirmation d'un individualisme, sans doute exagéré !

En 1948, derrière la Déclaration universelle, il y a soixante millions de morts. Ce texte porte des flots de larmes et de sang et en même temps de l'espérance. Comment des hommes, qui viennent de vivre tant d'atrocités, ont-ils l'audace d'écrire : « Les peuples du monde entier ont clamé leur foi en la valeur et la dignité de la personne humaine. »

Puis il y eut les grands pactes de 1966, l'un sur les droits civils et politiques, l'autre sur les droits économiques, sociaux et culturels.

Et aujourd’hui, que dirait-on des droits de l'homme ? Quelles sont les questions sur lesquelles mettre l'accent ? Nous devons surtout affronter les nouveaux pouvoirs globaux en matière de médias, de politiques économico-financières, de biologie, de recherche scientifique. Comment l'autonomie de la personne humaine va-t-elle être défendue face à ces pouvoirs ? Comment les droits de l'homme vont-ils pouvoir se développer dans ce contexte ?

Joseph Wresinski attirait notre attention sur la place centrale que doit occuper la lutte contre la misère. Il ne s'agit pas de se lancer dans une hiérarchisation des droits, mais de rappeler leur indivisibilité et leur interdépendance avec un accent spécifique sur la lutte contre la misère. Joseph Wresinski se situe historiquement en réaction contre l'accent mis trop exclusivement sur d'autres violations des droits de l'homme. C'était l’époque du prix Nobel attribué à Amnesty international, des dictatures latino-américaines et soviétiques. Joseph Wresinski savait tout cela, il en montrait le lien à faire entre les diverses catégories de droits.

La saine réaction de Joseph Wresinski s’explique aussi par la difficulté que nous avons, dans certains milieux de gens de bonne volonté, à analyser le combat contre la misère en termes de droits humains, de justice. Nous avons l’habitude de l’analyser en termes de charité, de partage ! Le père Joseph allait développer une analyse juridico-politique du combat contre la misère. C'est original et prophétique. Joseph Wresinski nous encourage à révéler les violations cachées de la dignité de la personne humaine, tout spécialement les drames provenant de la misère. Il faudra toujours se demander : quelles sont aujourd'hui les nouvelles formes d’atteinte à la personne humaine ?

La mise en œuvre des droits

Nous sommes tous d'accord sur l'affirmation théorique de l'indivisibilité et de l’interdépendance des droits de l’homme (cf. la Conférence de Vienne en 1993). Mais il ne suffit pas de l'affirmer.

Il y a un socle commun entre tous les droits proclamés, inscrit dans le préambule de la Déclaration universelle : « Les peuples du monde entier ont proclamé leur foi en la valeur et la dignité de la personne humaine ». Mais une distinction est couramment faite. Pour les droits civils et politiques, on demande à l'Etat une « abstention » pour protéger les libertés (ne pas intervenir, ne pas censurer, ne pas interdire de quitter le territoire…). Pour les droits économiques, sociaux et culturels, on demande à l'Etat une « intervention » (budgets, politiques sociales, mécanismes institutionnels…). Cette distinction est sans doute à prendre avec précaution. Aujourd'hui par exemple, la liberté de la presse semble bien d'abord un droit civil et politique mais, en y regardant de plus près, on s'aperçoit qu’elle dépend de comptes en banque et de subventions.

Cette distinction reste cependant vraie. Dans le pacte sur les droits civils et politiques, il est écrit : « Les Etats s'engagent impérativement à respecter les droits énoncés ». Dans le pacte sur les droits économiques et sociaux, il est écrit : « Les Etats s'engagent à mettre des processus qui progressivement permettront de… ». Certes on ne règle pas tel type de problème économique et social de la même manière qu'on règle un problème de droit de vote. Mais, si on appelle à la patience, à la progression et à la progressivité, il va falloir que l'humanité dans ses institutions, se donne les moyens de vérifier si, effectivement, elle progresse ou si au contraire elle stagne ou on recule. Il y a dès le départ à affirmer le caractère impératif des droits, aussi bien économiques et sociaux que civils et politiques. Un comité surveille aujourd'hui le pacte de 1966 sur les droits économiques. Il n'est pas inutile que les Etats aient régulièrement des rapports à fournir à ce comité pour expliquer leur action dans le domaine du chômage, de la scolarisation, de la santé. Tout aiguillon vis-à-vis de l'Etat est toujours utile. En ce qui concerne les droits économiques et sociaux nous sommes face à des problèmes de définition. La déclaration de 1948 parle ainsi : « Il faut que chacun bénéficie d'un niveau de vie suffisant ». Qu'est-ce qu'un niveau de vie suffisant ? Les autres cultures ont sûrement beaucoup de choses à nous dire sur le niveau de vie minimal et il va falloir nous interroger sur nos propres systèmes de consommation. Sur quels critères la Banque mondiale peut-elle estimer que tel pays est développé ou en voie de développement et que tel autre ne fait rien pour son développement ? Que met-on dans la notion de développement ? L’alphabétisation et la condition des femmes, par exemple, sont tout aussi importantes dans une évaluation du développement par rapport à la lutte contre la misère que les questions de la participation aux élections ou de la présence d'un avocat dans un procès !

Cette spécificité de la mise en œuvre des droits économiques et sociaux nous amène à mettre en cause une certaine fatalité avec laquelle nous acceptons des prétendues lois économiques. Nous devons dénoncer ces lois qui ne peuvent conduire qu'à l'augmentation de la misère pour les plus pauvres. Il faut dénoncer une logique qui conduit à l’injustice. « La croissance économique repose sur l'égoïsme bien compris de chacun. Vouloir imposer une norme de justice aux échanges économiques c'est casser la dynamique de ces échanges inspirés uniquement par le profit. Il faut accepter de prendre ce risque là de dénoncer la tyrannie des lois économico-financières ! »

La référence centrale

Joseph Wresinski parle de « la nature de l'homme » mais aussi de la dignité qui en est le cœur. Qu'est-ce que cet acte de foi en la dignité ? Pourquoi a-t-il raison de nous dire que c'est autour de la misère qu'est le nœud central de la dignité ? L'acte de foi en la dignité c'est d'abord une reconnaissance pour soi-même et pour les autres. De cette reconnaissance de l’humanité de l’autre, je ne suis pas maître. Ceux qui s'en sont dit les maîtres ont mis six millions de personnes dans les fours crématoires. La dignité de la personne, je ne la possède pas, je ne peux moi-même la supprimer ni chez l'autre ni chez moi. Or la misère peut amener à se croire profondément indigne, c'est-à-dire dépourvu de cette dignité. Le sentiment d’une telle déchéance est inacceptable. Il conduit à la déshumanisation. C'est en cela que la centralité que Joseph Wresinski met autour de la misère, par rapport à la dignité humaine, me semble tout à fait intéressante.

Albert Camus entreprit en 1946 une série de conférences aux Etats-Unis sur le thème « Qu'est-ce que l'homme ? » : « J'ai été élevé dans une société nihiliste où la philosophie ne servait plus à rien, la religion était disqualifiée, etc. C'était une société qui avait cassé beaucoup de ses références en l'homme. » Il s'interroge : « Comment se fait-il que certains hommes et femmes, nés dans cette ambiance sans racine et sans fondement, aient retrouvé sens et force pour se relever et pour entrer en résistance ? » Il répond : « Nous sommes rentrés en nous-mêmes, nous avons redécouvert l'inacceptable. »

A travers le refus de la misère, nous sommes invités à rentrer en nous-mêmes pour redécouvrir le fin fond de l'inacceptable. C'est cela qui, aujourd'hui, peut nous permettre de redémarrer, de ne pas accepter. En cela, le combat contre la misère n'est pas un combat accessoire, c'est le combat essentiel.

Comment se traduit cet état de misère ? Par le manque de moyens matériels essentiels pour la croissance et la liberté. Les différents droits énoncés par la Déclaration de 1948 visent à faire respecter le nécessaire vital. Mais la misère se traduit aussi par toute une série de souffrances psychologiques. Le père Joseph nous a dit la grande souffrance de la plupart des familles très pauvres : la souffrance de ne même pas de pouvoir donner.

Dans les données psychologiques de la misère on trouve tous les mécanismes de l'exclusion que je connais à travers le problème de la torture. On ne torture pas un être humain, on torture un être étiqueté. Je me souviens d'une conversation avec un des anciens généraux dictateurs en Argentine. Interrogé par un journaliste qui lui dit : « Mon général, vous avez tué deux mille cinq cents personnes », ce dernier répondit : « Je n'ai jamais tué deux mille cinq cents personnes, c'était toutes des communistes. » Il était en parfaite logique avec son intellect et avec sa conscience puisqu’il avait réduit des êtres humains à leurs seules idées politiques.

L'état de misère, à travers ses données matérielles et psychologiques, permet d'approcher le point essentiel de tous les mécanismes d'exclusion. Ce qui est vécu dans la misère, c'est d'être étiqueté, déshumanisé. Il y a un grand risque aujourd'hui avec l'utilisation trop fréquente de l'appellation des « sans » : les sans papiers, les sans droits, les sans domicile… Attention, on s'habitue à ne voir les gens qu'à travers ce qui leur manque.

L'état de misère c'est justement de se dire : je n'ai pas droit. Souvent on m'interroge sur ce Quel est aujourd'hui le problème numéro un par rapport à la justice ? C’est que de nombreux sont ceux qui ne pensent même pas qu’ils puissent avoir des droits. De ce fait, ils vivent sans participer, avec le sentiment d’être inutiles, voire à charge. La misère est à la fois cause et manifestation de la discrimination qui atteint en profondeur la dignité de la personne. Le combat contre la misère est donc bien au cœur du combat pour les droits de l’homme.

Joseph Wresinski nous invite à redécouvrir à travers les lieux de misère le service de notre humanité. Pour cela il faut s'unir, dit-il dans la phrase gravée au Trocadéro (2. Voir page 4 de couverture). Ce n'était pas évident, en 1987. Les choses ont commencé à évoluer. Nous avons appris à nous unir au-delà de la spécificité de chaque association.

En réalité, la situation de misère pose la question de l'altérité. J'ai du mal à supporter quelqu'un qui soit si différent de moi dans sa manière de vivre et d’être. Est alors posée la question de ma responsabilité civique. D'où la construction que nous faisons pour nous protéger : « Ce ne sont pas des hommes ! » Le mécanisme de déshumanisation est un mécanisme d'autodéfense par rapport à ces chocs de l'altérité et de la responsabilité. Nous utilisons pour les victimes de la misère des qualificatifs, pas forcément désobligeants mais qui nous permettent de prendre des distances : des « sans », des exclus, des marginaux. Je ne suis plus en face d'un vrai « autre ». Ma responsabilité n’est plus en cause.

Ce phénomène de déshumanisation nous invite à nous remettre complètement en question. Joseph Wresinski nous y pousse, en mettant au cœur de la défense de la dignité humaine le combat quotidien contre la misère.

Guy Aurenche

Guy Aurenche est avocat, président d’honneur de la Fédération internationale de l’Action des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT), membre de Justice et Paix. Auteur de la dynamique des Droits de l’Homme. (Desclée de Brouwer, 1998)

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