Xavier Godinot : Dans quelles circonstances est né le Réseau d'action contre la spéculation financière, dont vous êtes la coordinatrice ?
Sophie Charlier : C'est assez neuf pour nous de penser qu'à côté du travail de sensibilisation de l'opinion publique en Belgique et du soutien aux projets de développement du Sud, il faut mener aussi une action de type politique sur les enjeux du développement. Depuis trois ans maintenant, l'association Entraide et Fraternité/Vivre Ensemble a lancé une campagne d'opinion sur « le pouvoir de l'argent ». Cette campagne a eu plusieurs facettes, notamment le lancement d’une pétition pour l'annulation de la dette du Tiers Monde, qui a récolté 300 000 signatures en Belgique. Ce n'est pas rien, car les gens ne signent pas facilement une telle pétition. Le Réseau d'action contre la spéculation financière est né en 1998 de cette campagne, car nos associations ne peuvent pas mener seules des actions contre le pouvoir de l'argent. Il faut les mener avec d'autres organisations, dans un esprit de pluralisme, ce qui est aussi quelque chose de nouveau dans l'association, qui travaillait traditionnellement en milieu chrétien. A l'époque ATTAC1 n'avait pas encore d'existence publique. Nous avons cherché des associations de tendances différentes, chrétiennes, socialistes, des mouvements sociaux, des ONG et des syndicats. Cinquante organisations diverses ont adhéré au réseau, dont les deux grandes organisations syndicales du pays, la Confédération des Syndicats Chrétiens, et la Fédération Générale du Travail de Belgique (FGTB), de tendance socialiste, ce qui nous a donné beaucoup de poids. En janvier 1999, nous lancions une lettre ouverte à plus de 100 000 exemplaires, qui reprenait les 4points que vous voyez dans nos revendications. Nous sommes un réseau de coordination belge francophone, il y le même type de réseau du côté flamand. Mais nous faisons tout le travail politique en coordination avec les néerlandophones.
X. G. : Qu'est-ce qui vous a incitée à vous mobiliser contre le pouvoir de l'argent ?
S. C. : C'est ce que nous disent nos partenaires du Sud, notamment en Asie. La mondialisation qui se met en place aujourd'hui crée les possibilités qu'une économie s'effondre rapidement. Qui alors paie le plus ? Dans l'exemple de la crise financière asiatique, ce sont les populations les plus démunies, qui n'ont jamais bénéficié du développement de l'économie internationale, qui ne savaient même pas qu'elle existe. Quand il y a une crise comme celle-là, il faut des réponses nationales, donc les pays empruntent, demandent de nouveaux crédits à la Banque mondiale et au Fonds monétaire international. Cela a des conséquences sur les politiques sociales : on diminue l'aide au niveau de la santé, l'offre d'éducation, etc.
Nous préparons une étude sur l'impact de la crise asiatique sur les familles et plus particulièrement sur les femmes. C'est une espèce de boule de neige qui prend tout sur son passage et provoque un chômage énorme2. Il y a davantage de violence due à l'augmentation de la pauvreté. Il est difficile de faire comprendre à un banquier que parce qu'il y a une crise financière dans un pays, il y a plus de violence dans les familles et pourtant les liens de cause à effets existent. Notre première motivation est donc l'impact social des crises financières. La deuxième motivation importante est que la taxe sur la spéculation financière doit permettre le financement du développement. Elle procurera des ressources qui doivent servir au financement du développement.
X. G. : Votre deuxième revendication parte sur le contrôle démocratique des Institutions financières internationales. Sur quoi s'appuie cette revendication ?
S. C. : On se situe surtout au niveau de la Banque mondiale, du Fonds monétaire international, de l'Organisation mondiale du commerce, et de la Banque centrale européenne, où on ne sait pas exactement ce qui se passe. La Belgique a des fonctionnaires qui la représentent dans ces institutions, et on ne sait même pas ce qu'ils vont défendre. On travaille déjà depuis des années la question des programmes d'ajustement structurel imposés aux pays du Tiers Monde par le FMI et la Banque mondiale. Ces institutions ont pensé qu'un accompagnement des économies nationales était nécessaire pour que les pays puissent continuer à rembourser leurs dettes et à solliciter de nouveaux crédits. Les conséquences sociales ont été dramatiques. Le FMI a commencé à faire des programmes d'accompagnement des gouvernements du Sud. Donc les économies ont été assez fortement axées sur les exportations, qui procurent des devises pour rembourser les dettes, à payer en dollars américains. Des. restrictions ont été impulsées au niveau national, et une restructuration différente, les fameux « ajustements structurels », pour permettre à l'économie nationale de redémarrer et de payer la dette. Cela put aider certaines économies à s'en sortir, mais il y a eu des résultats sociaux très négatifs, diminution des soins de santé, de l'éducation, augmentation du travail informel... La Banque mondiale reconnaît elle-même que ces ajustements n'ont pas eu les conséquences voulues, puisqu'elle propose de nouveaux programmes qui s'appellent programmes de lutte contre la pauvreté. Elle a changé de discours, mais il faut rester vigilant sur la mise en application. Quant à la Banque centrale européenne, nous voulons l'interpeller par rapport à la dette du Tiers Monde, comme le club de Paris, ou celui de Londres.
X. G. : Votre troisième revendication est de favoriser les revenus du travail par rapport à ceux du capital financier.
S. C. : Il faut favoriser une fiscalité qui porte plus sur les revenus du capital que sur ceux du travail. Ce sont les syndicats qui ont mis en avant cette revendication, avec les représentants de Kairos et d'ATTAC. Quand il faut être pointu sur ces questions, c'est à eux que nous faisons appel. Pour nous, la lutte contre la pauvreté et pour le développement passe à travers une fiscalité plus équitable. Il ne suffit pas de lutter contre la mondialisation financière de l'économie. Il faut agir aussi au niveau national et européen. Il y a aussi la question des fonds de pension, fort liés à la spéculation. Les fonds de pension, c'est l'épargne du tout-venant pour assurer sa retraite, gérée par des entreprises privées. Aux USA, ce sont des sommes énormes, immobilisées pendant des années, qui sont jouées dans la sphère spéculative. Ce phénomène est plus fort au niveau américain, où il y a moins de garde-fous qu'en Europe, mais il deviendra fort au niveau européen si on ne bouge pas.
X. G. : Vous évoquez aussi les paradis fiscaux, pour éviter que de grosses fortunes puissent échapper à tolite fiscalité en allant s'y installer ?
S. C. : Des particuliers, des centres de coordination, des entreprises y ont leur siège social. Il y a donc des revenus qui échappent aux impôts des Etats, ce qui met en péril notre système social de redistribution.
X. G. : Nous abordons la quatrième revendication du Réseau : pour des incitants, par exemple fiscaux, afin de stimuler les investissements éthiques. Qui sont les acteurs qui ont poussé cette proposition ?
S. C. : C'est le secteur de l'économie sociale. Il ne suffit pas de dire aux gens « ce que vous faites n'est pas bien. Il faut aussi pouvoir faire des propositions. Il y a peut-être moyen de stimuler le monde bancaire, et de montrer que des alternatives existent et sont trop peu soutenues. Une campagne lancée vis-à-vis des banques, à qui nous demandons : notre argent est déposé chez vous, car on ne peut faire autrement ; mais qu'est ce que vous en faites, où est-il placé, dans la sphère spéculative ou non ? Que proposez-vous comme placements éthiques ? Il y a une série de critères des placements éthiques, dont les principaux sont : on n'investit pas dans les armes, ni dans les pays en guerre, ni dans la pornographie etc. Le réseau Fa est chargé de superviser les placements éthiques. La banque Triodos fait des investissements dans les projets de développement. Ces alternatives ne répondent pas encore à l'ensemble des besoins mais valent la peine d'être soutenues et développées. En, Belgique, on est autour de 3% de placements éthiques ; aux USA, ils en sont à 30 ou 40 17c, mais pas toujours avec les mêmes critères. Sachant qu'on donne un incitant fiscal par exemple des exonérations d'impôts - aux personnes qui prennent un fonds de pension, ne pourrait-on pas en donner aux gens qui soutiennent l'économie alternative ?
X. G. : La mondialisation financière constitue un défi qu'aucune organisation ne peut relever seule. Ce qui paraît très intéressant dans votre action, c'est la constitution d'un réseau très large qui traite les problèmes en tenant compte des spécialisations de chacun, et en fédérant les revendications de différents réseaux dans une seule plate-forme ?
S. C. : Oui, une plate-forme que l'ensemble peut signer. Il est évident que c'est une nouvelle forme de coordination, dans le sens où tout n'est pas contrôlé à un seul endroit, et où les actions se déclinent de façons différentes dans les différentes organisations. Il y a un dénominateur commun, et ensuite chacun se débrouille. Personne ne maîtrise tout, et quand on fait la tournée des différents cabinets ministériels, on se répartit les rôles. C'est intéressant, car la matière à traiter est trop vaste pour chaque organisation. Mais il ne faut pas idéaliser la coordination : ce n'est pas toujours facile à faire fonctionner. Le réseau est plus axé sur la spéculation financière et la fiscalité. On est meilleur sur ces 2 thèmes que sur les autres.
X. G. : Pouvez-vous dire quelques mots sur la campagne que vous faites maintenant auprès des cabinets ministériels. Que cherchez-vous ?
S. C. : Notre objectif est très clair, c'est de convaincre le monde politique qu'il est possible de mettre en oeuvre la taxe Tobin. Grâce aux parlementaires, mais aussi grâce au milieu associatif et à son travail de fourmi, le Sénat belge a mis sur pied un groupe de travail pour réfléchir à la faisabilité de cette taxe. Le colloque du 9 juin, au Palais de la Nation, sur le thème « une taxe mondiale sur les transactions monétaires est-elle souhaitable et faisable ? » Est un signe qu'on avance. Mais il y a des résistances très fortes. Il est utopique de croire que nous allons convaincre l'ensemble des différents acteurs de la société des bienfaits d'une taxe contre la spéculation financière. Souvent, les ouvriers n'ont pas été d'accord avec leurs patrons, et c'est leur mouvement de pression qui a permis que des négociations aient lieu, que des lois soient votées. Nous sommes dans un travail politique pour obtenir de nouvelles lois.
Action contre la spéculation financière
Le réseau « Action contre la spéculation financière » est née en 1998. Il réunit plus de 50 organisations : syndicats, ONG de développement, mouvements de jeunesse et d'éducation permanente, associations de commerce équitable et de financement alternatif, groupes de citoyens... Son action s'articule sur deux axes :
- Aider le grand public à comprendre les mécanismes de la spéculation financière et les conséquences de celle-ci sur la vie des citoyens (du Nord comme du Sud) ; l'inviter à agir en interpellant les responsables politiques et en, s'interrogeant sur son propre comportement par rapport à l'argent.
- Mener des actions d'information et d'interpellation du inonde politique quant à la nécessité d'une régulation des marchés financiers et de mesures en faveur d'une économie centrée sur l'humain et non sur le profit à tout prix.
Le réseau avance quatre grandes revendications :
1. Pour une taxation des mouvements financiers spéculatifs, qu'il s'agisse de la taxe « Tobin », de sa variante proposée par le professeur Spahn ou d'autres mécanismes d'imposition des gains produits par la spéculation financière.
2. Pour un contrôle démocratique des institutions internationales : Fonds monétaire international, Banque mondiale, Organisation mondiale du commerce, Banque centrale européenne, etc.
3. Pour favoriser les revenus du travail par rapport à ceux du capital financier. Cela suppose un cadastre des fortunes, la levée du secret bancaire, une révision des incitants fiscaux pour la pension par capitalisation, la suppression des paradis fiscaux...
4. Pour des incitants (par exemple fiscaux) afin de stimuler des investissements éthiques, promoteurs d'emplois de qualité, de l'égalité entre femmes et hommes et entre tous les citoyens, et respectueux de l'environnement.