Au 19ème siècle, le cynisme règne en maître : « Au point de vue économique, les travailleurs doivent être considérés comme de véritables machines. Ce sont des machines qui fournissent une certaine quantité de forces productives et qui exigent en retour certains frais d’entretien et de renouvellement pour pouvoir fonctionner de manière régulière et continue. »1 C’est après la Seconde Guerre mondiale que la Belgique se dote enfin d’un système de sécurité sociale. Bien que novateur ce système est héritier de la pensée du 19ème siècle : il vise à protéger les travailleurs, à parer aux aléas qui jalonnent leur vie harassante, accident, maladie, chômage, vieillesse. C’est un progrès immense pour les classes laborieuses, un grand pas dans la reconnaissance de leur dignité. La survie n’est plus liée à la capacité de travail. La maladie, l’accident grave ne sont plus synonymes de misère. Un véritable droit social voit le jour : des juridictions spécialisées sont mises en place. Malheureusement, très vite, les limites du système de sécurité sociale apparaissent. Pensée essentiellement comme une assurance, la sécurité sociale ne « couvre » que les cotisants et, dans une certaine mesure, leur famille. Ce sont des travailleurs réguliers, majoritairement salariés, œuvrant sur le versant officiel du marché du travail. Certes, ils représentent une part importante de la population mais beaucoup passent au travers de ce filet de protection :
- Les « petits » indépendants vivant au jour le jour de revenus aléatoires (marchands ambulants, artisans, ferrailleurs) et ne pouvant cotiser en raison de revenus trop faibles et/ou irréguliers ;
- Les travailleurs intermittents, saisonniers, sous-qualifiés, embauchés à la journée ou à la semaine ;
- Certaines personnes ne participant pas du système classique de production de biens (artistes, religieux) ;
Enfin, tous ceux qui, depuis des générations dans la misère, survivent grâce à la charité publique ou privée, à des travaux épisodiques lourds et dangereux.
Les commissions d’assistance publique jouent vaille que vaille le rôle de sécurité sociale des pauvres mais il s’agit là d’une sécurité sociale au rabais. Le système est une aide non un droit. Tout est soumis à l’appréciation partiale des responsables. Ceux-ci craignent par-dessus tout « la fraude des mauvais pauvres ». Ils sont obsédés par le « contrôle, l’indispensable éducation de ces gens-là, qu’il ne faut pas laisser s’installer dans l’oisiveté et la paresse». « Les classes pauvres et vicieuses ont toujours été et seront toujours la pépinière la plus productive de toutes les sortes de malfaiteurs, ce sont elles que nous désignerons plus particulièrement sous le nom de classes dangereuses. »2.
L’émergence d’une nouvelle pensée
La notion de pauvreté persistante, transgénérationnelle, apparaît dans les années 1970 et s’impose comme une réalité sociale incontournable. Elle s’oppose à la vision classique, antérieure, d’une pauvreté « accidentelle » due à tel ou tel événement malheureux (maladie, accident, vieillesse), donc explicable, acceptable, digne d’être secourue. Par ailleurs les droits de l’homme sont de plus en plus considérés comme un idéal à atteindre, à mettre en œuvre au quotidien, et non plus comme une simple déclaration de principe. Ce tournant dans la pensée sociale va entraîner des modifications législatives importantes.
Un premier type de mesures vise à corriger les imperfections de la sécurité sociale de deux manières :
- Création de statuts résiduaires visant à couvrir des « travailleurs atypiques » ;
- Majoration des indemnités qui permettront de vivre plus décemment en cas de perte de capacité de travail.
Une loi transforme les anciennes commissions d’assistance publique en centres publics d’aide sociale (CPAS). Leur tâche est d’apporter à tous l’aide sociale nécessaire. Ce droit à l’aide est inscrit explicitement dans la loi, qui précise que les CPAS ont pour mission d’assurer l’accès de tous aux soins de santé. Malheureusement la réalité concrète variera fortement d’une commune à l’autre. Une autre loi instaure le minimum de moyens d’existence ou minimex, alloué par le CPAS, avec des recours légaux possibles. Très vite les chambres de recours seront submergées. Ces deux lois font référence explicitement aux moyens indispensables pour pouvoir mener une vie conforme à la dignité humaine. A noter toutefois que l’octroi du minimex est conditionné à « une disponibilité sur le marché de l’emploi. »
Les CPAS en appliquant ces nouvelles lois vont révéler et imposer un peu plus la notion de pauvreté persistante, mise en évidence par le rapport Wresinski3 du Conseil économique et social français (1987) qui, en affirmant la nécessité d’une lutte globale concertée et prospective contre la pauvreté, a contribué à l’apparition d’une pensée politique nouvelle.
Un processus de dialogue
La sécurité sociale apporte à la majorité des citoyens une protection contre la maladie et la perte de la capacité de travail. Pour faire face aux failles de ce système sans le mettre en péril les décideurs multiplient alors les régimes résiduaires visant à couvrir par l’assurance maladie-invalidité des catégories de personnes jusqu’ici non protégées. Mais ceci complexifie la législation et laisse sans protection suffisante, de manière temporaire ou définitive, une part importante de la population, estimée à 8%.
Au début des années 1990, le gouvernement belge commande un rapport sur la pauvreté4, auquel participeront les personnes qui vivent elles-mêmes dans la pauvreté, mais aussi des citoyens qui en raison de leur situation professionnelle sont confrontés à la pauvreté et à l’exclusion, enfin des citoyens regroupés ou non en associations (syndicats, églises, groupes divers) désireux d’apporter une contribution à la lutte contre la pauvreté.
Selon les conclusions de la partie santé de ce rapport, des progrès doivent être réalisés dans quatre domaines :
1. Généralisation de la couverture soins de santé.
2. Amélioration de l’accessibilité financière des soins.
3. Formation des professionnels actifs dans le domaine médical et social.
4. Progression dans la connaissance des situations de non-accès aux soins et dans l’évaluation des politiques de santé.
Pour le point 2, il apparaît de plus en plus que les coûts des soins de santé augmentent d’année en année. La part à charge du patient, appelée « ticket modérateur », augmente elle aussi. Ceci entraîne de plus en plus souvent un retard, voire un abandon des soins, malgré la couverture par l’assurance maladie.
Ce rapport aura en Belgique un retentissement considérable. Le pouvoir politique y réagit vigoureusement. Une commission interministérielle de suivi est mise en place, des échéances sont définies, une évaluation périodique est programmée. Les progrès sont sensibles dans les années qui suivent. Plus d’un demi million de personnes (5%) jusqu’ici sans protection sont « couvertes » par l’assurance maladie suite aux nouvelles lois. L’accessibilité financière aux soins est améliorée. Un tarif préférentiel est accordé aux personnes qui ont les revenus les plus faibles.
Par contre, les objectifs de formation et de connaissance restent à la traîne. Il faut y voir, à mon avis, la conséquence du fossé qui persiste entre l’université et le monde de la grande pauvreté.
Les réfugiés : un nouveau défi
Mais au cours de ces mêmes années 1990 arrivent en Europe occidentale des ressortissants de nombreux pays. Ces hommes, ces femmes, ces familles fuient la guerre, l’épuration ethnique, la misère. Arrivés dans le pays d’accueil commence pour eux un long cheminement juridico-administratif en vue d’être reconnus comme réfugiés. Beaucoup sont déboutés. Sans revenus, ils sont contraints d’accepter un travail irrégulier, dangereux souvent et sous-payé toujours. Leurs conditions de vie sont misérables. Leur accès aux soins est problématique. La loi spécifique qui le régit est dite « d’aide médicale urgente ». Son profil est comparable aux pratiques des années 1960.
Ainsi l’accueil digne des personnes réfugiées et la lutte contre la pauvreté persistante constituent des défis majeurs. Les inégalités sociales de santé demeurent car les soins de santé ne les corrigent que très partiellement. Les conditions de vie (logement, alimentation, conditions de travail, revenus mais aussi statut social, intégrité familiale, appartenance à un groupe, instruction) jouent à coup sûr un rôle prépondérant. Nous savons tous que l’accès aux soins de santé doit être inclus dans un droit beaucoup plus large à la protection sociale et qu’une société qui rend les armes dans ce combat n’est pas encore une démocratie fondée sur les droits de l’homme.