La Déclaration universelle des droits de l’homme déclare dans son article 25 que « toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour [...] le logement ». A travers cette Déclaration, le droit à un logement décent a fait son entrée dans de nombreuses Constitutions en Europe, entre autres en Italie et en France1. Ces deux pays ont aussi signé la Charte sociale européenne, s’engageant ainsi au sein du Conseil de l’Europe à favoriser l’accès à un logement d’un niveau suffisant et à rendre le coût du logement accessible aux personnes qui ne disposent pas de ressources suffisantes.
En vue de l’occupation d’un immeuble, le droit au logement s’oppose au droit de propriété, qui figure lui aussi parmi les droits de l’homme. Le droit de propriété n’est pas un droit absolu. Il peut être limité au nom de la « fonction sociale » de la propriété (Italie) ou dans l’intérêt collectif (France). C’est ainsi que l’État, par une politique adéquate du logement, s’est donné comme mission de garantir la possibilité d’offrir une maison à tous ceux qui ne disposent pas d’un revenu suffisant pour pouvoir accéder au marché du logement privé.
En France, le droit au logement est depuis peu opposable, c’est-à-dire qu’on peut le faire valoir contre autrui. Jusqu’à présent, ce nouveau dispositif permet aux personnes sans domicile de recourir auprès des autorités pour le faire appliquer, de manière d’abord amiable, puis en justice mais il ne justifie en rien une occupation.
Le logement social en Italie
L’affaire examinée par la Cour de Cassation italienne2 concerne un logement social géré par un Institut autonome pour le logement social (I.A.C.P - Istituti autonomi per le case popolari). Les instituts autonomes pour le logement social sont apparus au début du siècle dernier suite à l’adoption d’une loi pour faciliter la construction d’habitations sociales. Ils sont chargés de construire des immeubles, de gérer les logements, ainsi que de développer des activités immobilières sous le contrôle de la Région.
Depuis la deuxième moitié des années 80, la politique du logement social est caractérisée par un retrait de plus en plus accentué des pouvoirs publics, d’abord de l’État, puis des Régions, qui depuis 1998 sont compétentes en cette matière3. Ainsi, en 2004, seules 1 900 nouvelles habitations subsidiées ont pu être construites, alors que ce nombre s’élevait à 34 000 en 1984. Ceci peut s’expliquer par le fait que les I.A.C.P. étant désormais seuls responsables de leur financement, ils sont obligés de vendre leurs biens immobiliers afin de financer leurs activités. Or, un immeuble I.A.C.P. se vendant à un tiers du prix courant, les I.A.C.P. doivent vendre trois immeubles afin d’en faire construire un nouveau.
L’Italie se trouve actuellement face à une pénurie de logements sociaux. Les logements sociaux publics ne constituent que 5 % de l’ensemble du parc de logements. La moyenne européenne est de 16%4. De plus, les habitations sociales gérées par les I.A.C.P. sont parfois l’objet d’abus. Par exemple, il arrive qu’elles soient attribuées à des gens qui ne sont pas ou ne sont plus dans le besoin. Il se peut aussi que ces logements se trouvent en possession des héritiers des personnes auxquelles les logements ont été originairement attribués : ils peuvent légalement continuer à habiter le logement même s’ils disposent de leur propre habitation et laissent le logement social inhabité pour la plus grande partie de l’année. Vu la pénurie générale des logements sociaux, cette pratique cause un véritable dommage aux gens réellement dans le besoin.
En Italie, il existe des critères d’accès aux logements sociaux ainsi qu’un système de quotas qui permettrait aux autorités compétentes d’attribuer des logements directement selon leurs propres critères de priorité5. Malgré tout, le nombre croissant de personnes qui attendent en vain une attribution de logement montre que l’Italie n’arrive pas à mettre en œuvre le droit au logement. Pour la France, ce même manquement a d’ailleurs été constaté récemment par le Comité européen des droits sociaux qui concluait que les démarches entreprises ne suffisaient pas à assurer la priorité d’une offre de logements sociaux aux plus défavorisés.
Le raisonnement de la Cour de cassation
En Italie, comme dans la plupart des pays, l’occupation d’un logement sans titre est illégale et sanctionnée pénalement. La question a dès lors porté sur le fait de savoir si une telle occupation illégale pouvait dans certains cas être justifiée par un intérêt supérieur. En droit italien, un article du Code pénal prévoit en effet que l’état de nécessité peut valoir l’impunité à une personne qui commet une infraction pour échapper elle-même à une menace ou à un danger ou en protéger un tiers.
Avant l’arrêt de 2007, la jurisprudence de la Cour de cassation admettait en général qu’une menace sur la personne concernait les droits constitutionnels, qui insistent sur le concept de la dignité et des droits inviolables de l’homme. A la lumière de ce concept, la disponibilité d’un logement a été considérée une condition préalable (« instrumentale ») à la jouissance et à l’exercice effectifs des droits protégés par la Constitution.
Pourtant, la Cour suprême n’allait pas au-delà de ces affirmations générales. Elle évitait ainsi de se prononcer sur les « droits instrumentaux », qui servent à jouir véritablement de ses droits constitutionnels. La Cour suprême a abordé les cas d’occupation abusive d’immeubles en appréciant plutôt le danger menaçant ou non la personne. Ainsi, elle niait aux personnes sans domicile fixe l’état de nécessité, car elles auraient dû recourir aux agences compétentes pour obtenir une assistance spécifique au lieu d’enfreindre les droits d’autrui.
Dans le cas d’espèce, la Cour suprême italienne a accepté le recours d’une mère isolée contre la condamnation au payement d’une amende de 600 € par le tribunal d’appel de Rome pour avoir occupé un immeuble I.A.C.P. La Cour suprême a considéré que le tribunal d’appel de Rome n’avait pas effectué une enquête suffisamment précise afin de vérifier l’état de nécessité invoquée par l’accusée. Le tribunal d’appel de Rome devra donc réexaminer le dossier.
Dans l’arrêt du 26 septembre 2007, la Cour de cassation semble avoir accepté l’application de la thèse de l’état de nécessité en matière de droit au logement. Contrairement donc à sa jurisprudence antérieure, elle dit que l’état de nécessité ne s’applique pas seulement quand le danger menaçant une personne concerne une atteinte à sa vie ou à son intégrité physique mais aussi quand elle touche à ses droits fondamentaux en général. De ce fait, l’état de nécessité s’applique aussi à des situations qui ne menacent qu’indirectement l’intégrité de la personne, pour autant qu’elles portent atteinte à la sphère des droits primaires liés à la personne. Parmi ces droits primaires figure le droit au logement.
La décision de la Cour suprême italienne a été considérée par la doctrine italienne comme une source déterminante de légitimation et reconnaissance du « droit au logement » présent dans plusieurs traités internationaux, dont la Déclaration universelle des droits de l’homme.
Le droit au squat en divers pays
Pour occuper un immeuble sans disposer d’un titre de propriété ou bail de location, il n’existe pas de bases légales ni en Italie ni en France. La violation de la propriété d’autrui est considérée illégale et est poursuivie pénalement.6
Si on regarde les législations dans d’autres pays européens, on doit constater que la mise en œuvre du droit au logement peut être beaucoup plus progressiste. Les Pays-Bas et le Royaume-Uni en sont deux exemples remarquables, car leurs législations permettent le squat7. En Espagne, malgré une législation restrictive, le phénomène du squat fait l’objet d’une certaine tolérance de la part des juges.
En 1971, la Cour suprême hollandaise décida dans une série d’arrêts que le concept de l’inviolabilité du domicile (huisvrede) s’applique aussi aux squatters. Ainsi, l’occupation d’immeubles inhabités (kraken) a trouvé une base légale par voie de la jurisprudence. Aujourd’hui, la loi hollandaise permet d’occuper (kraken) un immeuble sous certaines conditions : l’immeuble ne doit pas avoir été utilisé pendant une durée de douze mois ; il doit être vide ou laissé inoccupé par le propriétaire qui n’a pas besoin de l’utiliser, ce qui serait le cas si un bail locatif commençait le mois suivant.
La communauté des squatters est très bien organisée aux Pays-Bas. Dans les grandes villes, les gens qui souhaitent occuper un immeuble peuvent se renseigner auprès de krakers plus expérimentés lors des kraakspreekuurs (heures de consultation). Normalement, le squatter envoie une lettre au propriétaire afin que celui-ci invite la police à examiner si l’immeuble est réellement habité par le squatter, ce qui suppose la présence d’un lit, d’une table, d’une chaise ainsi qu’une serrure permettant d’ouvrir et de fermer.
Au Royaume-Uni, le squat est aussi permis, si l’immeuble à occuper est vide. L’Association Advisory Service for Squatters conseille les squatters et publie depuis 1976 un manuel des squatters The Squatters’ Handbook.
Aux Pays-Bas ainsi qu’au Royaume-Uni, l’occupation d’une maison est permise si le squatter respecte certains critères. A l’exception d’une entrée forcée, le squat n’est pas poursuivi pénalement. Le propriétaire qui souhaite récupérer son immeuble doit recourir aux instances juridiques du droit civil.
Comme aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, le mouvement des squatters (okupas) est particulièrement fort en Espagne, notamment à Barcelone. Néanmoins, l’approche juridique espagnole se distingue de la hollandaise et de la britannique. En fait, jusqu’en 1996, il n’existait aucune mesure légale pénalisant l’occupation d’endroits abandonnés. Les propriétaires devaient revendiquer leurs droits devant le juge civil qui souvent donnait raison aux okupas. En tout cas, la lenteur du procès civil conférait aux squatters l’espoir d’une certaine durée de l’occupation. Dans les années 90, le nombre des occupations montait particulièrement vite, suite à une hausse rapide du prix de l’habitat.
Comme remède à ce phénomène fut introduit au Code pénal en 1996 le délit d’usurpation. Cela devait permettre d’accélérer les procès d’expulsion des squatters. Pourtant en pratique, les juges appliquent rarement cette disposition et préfèrent régler la question de l’expulsion en archivant le dossier. Les rares condamnations en relation avec la okupación dérivent de plaintes pour résistance à l’autorité publique lors d’une expulsion.
L’état de nécessité appliqué au logement
En Italie comme en France, l’occupation d’un immeuble est considérée illégale : elle viole le droit d’autrui même si l’immeuble était vide au moment de son occupation. L’arrêt de la Cour suprême italienne a montré qu’une véritable nécessité peut aboutir à l’impunité de l’occupant. Néanmoins, celui-ci sera incriminé et un juge décidera au cas par cas de l’état de nécessité.
Si on prend en considération l’évolution aux Pays-Bas, où le droit au logement s’est développé à partir d’une série d’arrêts de la juridiction la plus haute, la décision de la Cour de cassation italienne peut être vue comme un premier pas dans la bonne direction afin de mettre en œuvre le droit au logement en Italie. Néanmoins, la portée de l’arrêt de la Cour de cassation doit être relativisée. Quelques jours après sa décision en faveur du droit au logement, la Cour de cassation italienne a rendu un autre arrêt qui a été considéré comme un brusque virement de jurisprudence. La Cour a considéré que les logements I.A.C.P. sont destinés à la poursuite d’une finalité d’intérêt public et ne peuvent qu’être assignés à ceux qui en ont le droit. Par conséquent, l’occupation abusive serait illégale.
En outre, il convient de rappeler que la décision en question ne fait qu’annuler l’arrêt du tribunal d’appel de Rome et renvoyer la cause à celui-ci pour une nouvelle décision. Au-delà de l’écho médiatique qu’a rencontré cette décision, il ne faut donc pas oublier que même dans le meilleur des cas - si le tribunal d’appel concluait que la femme avait agi en état de nécessité - cette dernière se verrait seulement dispensée de payer l’amende. Il ne lui serait conféré aucun titre d’occupation légitime.
La possibilité d’occuper un immeuble inhabité devrait rester l’exception à la règle. Car quiconque ne disposant pas de moyens suffisants pour trouver un logement doit pouvoir demander un logement approprié aux autorités compétentes et l’obtenir.
En conclusion, malgré son acceptation universelle, il reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour que le droit au logement soit effectivement mis en œuvre, même en Europe.