Depuis plusieurs décennies, les Etats du Nord se sont engagés à consacrer 1% de leur produit national brut au développement des pays nouvellement indépendants, particulièrement en Afrique et en Asie.
L’Europe communautaire, dès sa fondation, n’allait-elle pas, elle aussi, témoigner d’un nouvel engagement en faveur du Sud ? Un projet ambitieux de partenariat eurafricain était scellé une première fois à Yaoundé en 1975. Les conventions se succédèrent et sont, aujourd’hui, mieux connues sous la dénomination des «Accords de Lomé». Ceux-ci concernent 70 pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (pays ACP). Un nouvel accord vient d’être signé et ratifié officiellement aux îles Fidji sous l’appellation « Accords de Savu ».
Malgré les engagements en faveur du développement, quarante ans après la fin du colonialisme, l’écart entre riches et pauvres est devenu tellement criant que même le club des riches, représenté cette année au Forum de Davos, s’en émeut. Bill Gates, patron de Microsoft, a fait au cours de ce sommet hyper-médiatisé, un don de 1 milliard de dollars à l’Organisation mondiale de la Santé afin de vacciner les jeunes enfants les plus fragilisés par la pauvreté endémique qui frappe gravement 1,4 milliard d’habitants de la planète.
Depuis plusieurs années, les organisations spécialisées des Nations unies publient des rapports alarmants sur la mortalité croissante des enfants de 0 à 5 ans dans de nombreux pays en sous-développement chronique. L’état de santé des femmes en particulier régresse et le sida fait des ravages dans tous les Pays les Moins Avancés1.
Après les six grands sommets convoqués par l’Onu afin de traiter des sujets les plus critiques2, le mini sommet «Rio + 5» aboutit à un constat désolant : la plupart des résolutions urgentes, adoptées à Rio, sont restées lettre morte et notre environnement s’est profondément dégradé depuis 1992.
Des ajustements et des dégâts
Durant les décennies 60 à 80, le Nord a beaucoup parlé du Sud pour lui plaire et l’attirer dans sa sphère d’influence.
Le Nord s’est, en pratique, essentiellement occupé de ses intérêts, divisant le Sud à son image entre Est et Ouest, inféodant les régimes du Sud à la confrontation des modèles capitalistes et communistes.
Les fonds pour l’aide publique au développement devaient servir d’abord les intérêts économiques des ex-métropoles coloniales. L’aide bilatérale, d’Etat à Etat, était toujours liée, à des achats au Nord. C’était une sorte de prime destinée à encourager les Etats du Sud à emprunter aux banques du Nord. L’utilité de ces dépenses et des travaux engagés sur base de ces aides et prêts fut des plus contestables en terme de développement. Ces dépenses sont appelées « les éléphants blancs3 ».
Américains et Européens constatèrent d’ailleurs très tôt l’intérêt de tels investissements en dons et prêts. Durant les décennies 60 et 70, pour chaque franc investi en Afrique, il en remonte 4 vers les métropoles européennes. Le même mouvement est observable, en dollars, entre les Etats-Unis et l’Amérique latine.
Lorsque des chefs d’Etat, comme Salvador Allende au Chili ou Sankara au Burkina Faso se mettent en tête de dénoncer cet état de choses et voudront y porter remède, ils seront supprimés.
Mais le même Nord constate, au début de la décennie 80, que ce mouvement de capitaux du Sud vers le Nord affaiblissait les gouvernements et vidait les caisses des Etats du Sud. Il imagina une remise en ordre. La dette extérieure du Sud fut montrée du doigt et les chefs d’Etat de ces pays furent contraints d’appliquer des politiques d’ajustement structurel (PAS) dictées par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale pour la reconstruction et le développement.
Les conséquences de ces quinze années d’ajustement sont, aujourd’hui, dramatiques et se traduisent par moins de santé, moins d’écoles pour les jeunes, moins d’équipements collectifs.
Les organisations non gouvernementales (ONG), même animées de la meilleure volonté du monde, sont incapables de compenser les dégâts ainsi causés par les PAS. Leur action est affaiblie par ces dégâts. Les bailleurs de fonds publics nationaux, européens ou internationaux, privilégient donc les organisations d’aide d’urgence dont les interventions, fortement médiatisées, camouflent partiellement les carences des aides publiques au développement.
L’imposture de la mondialisation
Actuellement, il est de bon ton lors des sommets du G74, au Forum de Davos et ailleurs de s’inquiéter de l’extrême pauvreté.
Aucun haut responsable politique ou économique n’est encore prêt à reconnaître l’imposture de la mondialisation. Comme l’a déjà clamé à plusieurs reprises A. Bello, leader associatif philippin : « C’est l’extrême richesse qui est la cause et la source de l’extrême pauvreté ou plutôt, dirons-nous, du phénomène de paupérisation galopante ».
En lieu et place, institutions et forums internationaux cherchent, à grand renfort de moyens, à nous convaincre que cet enrichissement forcené est un bien pour tous. L’ordre nouveau serait donc arrivé.
Plutôt que de perdre un temps infini, leur énergie et leur âme à négocier avec les «bailleurs de fonds», les organisations non gouvernementales et tous ceux qui s’intéressent aux relations internationales, auront-ils le courage d’ouvrir les yeux et de croiser le regard de ces multitudes qui, elles, savent, même inconsciemment, qu’elles sont l’avenir du genre humain ?
Aujourd’hui, tout est encore possible. Il y a du savoir, des gens volontaires et intelligents, des moyens en tout genre. Que manque-t-il alors ?
Il faut que le savoir, le vouloir, l’intelligence, les moyens soient remis au service de la communauté des humains. Cela s’appelle un choix politique et cela exige de rendre un sens à nos valeurs :
la conscience de considérer que notre terre et ses richesses relèvent des biens publics disponibles pour tous ;
la volonté de construire pour chaque enfant qui naît l’espace de plénitude pour les droits universels que nous prétendons défendre ;
la capacité d’imaginer que la destinée de tous les humains est de vivre en solidarité.
La nouvelle éthique, celle du futur
« Quand il est urgent, c’est déjà trop tard », disait Talleyrand. En l’absence d’anticipation, nous serions acculés « à gérer les urgences, ne disposant guère en l’espèce de marges de manœuvre puisque nous serions contraints par les événements », comme le dit Jérôme Bindé, expert de l’UNESCO. Ce propos caractérise notre difficulté actuelle à nous projeter au-delà de l’horizon bouché par l’immédiateté : « faire du fric ». Le consumérisme et son environnement, le marché, se nourrissent du court terme et c’est ainsi que l’on nous projette notre devenir : « No future », pas d’avenir.
Sortir de l’état d’urgence permanent, c’est opposer aux spéculateurs du présent une mise en perspective d’un autre monde, celui de la durée, de l’histoire retrouvée, de l’histoire qui se réalise entre hommes, entre femmes, entre collectivités riches de leur humanité, de leurs diversités, de leur environnement. Serions-nous déjà en train de parler d’une alternative durable à la coexistence des vivants de notre univers ? Pourrions-nous retrouver le chemin de l’utopie de notre destin collectif au bonheur, celui qui donne un sens aux entreprises du quotidien parce qu’elles s’inscrivent dans une perspective de temps long et de générations à accueillir ?
Aujourd’hui, l’incertitude et l’inquiétude s’introduisent même parmi les «gagnants». De plus en plus, ils adoptent des comportements politiques, culturels, religieux régressifs, ultra conservateurs. Ils glissent vers l’extrême. Le dogme leur sert de guide absolu, l’intolérance devient leur comportement naturel et sectaire.
Un combat est donc engagé pour reconstruire une perspective de développement dans la durée, fondé sur les valeurs de solidarité.
Les organisations non gouvernementales (ONG), à différents moments de leur histoire, ont été prophétiques en pariant sur un avenir plus juste. Par exemple, en militant pour le désarmement et la paix, en accompagnant la lutte des peuples pour leur droit à disposer d’eux-mêmes, en militant aux côtés des peuples opprimés du fait de l’apartheid, des dictatures, ou de l’exploitation économique et sociale. Sauront-elles, à nouveau, faire des choix radicaux pour combattre les tenants de l’omnipuissance et de l’omniprésence de la sphère économique spéculative, pour réintroduire l’économie politique en charge d’assurer la répartition de la richesse et de garantir l’accès au bien-être pour tous ?
Sauront-elles combattre toutes ces intolérances qui minent aujourd’hui l’espace de la citoyenneté responsable et réhabiliter l’obligation qui nous est faite de construire l’avenir de l’humanité de manière fraternelle mais aussi égalitaire et libératrice ?
Des signes avant-coureurs militent en faveur d’une vision optimiste du futur car les populations du Sud sont loin d’être résignées. Malgré leur dénuement, elles font preuve, chaque jour, d’une remarquable capacité de résistance, d’innovation, de dignité et d’organisation.
Chez nous, des relais se créent et, de plus en plus, les migrants venant de ces pays assurent un rôle d’interface actif et constructif.
Le programme des ONG ne se construit plus seulement autour d’actions de terrain et d’éducation de l’opinion publique ; il est le plus souvent complété par des mises en réseaux pour confronter les politiques des institutions internationales et exiger la mise en place de nouveaux mécanismes de solidarité capables de relever les défis du développement durable.
Pour réussir ce défi, il faudra, nécessairement, sortir d’un certain unanimisme social décrétant : « Les ONG c’est bien ». Aujourd’hui, cherchant à se coaliser, les ONG tombent souvent dans le travers des politiciens : l’accord consensuel mou. Autrement dit, faire le mieux qu’on peut. Généralement, c’est la méthode la plus réussie pour perdre sur l’essentiel : l’objectif de solidarité.
D’autres ONG ont opté, elles, pour l’excellence en termes de compétence. Le professionnalisme devient alors, trop souvent, une fin en soi. Généralement, l’expert ONG sera certes brillant mais, rarement, il sera entendu. Ceci résulte également d’une grave erreur d’appréciation du rapport de force politique par les leaders des ONG. Un triste exemple vient de se produire au Parlement européen avec la victoire des grands trusts chocolatiers britanniques, autorisés désormais à remplacer le beurre de cacao par d’autres matières grasses végétales dans la production du chocolat.
Les ONG doivent reconnaître aujourd’hui qu’elles représentent, pour la plupart, une société « petite bourgeoise » et qu’elles sont souvent plus enclines à défendre les intérêts des bourgeoisies nationales que les intérêts des réelles victimes du néolibéralisme. Combien ont-elles réellement pris le parti des pauvres ? Combien d’entre elles ne sont encore que des «écrans de bonne conscience» dans un monde qui tolère l’intolérable ?
Les nouvelles coalitions, celles du futur et de l’avenir, réuniront ceux qui accepteront de rencontrer les autres acteurs issus des différents lieux de lutte et de résistance, de jeter des ponts et de tisser des nouveaux liens sociaux d’horizontalité ou de transversalité. A Seattle, le contre-sommet pour barrer la route aux projets de l’Organisation mondiale du commerce, les Amis du monde diplomatique, ATTAC, sont quelques nouvelles initiatives qui s’inscrivent dans cette perspective.
L’écart entre riches et pauvres s'accroît
La fortune des 358 individus milliardaires en dollars que compte la planète est supérieure au revenu annuel cumulé des 45 % d’habitants les plus pauvres de la planète.
Rapport du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) 1996, page 2.
Au cours des quinze à vingt dernières années, plus de cent pays du Tiers Monde ou de l’ex-bloc de l’Est ont souffert d’un effondrement de la croissance et d’une baisse du niveau de vie plus importants et plus durables que tout ce qu’ont pu connaître les pays industrialisés lors de la grande crise des années 1930... Le revenu de plus d’un milliard d’individus est aujourd’hui inférieur à celui atteint il y a dix, vingt et parfois même trente ans.
Les 20% des individus les plus pauvres du globe doivent aujourd’hui se partager la fraction misérable de 1,1% du revenu mondial, contre 1,4% en 1991, et 2,3% en 1960.
Rapport du PNUD 1997, pages 7 et 9.