Le choix d'une thèse

Florence Tourette

Citer cet article

Référence électronique

Florence Tourette, « Le choix d'une thèse », Revue Quart Monde [En ligne], 186 | 2003/2, mis en ligne le 01 novembre 2003, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1956

L'auteur dit pourquoi elle a réalisé une thèse de droit public « Extrême pauvreté et droits de l'homme. Analyse de l'obligation juridique et des moyens des pouvoirs publics français dans la lutte contre l'extrême pauvreté ». Cette thèse est publiée aux Presses universitaires de la faculté, de droit de Clermont-Ferrand, 2001, 431 pages

Tout serait question de choix et de volonté. Mais, qu'est-ce qui nous pousse à nous engager sur un chemin plutôt que sur un autre et qu'est-ce qui, au-delà, nous donne l'envie de poursuivre la route, y compris quand les obstacles se dressent ? Nos itinéraires, notre manière de prendre part au monde, notre façon de dire non à la misère sont variés. Toute fois, pour chacun, des choix sont effectués et s'exprime souvent une volonté commune de refuser de se contenter d'avaliser ce qui est, pour penser ce qui pourrait être, et travailler à ce que le futur que nous voulons devienne un présent.

Ce sont bien souvent des expériences de vie, des rencontres, des prises de conscience qui nous façonnent et nous conduisent à imprimer une certaine direction à nos vies. Pour ce qui me concerne, le choix d'un sujet de recherche sur la pauvreté s'est imposé comme une évidence au moment de débuter ma thèse, alors même que rien de mes premières options universitaires ne semblait me prédestiner à cela. Un baccalauréat scientifique m'avait ouvert la porte d'études courtes en gestion des entreprises et des administrations. Certes, autrui ne me laissait pas indifférente et les interrogations étaient présentes sur la ou les meilleures manières d'agir, d'être partie prenante au cœur d'un monde qui pouvait se construire sans exclusions. Cependant, les actions concrètes se faisaient plutôt courtes, si l'on excepte des regards ou des paroles échangées, des rencontres qui interrogent et bouleversent. Les études se poursuivaient, cette fois du côté de l'Institut de préparation à l'administration générale, puis de la faculté de droit et du droit public, et qui dans son champ intègre les droits de la personne humaine. Ce droit qui pose la question du rôle et des moyens de la puissance publique m'invitait de plus en plus à une réflexion sur puissance publique et pauvreté, et ceci plus spécifiquement par le biais des droits de l'homme. Ce qui vivait en moi en termes de quête de compréhension de l'incompréhensible et de réponses à y apporter cherchait et trouvait un écho en droit et inversement.

Au bout du compte, ce choix d'une thèse sur la pauvreté est le résultat d'une rencontre entre une réalité, celle de la misère, une personne qui voulait poser des gestes de refus à la misère, et un outil, le droit, qui ne saurait difficilement se concevoir sans penser la recherche d'une société plus juste où chacun serait fondamentalement respecté dans ses droits, qu'ils soient civils, politiques, économiques, sociaux ou culturels.

Un état de fait

Ils sont près de trois milliards à vivre avec moins de deux dollars par jour et plus d'un milliard à chercher à subsister avec moins d'un dollar par jour. La misère serait, selon l'ONU, non seulement la principale cause de souffrance sur notre planète, mais encore elle en serait le fléau le plus meurtrier. En France, il est admis qu'un ménage sur dix vit en situation de pauvreté. Départements d'Outre-mer inclus, il y aurait six millions de personnes bénéficiaires de minima sociaux (personnes à charge incluses). Elles seraient cinq millions cinq cent mille à vivre avec un revenu inférieur à 50% du niveau de vie médian (579,31 euros par mois), quatre millions et demi si on fixe le seuil à 533,57 euros par mois. Les personnes en situation de grande exclusion, selon les sources, seraient de l'ordre d'un million et demi à deux millions et demi. Ces chiffres ne peuvent que faire réagir, d'autant plus lorsqu'on prend conscience des situations vécues derrière les statistiques. C'est une réalité multidimensionnelle de déprivation et de désinsertion qui se révèle face à laquelle le sentiment d’impuissance est grand, et plus encore si l'observateur est enfant et si ceux qui souffrent ne sont pas seulement du téléviseur et à l'autre bout du monde ? La pauvreté, du moins dans sa forme extrême, n'est jamais seulement un problème de revenu. Le grand pauvre ou l'exclu renvoie à un phénomène de hors jeu social et juridique, qui se caractérise par l'impossibilité de faire face à des insuffisances dans des domaines très différents et qui finit toujours par se traduire par une privation générale du droit et des droits de l'homme.

Comment agir ?

Face à cet état de fait, le désir de se mobiliser n'est jamais très loin. En même temps, il y a ce sentiment diffus de ne savoir comment agir. Y à-t-il seulement une bonne manière d'agir ? Rien n’est moins sûr. Toutefois, est-il envisageable de laisser faire ? Ne rien faire, c'est assumer la responsabilité de ce qui est, fort de l'idée transmise par un Dostoïevski selon laquelle « nous sommes tous responsables de tout devant tous et moi plus que les autres. » Reste à agir avec les moyens qui sont les nôtres. Il peut s'agir de temps donné dans une association, de dons, de contribution à l'éducation au respect de l'autre, ou encore une thèse pour chercher à connaître, apprendre et agir.

On peut vouloir se mobiliser, personne humaine, avec énergie, cœur et conviction. Il est encore possible de se mobiliser en dehors de tout sentimentalisme. Le moteur de l'action peut être le cœur, un certain amour de l'autre. Néanmoins, il peut être au-delà. Le droit nous convie à penser la lutte contre la misère sur un autre terrain, celui de la dignité et de la liberté dues à tout homme. Le droit ne peut pas être étranger à l'humain. Sa lettre autant que son esprit invitent à une réflexion sur la place à accorder à tout homme dans l'ensemble social. Un argument ancien et continu dans la prise en charge des pauvres réside dans la sauvegarde de la société et l'utilité qu'elle peut y trouver. Faute d'intervenir, la société serait en proie à des désordres et à des déséquilibres inconsidérés. Il y aurait aussi une sorte de devoir moral à créer du lien entre les hommes. Cependant, la lutte contre l'extrême pauvreté ne saurait se résumer à un simple devoir moral susceptible de s'imposer aux bonnes âmes ou en une question d'ordre. Parce que l'extrême pauvreté constitue une violation des droits de l'homme et parce que les droits de l'homme obligent juridiquement les pouvoirs publics, la lutte contre la grande pauvreté ne peut que constituer une obligation juridique. Les droits de l'homme sont reconnus en droit comme devant être respectés. Ils le sont même au plus haut niveau de la hiérarchie des normes dans la Constitution. Dès lors, il ne peut s'agir que d'une obligation juridique de chercher à mettre fin aux situations qui mettent ces droits en défaut.

Ainsi, c'est la réalité d'un monde d'exclusion et de souffrance, au bout de la terre aussi bien que dans ma rue, qui en me renvoyant à mes impuissances ont interrogé la personne humaine et la juriste en formation et m'ont conduite à une réflexion qui ne saurait être une fin en soi. Il existe une multitude de manières de se mobiliser, chacun à sa place, avec ses moyens. Le moyen qui était le mien c'était, entre autres, cette thèse. A travers un travail scientifique, il allait s'agir de prendre la mesure de la pauvreté et d'appréhender ce qui pouvait être fait. Il convenait de comprendre ? Il fallait mettre des mots, objectiver des hypothèses de travail, échafauder des propositions. C'était d'autant plus important face à la quasi absence de travaux juridiques spécifiques sur ce thème. En accord avec mon directeur de recherche, le professeur Dominique Turpin, président honoraire de l'université d'Auvergne, qui accompagna ce travail, je me suis engagée sur un sujet invitant à une confrontation entre droit et pauvreté, et plus particulièrement entre droits de l'homme et extrême pauvreté.

Aux frontières du droit.

Pourquoi le droit et les pouvoirs publics ne pouvaient-ils pas rester indifférents ? Comment pouvaient-ils répondre à cette obligation positive, en ce sens qu'elle est posée par le droit en vigueur, de lutter contre la misère ? Tels étaient les enjeux du travail qui se mettait en place et qui me conduirait aux frontières du droit, dans un univers où les disciplines se mêlent, où la norme rencontre les faits et où les faits se heurtent à la norme, parfois sans pouvoir véritablement se rencontrer, faute d'avoir pensé les moyens d'une rencontre. La pauvreté nous contraint à penser les limites du droit, élément structurant incontournable, mais aussi simple outil au service de qui s'en sert. Comment ne pas être renvoyé, de manière constante, à nos impuissances collectives et individuelles et comment ne pas poser la question de notre volonté à donner un contenu à notre vouloir vivre collectif ?

Florence Tourette

Florence Tourette est maître de conférences à l'université d'Auvergne (Institut de préparation à l'administration générale de Clermont-Ferrand).

CC BY-NC-ND