La Coalition des Philippines pour l'annulation de la dette rassemble des organisations populaires diverses (formations politiques, mouvements sociaux ou religieux, organisations non gouvernementales). Nous travaillons sur la question de la dette depuis 1988, et nous avons élargi notre mandat pour y inclure une analyse critique des politiques néolibérales et des propositions d'alternatives économiques.
« Jubilé Sud » fédère des mouvements et organisations des pays du Sud qui ont organisé des campagnes pour l'annulation de la dette du Tiers Monde. Nous sommes guidés par une compréhension religieuse et laïque très large de la tradition du Jubilé, qui s'exprime dans les notions d'équité, d'harmonie au sein de toute la création, et de possibilités d'un « nouveau départ ».
Les organisations membres de « Jubilé Sud » poursuivent plusieurs objectifs. Elles travaillent ensemble à rechercher les racines historiques et les causes structurelles du problème de la dette. Elles cherchent à promouvoir des alternatives durables pour une plus grande justice économique, sociale et écologique. Elles font campagne pour des revendications et des objectifs concrets à court, moyen et long terme. Elles affermissent la voix et le leadership du Sud dans le plaidoyer international concernant la dette. Enfin, elles soutiennent le développement de campagnes nationales sur la dette.
Le poids du service de la dette
Dans les pays du Sud, le seul paiement des intérêts accapare de 30 à 60 % des budgets des gouvernements nationaux. Aux Philippines, une loi prévoit même des retraits automatiques pour le service de la dette. Il est tout à fait immoral de donner priorité au paiement de la dette, face aux nombreux besoins vitaux et urgents du peuple. D'énormes sommes d'argent public sont ainsi gaspillées au lieu d'êtres affectées à des programmes de logement, de santé, d'éducation, d'adduction d'eau, d'infrastructures diverses. De ce fait, des pays en déficit sont obligés d'emprunter davantage pour pouvoir payer leurs dettes : spirale vers le, bas qui conduit à un appauvrissement plus grand.
Ce sont là les seuls arguments acceptés par les créanciers. Ceux-ci reconnaissent qu'il y a un grand besoin de fonds pour les dépenses sociales, et qu'il faut permettre une viabilité économique et financière durable. Néanmoins, ils font le moins possible de concessions.
Ils ont classé les pays du Sud selon leur revenu national global et leur revenu par tête. Ils disent que seuls les pays les plus pauvres ont besoin d'être soulagés de leurs dettes, alors que la majorité de ces pays sont pauvres.
Les créanciers ont aussi identifié et défini des niveaux de dette. Selon ces niveaux, ils décident quels pays ont une « dette soutenable » et quels pays sont des « emprunteurs soutenables ». Pour ceux qu’ils considèrent comme les plus pauvres, ils décident aussi quelles dettes sont « insolvables ».
En réalité, les initiatives actuelles des créanciers pour alléger la dette sont essentiellement destinées à les soulager eux-mêmes, à mettre en ordre leur comptabilité, mais elles n'auront pas de conséquences réelles et significatives pour les pauvres de ces pays. De plus, il faut signaler qu'il semble y avoir dans ces pratiques deux poids et deux mesures : pour la réduction de la dette allemande en 1953, on a accepté de définir comme insoutenables des tranches beaucoup plus grandes de la dette.
Sur un plan éthique, il apparaît que ces initiatives des créanciers sont tournées vers leur propre satisfaction. Elles n'ont à peu près rien a voir avec la justice. Avec leur définition étriquée de l'économie, leur compréhension très limitée des besoins des pauvres et de ce qui est humainement supportable, ils considèrent l'annulation des dettes comme un acte de charité. Ils estiment que c'est à eux de décider leur niveau de générosité. Il se permettent de penser qu'ils sont en droit d'imposer leurs conditions.
Des « dettes » souvent illégitimes et injustes
Ces soi-disant dettes sont odieuses, dispendieuses, criminelles et frauduleuses. Des prêts ont été accordés sans discernement soit à des gouvernements corrompus et ont servi à enrichir personnellement leurs représentants, soit à des gouvernements illégitimes, venus au pouvoir non par mandat démocratique, mais par l'usage de la force. Ces Prêts ont été utilisés pour des politiques et des projets contraires au peuple.
Les créanciers arguent qu'on ne peut les rendre responsables des fautes des gouvernements du Sud. Selon eux, les dettes de ces gouvernements doivent être honorées, qu'ils soient corrompus ou non, légitimes ou non. En réalité, ils ont contribué à corrompre ces gouvernements de différentes manières. Ils savaient que ces gouvernements étaient répressifs, autoritaires, dictatoriaux. Ils savaient parfaitement qu'accorder des prêts à ces gouvernements contribuait à les soutenir.
Dans ce contexte il est possible d'utiliser l'argument du « risque moral ». Si nous, des pays du Sud, continuons à honorer les prêts donnés d'une façon illégitime à des gouvernements répressifs et corrompus, cela conduira les créanciers à penser qu'ils peuvent continuer à prêter de l'argent à ce genre de gouvernement, puisque ces prêts seront honorés de toute façon.
Beaucoup des ces prêts ont été affectés à des soi-disant « projets de développement » qui ont en réalité détérioré l'environnement et menacé des communautés. Ces projets n'étaient pas principalement conçus par les gouvernements nationaux, mais prescrits par les créanciers.
Les prêts furent attribués à des entreprises privées, mais sous condition de garanties gouvernementales. Beaucoup d'entre eux furent approuvés par des officiels de haut rang qui possédaient ces entreprises privées par l'intermédiaire de prête-noms. Grâce à cela, ces derniers peuvent s'enrichir et si ces entreprises sont déclarées en faillite, les prêts sont assumés par les gouvernements. Pourquoi les peuples du Sud devraient-ils payer ces dettes illégitimes et injustes ?
Restitution et réparation
Nous devrions rappeler que ces prêts ont été accordés non pas avec le but premier d'aider le Sud à se développer, mais pour investir le capital financier. Au cours des deux dernières décennies, le montant des ressources qui sont reparties du Sud au Nord par le biais du paiement des intérêts de la dette a été supérieur au montant originel des prêts.
En outre, en utilisant la dette comme un levier, beaucoup de politiques économiques favorables aux créanciers ont été imposées au Sud. Tout ceci a rendu possible la maximisation des profits du capital mondial, avec pour conséquence de créer davantage d'appauvrissement et d'endettement au Sud. On sait l'impact des mesures d'ajustement structurel. Les pauvres à bas ou moyen revenu doivent tous faire face à une pauvreté qui les submerge : ils ont les mêmes droits, on doit leur faire justice.
Nous demandons l'annulation totale non seulement des dettes « insolvables », mais aussi de celles qui sont illégitimes, injustes et immorales. Nous ne pouvons pas considérer seulement l'aspect financier de l'endettement. Nous avons besoin de prendre en compte les implications et l’impact des aspects historiques, éthiques, politiques et même légaux du problème de la dette.
Nous demandons une annulation inconditionnelle. Nous considérons comme inacceptable l'allégement de la dette conditionné par la mise en œuvre des politiques d'ajustement structurel. Nous avons été témoins des dégâts humains, sociaux et environnementaux qu'elles ont causés au Sud. Nous rejetons ces mesures économiques, même si elles font maintenant l'objet d'une nouvelle présentation depuis septembre 1999.
Les « programmes stratégiques pour la réduction de la pauvreté » (PRSP, Poverty Reduction Strategy Programm) auraient pour but « d'assurer la cohérence, dans chaque pays, entre les politiques macro-économiques, les politiques structurelles et sociales, et les objectifs de la réduction de la pauvreté ».
D'une part, cela revient à reconnaître tacitement que le développement social et la réduction de la pauvreté n'étaient pas jusqu'à présent au cœur des politiques d'ajustement.
D'autre par, cela veut-il dire que le Fonds monétaire international et la Banque mondiale ont radicalement redéfini leur approche du développement ? La lecture des documents sur les PRSP, d'autres documents et les programmes actuels indiquent que ce n'est pas le cas.
D'autres voix préconisent des conditionnalités positives, par exemple : le respect des droits de l'homme, la réussite des objectifs de développement social, la démocratisation des institutions, etc. Nous serions certainement les premiers à dire que ce sont des objectifs désirables. Mais nous ne pouvons pas approuver qu'ils soient proposés comme des conditionnalités par des Institutions financières internationales dominées par les gouvernements du Nord. Cela renforce et légitime leur domination sur nos pays et leur prétendu droit de façonner nos politiques économiques. Cela présumerait aussi que, si nous sommes d'accord avec les buts sociaux, nous serions d'accord avec les créanciers sur leurs méthodes et leurs politiques pour atteindre ces buts.
Dans l'esprit du Jubilé, nous demandons la restitution de ce qui nous a été enlevé injustement, et la réparation des dommages causés. Les peuples et les pays du Sud sont en fait créanciers d'une énorme dette humaine, sociale et écologique, dans le contexte de l'exploitation du Sud par le Nord. Il devrait non seulement y avoir une annulation des « dettes » du Sud, mais cette dette du Nord devrait être payée pour rendre possible un « nouveau départ ».
En outre, nous n'oublions pas la complicité, la culpabilité et la coresponsabilité des gouvernements et des élites des pays du Sud dans le problème de la dette.
Il faut que les représentants officiels des gouvernements et des entreprises du secteur privé rendent compte de leurs actions. La richesse volée doit être restituée.
Il faut faire pression sur les gouvernements du Sud pour qu'ils prennent la décision d'arrêter de payer des dettes illégitimes et illégales, qu'ils changent leurs politiques d'emprunt et arrêtent d'accorder des garanties publiques à des dettes du secteur privé, qu'ils changent radicalement leurs stratégies de développement, et qu'ils démocratisent les structures économiques et politiques de la société.
Nos appels stratégiques
- Faire des investigations sur les différentes dettes, avec une transparence publique complète sur les responsabilités.
- La répudiation collective par les gouvernements du Sud des dettes odieuses, dispendieuses, criminelles, frauduleuses et illégitimes, et la formation d'une alliance des débiteurs.
- La réaffectation des fonds publics en dehors du service de la dette, et la garantie qu'ils seront utilises en premier lieu pour le bien-être des peuples et les services de base.
- Des changements de système, de structure et de politique, et des programmes qui sortiront les pays du Sud du piège de la dette, empêcheront la répétition de ces problèmes, et promouvront la démocratie économique et politique, le développement durable, et donneront du pouvoir au peuple.
Aux campagnes du Nord, nous offrons une alter-native de « conditionnalités positives ». Nous demandons votre solidarité avec nos propres campagnes et luttes pour rendre nos gouvernements responsables, pour bâtir des démocraties et des économies vraiment équitables et soutenables. Nous vous demandons de nous aider à renforcer nos sociétés civiles, nos mouvements populaires.
Pour nous, s'attaquer au problème de la dette constitue une lutte de longue durée. Elle suppose un long processus pour gagner de la force et de l'élan avec les avocats du changement.
Nous savons très bien que nous avons besoin de fixer des buts minima immédiats pour chaque étape, tout en ayant notre stratégie pour des buts maxima plus lointains. Nous savons aussi comment accueillir en chemin des gains partiels. C'est dans ce contexte que nous sommes ouverts pour étudier des propositions qui pourraient nous servir de buts immédiats, concrets, minima. Mais nous devons souligner que celles-ci doivent être consistantes, qu'elles ne doivent pas fragiliser notre consensus et nos revendications stratégiques.
La dette externe constitue un problème éthique, politique, social, historique et écologique. Il implique des responsabilités à différents niveaux, et exige une action impérative et globale pour être résolu d'une manière permanente et définitive. Il n'y a pas de solution morcelée au problème de la dette.
Nous accueillons donc l'élan que les initiatives de Jubilé 2000 ont généré dans le monde et nous les invitons à élargir et à approfondir tant leur compréhension que leurs efforts de sensibilisation et de mobilisation au-delà de l'année 2000, afin d'atteindre notre but général d'un millenium sans dette.
La résistance aux processus de domination liés à la dette nous unit à travers tout le Sud et nous donne une chance historique de nous organiser comme composante d'un mouvement plus large. En tant que « Jubilé Sud », nous sommes nés et enracinés en Afrique, Asie, Pacifique, Amérique latine, dans les Caraïbes, et nous tendons les bras à tous ceux qui font partie de ce Sud.
Mais nous tendons aussi les bras à nos partenaires du Nord, car nous considérons que ce partenariat est crucial pour atteindre nos objectifs communs pour la justice. Dans le respect de nos différentes identités et traditions, également de nos formes de lutte variées, nous devons être unis dans une détermination commune pour atteindre la justice pour tous : un nouveau départ pour le nouveau millénaire.