Le sommet mondial
Le sommet mondial sur la société de l'information (SMSI) n'est pas un sommet comme les autres. S'il s'inscrit dans la lignée des grandes manifestations de l'ONU, il s'en distingue aussi à bien des égards et c'est juste d'évoquer un sommet d'une nouvelle génération.
En premier lieu, c'est un sommet tourné vers l'avenir. Le sommet en effet, propose aux chefs d'État et de gouvernement de développer « une vision commune et partagée » de notre futur, alors que les précédents sommets visaient à corriger des effets de notre mal-développement.
C'est également le premier sommet qui porte non pas sur un sujet sectoriel1 bien déterminé mais sur un thème transversal et global, à savoir l'avènement de « la société » de l'information. Il veut aborder l'ensemble des questions résultant du passage d'une société industrielle vers une société où l'information sera le moteur de notre développement.
Une troisième et importante caractéristique se situe au niveau de l'ouverture faite « officiellement » d'impliquer dans le processus préparatoire et dans le sommet lui-même les représentants de la société civile et du secteur privé2. Un sommet de l'ONU était, par définition, un processus intergouvernemental restreint aux seuls délégués gouvernementaux. C'est ce qui lui conférait sa légitimité et assurait (normalement) que les engagements souscrits soient respectés.
L'ouverture vers la société civile et le secteur privé apporte dorénavant au processus de négociation non seulement de plus fortes garanties en impliquant d'emblée tous les acteurs directement concernés mais elle permet aussi de renouveler le rôle de l'Etat comme l'arbitre privilégié entre les intérêts des pouvoirs économiques et les attentes des citoyens. Ce « tripartisme » qui intègre la participation de nouveaux acteurs dans le débat international contribue également au renouveau du débat démocratique dans les institutions internationales.
Quatrième caractéristique : en s'articulant en deux phases (Genève en décembre 2003 et Tunis à l'automne 2005), le sommet est un véritable processus de construction d'un « agir ensemble » qui se nourrit non seulement des déclarations mais aussi des expériences et de l'action concrète. En ce sens, le sommet n'est pas qu'un « grand événement », une rencontre de chefs d'État et de gouvernement du monde entier.
Enfin, la proposition du sommet endossée par l'assemblée générale en 2001 est le résultat de nombreuses influences. Elle est profondément marquée par la conférence de Bamako 2000, organisée par la société civile, qui lui a justement conféré son ouverture sur la société civile, absente de la première proposition soumise par la Tunisie lors du Congrès de l'Union internationale des télécommunications de Minneapolis, en 1998.
Un sommet pour penser notre devenir
Le sommet mondial sur la société de l'information constitue à l'aube du vingt-et-unième siècle une chance offerte aux responsables politiques et économiques du monde entier de repenser la société post-industrielle. Le sommet intervient à un moment fort de notre développement, au moment où :
- les Etats, sous l'influence des postulats néo-libéraux, se concentrent sur leurs prérogatives régaliennes primaires,
- la globalisation s'impose comme l'une des nouvelles dimensions de notre gouvernance,
- les Nations unies s'interrogent sur leur rôle dans la mondialisation,
- le pacte de solidarité intergénérationnel est mis à l'épreuve,
- la pauvreté prend des dimensions alarmantes tant à l'intérieur des Etats du tiers-monde que des pays industrialisés,
- de nouveaux acteurs émergent dans la gestion des affaires publiques, en particulier, les pouvoirs locaux sous l'influence des politiques de décentralisation et les acteurs de la société civile pour répondre aux aspirations citoyennes.
Face à chacun de ces enjeux, tous plus ou moins interconnectés, le sommet constitue une plate-forme permettant à l'ensemble des acteurs concernés de conduire une réflexion globale. Alors que nous vivons les mutations les plus profondes de notre histoire moderne avec des répercussions majeures sur nos comportements individuels et collectifs, il fournit en ce début de XXIème siècle une opportunité unique de peser sur notre développement.
Les enjeux pour la société civile
Pour la société civile, mue par le devoir de changement et parfois paralysée par son sentiment d'impuissance, le Sommet constitue une épreuve de vérité. Peut-elle trouver en elle-même les forces et une volonté suffisante pour dépasser ses propres clivages et imposer une autre vision du développement ? L'ouverture qui lui est faite pour participer à la négociation est-elle suffisante pour qu'elle s'engage pleinement dans le débat ? Ce sont deux questions essentielles qu'elle devra trancher dans les prochains mois. Le succès du sommet dépend largement des réponses qu'elle apportera. La mise en place, en février dernier, lors du deuxième « Comité préparatoire » (Prepcom) du sommet, d'un Bureau International de la Société Civile regroupant les grandes familles de la société civile (les jeunes, les femmes, les milieux de l'éducation, de la science, les peuples indigènes, les pouvoirs locaux, etc.) atteste de son engagement. Mais encore faut-il que ce premier pas soit reconnu et que les gouvernements soutiennent ce processus, ce qui n'est aujourd'hui pas encore acquis.
Dans ce contexte, la Déclaration de principe et le Plan d'action, vraisemblablement adoptés à Genève en décembre prochain, dépasseront la simple pétition de principes si l'on pense aux enjeux pour la population mondiale, notamment la plus déshéritée, du développement des services essentiels, de l'accès aux savoirs, à l'éducation, à la diffusion et au partage des connaissances, de l'accès aux soins, aux services de proximité, de la préservation de la diversité culturelle, etc. Ce sont là des paramètres déterminants du cybermonde. Le silence des administrations publiques sur ces thèmes ne doit pas inciter les responsables de la société civile à se défausser. Au contraire, il doit stimuler leur engagement car il est bien probable que les signaux donnés dans la négociation qui s'engage seront décisifs pour déterminer les contours de la vie en société demain.
Au moment où nos concitoyens s'interrogent sur leur propre avenir, acteurs de la société civile ne pourront prétexter un manque d'information. Joël de Rosnay concluait en 1995 son essai sur « « l'Homme symbiotique » par ces mots : « La symbionomie conduit à approche unifiée des organisations et du temps, débouchant sur l'action humaine, individuelle et collective. Naturel et artificiel, arts et techniques, cultures et civilisations se trouvent désormais réunis dans un ensemble cohérent. Sans nécessité de mutations biologiques fondamentales conduisant au surhomme ou bouleversant l'espèce humaine, l'avenir appartient aux sociétés humaines organisées en symbiose avec leurs artifices naturels. Concevoir et planifier le cybionte pour bien des hommes grâce à une meilleure connaissance des lois naturelles représente le nouvel horizon de l'humanité pour le prochain millénaire ».
Une situation paradoxale.
En dépit d'enjeux sans précédents, les médias restent prudents à l'égard du sommet, à l'image des gouvernements qui ont entamé timidement le processus préparatoire en 2002. La mobilisation des acteurs de la société civile n'en est que plus cruciale, car ces derniers peuvent investir plus largement le champ du débat et proposer une vision plus solidaire et plus équilibrée de notre société.
Il serait particulièrement regrettable de considérer, comme certains milieux suggèrent, que la multiplication des sommets nuit au processus de négociation internationale.
Certes, les Nations unies, en s'efforçant d'inscrire leurs démarches dans le temps de la globalisation, ont multiplié durant la dernière décennie les grandes manifestations politiques sans que ces méga manifestations n'incitent les responsables politiques à œuvrer plus activement en vue de la solution des grands enjeux planétaires.
Les sommets (dont les coûts intrinsèques ne sont pas négligeables) n'ont pas tous été à la hauteur des espoirs suscités. Mais, en dépit de succès relatifs, ils ont contribué à la prise de conscience de la globalité des enjeux. Une dimension qui nécessite justement une organisation globale des réponses.
C'est dans ce sens que le sommet mondial sur la société de l'information prend toute sa signification dans la construction de la société de l'information. En s'inspirant du même raisonnement qui conduisit les gouvernements à accepter de transférer certaines de leurs compétences régulatrices à un pouvoir supranational en matière de commerce international, il faut aujourd'hui envisager un transfert de compétences vers les instances régulatrices qui seront en mesure d'assurer un développement équitable de la société de l'information. C'est dans cette perspective qu'à Genève, la société civile pourrait lancer l'idée d'un traité international du cyberespace, auquel elle pourrait être, pour la première fois, partie prenante.
Si ce pas n'est pas franchi, le risque est fort d'accroître les désillusions des « forces vives » de la population, notamment de ses composantes les mieux organisées et de favoriser un sentiment d'impuissance, en confortant de surcroît l'idée d'une connivence entre l'Etat et le secteur privé au détriment des aspirations de la société civile. Une absence de résultat pourrait vite apparaître comme une chance galvaudée de renouer la relation de confiance des citoyens en leurs institutions. Plus que jamais prévaudrait l'idée d'une rupture par les gouvernements du pacte social.
Une forte mobilisation de la société civile est nécessaire pour que les gouvernements prennent acte de l'importance des enjeux et s'engagent dans la négociation à la hauteur des défis humains et sociaux posés par l'émergence de la société de l'information. L'engagement des responsables de la société civile dans la négociation est aussi le seul moyen d'amener les acteurs politiques et économiques à s'entendre sur les contours de la société du XXIème siècle et, finalement, de restituer aux pouvoirs publics les pouvoirs dont ils se sont dessaisis en faveur du secteur marchand à la fin de l'ère industrielle au nom d'une illusoire plus grande efficacité.
Si cet effort n'est pas entrepris, ce premier sommet du XXIème siècle risque bien d'apparaître aux yeux des générations futures comme une occasion manquée. Une situation bien embarrassante pour les acteurs politiques d'aujourd'hui.