En revisitant certaines expériences et certains moments d’incompréhension inattendus dans mes relations avec des amis américains lors d’un long séjour aux USA, j’ai pris conscience que ce qui dans un contexte donné est évident apparaît tout à coup comme étrange aux yeux d’un habitant d’une autre culture. Ce dernier vous oblige à vous en expliquer et donc à examiner ce que vous n’aviez jamais regardé auparavant.
Ma première et principale surprise fut de constater que le langage des droits de l’homme ne faisait pas l’objet d’un consensus parmi les intellectuels et militants engagés contre l’injustice sociale. En France peu de gens oseraient s’élever contre l’idée des droits de l’homme. Quand le père Joseph Wresinski a affirmé que la grande pauvreté était une violation des droits de l’homme, il se référait à ce qui constituait une valeur centrale pour notre pays comme pour les institutions européennes. Aussi je fus fortement déstabilisé en constatant qu’une telle affirmation laissait mes amis américains indifférents.
Nous avons néanmoins découvert des mouvements se basant sur les droits de l’homme et collaboré avec eux. Ces derniers se réfèrent à de grandes figures de l’histoire américaine comme Eleanor Roosevelt, qui fut une artisane acharnée du consensus mondial pour la signature de la Déclaration universelle des droits de l’homme. Cependant, en nous joignant aux célébrations du 50ème anniversaire de la signature de cette déclaration, il nous fallut nous rendre à l’évidence qu’elles ne rassemblaient qu’un courant minoritaire, parfois jugé extrémiste.
Tous nos amis ont fort présent à l’esprit les luttes passées et présentes du « Civil Rights Movement », mouvement des droits civiques pour tous. Mais l’expression droits de l’homme évoquerait plutôt pour eux soit l’absence de droits civiques dans un autre pays, soit un discours sur les droits au travail, au logement, à la santé dont ils ne voient pas le sens ou la portée pratique. Un débat à Harvard en l’honneur de ce 50ème anniversaire m’éclaira sur ce point. Organisé par Stanley Hofmann fondateur du « Centre pour l’étude de l’Europe » et lui-même biculturel (France-USA), il réunissait des intellectuels profondément opposés sur le sujet des droits de l’homme. Un point de vue que je n’avais jamais entendu jusque-là pourrait se résumer ainsi : dès lors que les droits de l’homme prétendent à autre chose que la limitation du pouvoir de l’Etat sur les citoyens (protection des libertés individuelles) ils sont une dangereuse promesse. Ils posent en effet comme étalon de l’équité un résultat en réalité impossible à garantir. En effet nulle part dans les déclarations des droits de l’homme il n’est dit qui paiera, qui sera responsable de garantir ce résultat. Cette prétention réintroduirait subrepticement un Etat tout puissant, responsable de tout. Elle nierait l’effort de réalisme et de sagesse des sciences politiques qui consiste à être lucide sur la nécessité de limiter les pouvoirs de l’Etat. Autrement dit l’Etat, pour garantir la réalisation effective des droits économiques et sociaux, devra enfreindre d’autres libertés, imposer ses choix.
Avant d’avoir séjourné aux Etats-Unis, jamais je n’avais eu cette conscience que, si les citoyens délèguent à l’Etat certaines libertés pour le bien de tous, il faut sans cesse le surveiller et savoir le contrer. Nos amis, y compris parmi les plus démunis, ont une forte conscience des luttes des citoyens pour les amendements à la Constitution. Ils savent que dans les premières lignes écrites par « cette nation conçue dans la liberté et dédiée à l’idée que tous les hommes sont créés égaux1 » est inscrite l’existence de « droits inaliénables, parmi lesquels la vie, la liberté, et la poursuite du bonheur2 » La poursuite du bonheur, la possibilité d’y travailler, non pas sa garantie.
Le langage des libertés
Affirmer que les droits des plus pauvres ne sont pas respectés ne crée pas l’indignation. Cela ne veut pas dire que la pauvreté en soi ne choque pas. Mais l’indignation s’exprime différemment. Amartya Sen, prix Nobel d’économie pour ses travaux sur la pauvreté, pense qu’il ne faut pas définir la pauvreté en termes de manques matériels, mais en termes de manques de choix, de liberté effective, de « capabilité », de moyens de choisir son genre de vie. Il affirme que le développement ne doit pas se définir par le niveau de production d’une population mais par sa liberté effective. Enraciné dans la culture indienne, il écrit : « Par exemple quand le Mahatma Gandhi faisait un jeûne pour faire passer un message politique, il n’etait pas simplement en train de mourir de faim, il rejetait l’option de se nourrir. Pour jeûner, Gandhi devait avoir l’option de se nourrir (précisément pour pouvoir la rejeter librement) ; alors qu’une victime de la famine n’a pas la possibilité de faire passer un message politique » Il écrit dans le même livre (Development as Freedom)3 que le langage des droits de l’homme est équivalent à celui des libertés, mais c’est bien celui des libertés qu’il choisit pour être entendu.
Aussi, affirmer que la liberté des plus démunis est nulle, que la pauvreté c’est justement de n’avoir plus de choix, de ne pouvoir ni penser ni parler librement car « la relation de bienfaiteur à obligé » ne le permet pas, dérange profondément les habitants des Etats-Unis. C’est en cela que la misère atteint une valeur centrale de ce peuple. Le contrôle social crée scandale aux Etats-Unis auprès de la majorité des gens, alors qu’il indigne beaucoup moins en Europe. Plus généralement cette question de la liberté des plus démunis semble souvent incongrue en Europe, elle peut renouveler nos manières de penser. Combien de fois n’entendons-nous pas des personnes en grande pauvreté dire que les services sociaux leur reprochent, par exemple de vouloir suivre des cours d’art ? Il s’agit pourtant d’un lieu, peut-être le seul, où ils peuvent transcender certaines souffrances indicibles. Ou encore ne nous assure-t-on pas qu’organiser des séjours de vacances familiales n’est pas un moyen sérieux de lutter contre la grande pauvreté ? Temps d’autant plus nécessaire qu’il est temps de liberté pour chacun. Quel prix sommes-nous prêts à payer pour que les personnes très démunies puissent réellement exercer une liberté de parole et d’existence ?
Les stratégies différentes.
Une autre surprise que je voudrais évoquer est un corollaire de la première. Le positionnement différent de l’Etat vis-à-vis des droits économiques et sociaux aux Etats-Unis et en Europe n’a pas seulement des conséquences sur les familles démunies. Il affecte également les organisations et les différents acteurs qui luttent pour plus de justice sociale. La décentralisation fondamentale de la société, la diffusion du pouvoir en plusieurs centres qui s’opposent4, amènent à des stratégies de changement social autres que celles que nous pouvons connaître en France.
En travaillant au livre Artisans de Démocratie5, je décrivais une stratégie fréquente : expérimenter une forme d’action puis convaincre l’Etat (ou un autre pouvoir) du bien-fondé de cette action afin qu’il la généralise. Aux Etats-Unis, semble-t-il, il s’agit de convaincre beaucoup plus de monde. Apres avoir expérimenté une action et prouvé qu’elle est bonne, il faut la « disséminer », réussir à la propager. Quelqu’un qui essaiera de vous convaincre de l’utilité de telle action ne vous dira pas de l’entreprendre vous-même car elle marche pour tout le monde ! Cela paraîtrait tout de suite suspect. Il vous confiera plutôt : « Tout ce que je peux vous dire c’est qu’elle est utile pour moi ». Il pique ainsi votre curiosité et vous donne envie de savoir comment apprendre de cette action. Il en résulte un foisonnement d’initiatives très variées.
En outre la relation entre les décideurs et les acteurs de terrain est différente, les seconds étant moins soumis aux premiers et les premiers plus à l’affût de la créativité des seconds. Il est flagrant en particulier qu’il se trouve plus d’universitaires à l’affût des inventions des gens de terrain aux Etats-Unis qu’en France. Prouver que quelque chose est juste parce qu’elle marche, continue de troubler nos universités européennes.
Pour les mêmes raisons, l’appel à l’opinion a suscité une grande créativité pour faire entendre la voix des opprimés. Aujourd’hui des livres comme Les cendres d’Angela6 ou Lessons before Dying7, d’une grande vérité et beauté sur la vie et le combat des plus démunis, se vendent à des millions d’exemplaires. Les historiens disent que des changements politiques majeurs ont été provoqués par des livres grand public. Quand Abraham Lincoln reçut Harriet Beecher Stowe, l’auteur du roman La case de l’Oncle Tom, (vendu à trois cent mille exemplaires) qui provoquait l’indignation et poussait le pays dans la guerre civile, il lui dit : « C’est vous la petite femme qui a écrit le livre qui a fait cette grande guerre ? » Cent ans plus tard, le roman The Jungle de Upton Sinclair sur la vie ouvrière dans l’industrie alimentaire créa un tel tollé qu’il permit à Théodore Roosevelt de rompre avec le laissez faire économique et le darwinisme social pour donner à l’Etat un rôle de régulateur dans les rapports des forces économiques entre entreprises et entre patrons et ouvriers. Enfin The other America de Michael Harrington inspira une génération et John F. Kennedy pour lancer la Guerre contre la Pauvreté.
Le rôle de la communauté.
Ainsi le changement ne se décrète pas. Il relève de la responsabilité de tous, de ce qu’aux USA on nomme souvent la communauté.
Christopher Winship, professeur de sociologie à Harvard, a décidé d’enseigner l’approche du père Joseph Wresinski dans le cours sur le service public qu’il donne aux côtés de Marie Jo Bane, professeur de science politique et ancienne ministre des affaires sociales de Bill Clinton. Il est venu récemment au centre international d’ATD Quart Monde pour approfondir sa connaissance du Mouvement et de la pensée de Joseph Wresinski. Après avoir écouté nombre d’entre nous, il nous a dit : « Vous avez tendance à enfermer Wresinski dans les droits de l’homme, qui restent quand même profondément une problématique individuelle. En réalité Wresinski est tout autant, si ce n’est d’abord, l’homme de la communauté. Avant de dire la moindre parole publique, il a commencé par s’enfouir dans une communauté, à Noisy-le-Grand, et il a tout fait pour qu’elle devienne davantage une communauté. A partir de là, il a affirmé en effet les droits et la dignité des personnes. La dignité se découvre par l’autre, en communauté. »
Winship nous fait comprendre que face à la provocation du « c’est bien beau d’affirmer les droits économiques et sociaux mais qui va payer ? », la réponse fondamentale de Joseph Wresinski est que seule, la communauté garantit les droits. Bien sûr les droits de l’homme ont été créés pour sortir du tout relationnel qui tend au tout arbitraire des puissants. Il y a bien une tension entre cette affirmation des droits de chaque personne et les devoirs envers la communauté qui rend effectifs les droits de chacun ; mais elle n’existe que si chacun se sent le devoir de contribuer à sa qualité. Les deux termes de cette tension sont tout entiers dans la pensée clé que le père Joseph Wresinski nous laisse, gravée sur le Parvis des libertés et des droits de l’homme à Paris : « Là où des hommes sont condamnés à vivre dans la misère les droits de l’homme sont violés. S’unir pour les faire respecter est un devoir sacré. »