Et si les pauvres nous humanisaient…

Michel Collard et Colette Gambiez

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Michel Collard et Colette Gambiez, « Et si les pauvres nous humanisaient… », Revue Quart Monde [En ligne], 208 | 2008/4, mis en ligne le 05 juin 2009, consulté le 25 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2527

Depuis 1992, Michel et Colette partagent très concrètement les conditions de vie, de survie, de sous vie de celles et ceux qui, dans nos pays, se retrouvent à la rue. Le jour et la nuit. Ce qui veut dire, pour dormir : le carton, dans un recoin quelconque, accompagnés ou pas ; le squat, toujours sur invitation ; le dortoir s’il y a suffisamment de place et si l’accueil y est mixte. Pour manger : la fréquentation des accueils de jour où sont fournis un repas ou une collation ; la queue aux soupes populaires distribuées en pleine rue et dont, avec d’autres, ils décrivent les effets pervers de déshumanisation ; les poubelles des rues piétonnes ou encore les fins de marchés pour glaner quelques fruits … Pour les besoins d’hygiène : les accueils de jour qui fournissent assez souvent de précieux services comme la douche ou la lessive du linge. Mais l’inadéquation entre l’offre et la demande rend inévitable le système « débrouille », à savoir repérer des sanitaires accessibles gratuitement dans des lieux publics.

Eux-mêmes sans domicile personnel, sans ressources (non salariés ni bénéficiaires du RMI), ils travaillent néanmoins quelques semaines par an, le temps nécessaire pour bénéficier de la sécurité sociale et d’une mutuelle complémentaire afin de ne pas faire peser leur choix sur leurs familles en cas de soins ou d’hospitalisation. Ils gardent un caractère itinérant, voyageant en France et en Belgique, ils ne se fixent pas dans une ville. Cependant, voulant éviter d’être de simples étoiles filantes, ils restent trois ou quatre mois dans chaque endroit pour tisser de façon simple et naturelle des liens de compagnonnage et d’amitié à travers un apprivoisement mutuel et progressif.

Ils nous ont aimablement autorisés à publier des extraits de leur dernier livre : Et si les pauvres nous humanisaient, éd. Fayard, 2005, pages 115 à 121.

Index de mots-clés

Spiritualité, Religions

Revue Quart Monde : Dans l’éventail des aides et services, en couple vous avez choisi une place quelque peu particulière : vous vous immergez dans ce monde des sans domicile. Quel est l’enjeu, la finalité d’un tel choix ?

Nous nous immergeons, oui, ou plutôt nous nous faisons proches mais sans fusion ni dilution ou mimétisme, ce qui n’aurait aucun sens à nos yeux. Nous sommes intimement touchés dans la foi chrétienne par la dimension de l’incarnation de Dieu, par sa proximité charnelle avec l’humanité, marquée d’une priorité (plutôt que d’une préférence) auprès des petits et des mis à part pour qu’ils soient mis au cœur. Séduits également par la figure de François d’Assise, par sa manière d’être éminemment fraternelle avec tous, en particulier les exclus de son temps, comme avec le cosmos en général. Dans sa règle, François recommandait à ses frères de « se réjouir d’être parmi les pauvres, les malades, les lépreux et les mendiants des rues ». Trois paroles à relever : se réjouir, c’est donc une joie, un vrai bonheur, et non un pensum, un devoir, un sacrifice ; être et non faire ; avec ou parmi et non pour. Ces trois petits mots dévoilent beaucoup, sinon l’essentiel de notre chemin. Plutôt que faire pour et même faire avec les pauvres en leur demeurant assez extérieurs, nous désirons établir une solidarité concrète en partageant tout simplement leur quotidien. Solidarité qui se révèle mystère de joie et de communion indicibles.

L’un des grands malheurs des pauvres est qu’ils rencontrent beaucoup de gens qui leur veulent du bien mais trop rarement ils ont des amis, tout simplement, c'est-à-dire des personnes heureuses d’être en leur compagnie. Et qui le leur disent, qui le leur signifient d’une manière ou d’une autre en se tenant au milieu d’eux, très naturellement et gratuitement. Sans arrière-pensée ni reproche, sans visée éducative ou attitude paternaliste ni secours matériel. L’exquise fraternité de François d’Assise se caractérise par l’accueil de tout être et de toute chose dénué d’un quelconque désir de possession, de profit ou d’efficacité. Je ne vaux pas parce que je sers à mais parce que je suis, parce que j’existe ! Le sens, la joie de vivre ne se situent-ils pas au-delà, bien au-delà de toute action utilitaire ? Avec celles et ceux qui dans la rue deviennent des ami(e)s, nous désirons avant tout tracer et emprunter le chemin de cette fraternité-là, d’une fraternité qui, par la douceur, la pauvreté et l’humilité, humanise et pacifie. Une fraternité qui répond à la grande épreuve de se sentir nul, indésirable, rejeté.

Revue Quart Monde : Ne pourriez-vous pas cependant offrir une qualité similaire de présence en ouvrant vous-mêmes l’une de ces pensions de famille (NDLR : forme d’accueil ayant la préférence de Michel et Colette) ? Avec toute votre expérience acquise depuis tant d’années…

Que voilà un beau projet pour nous, une perspective de reconversion bien cadrée, à l’approbation générale garantie ! Trêve de plaisanterie. Rejoindre les pauvres là où ils sont et vivent et les recevoir chez soi ou dans un foyer sont quand même deux réalités très différentes. Autant les structures d’accueil de jour et de nuit sont précieuses comme des phares et des oasis, points fiables et repérables où les plus fragiles peuvent venir et revenir selon leur nécessité, autant il est essentiel de sortir pour aller vers l’autre, s’en rapprocher, partager l’épaisseur des réalités communes et surtout se laisser recevoir  par lui. Ce dernier point est peut-être le plus caractéristique de notre mode de présence. Les laissés-pour-compte souffrent particulièrement d’être d’éternels débiteurs, de ne jamais pouvoir donner. Plus encore : de ne pouvoir se donner. Personne n’est là pour recevoir leur amitié et s’en réjouir.

En évoluant au milieu d’eux les mains nues, désarmés, le cœur seulement ouvert et disponible à la rencontre, nous inversons le mouvement relationnel de type intrusif, interrogateur et/ou condescendant dont ils sont le plus souvent l’objet. Nous nous laissons approcher, rencontrer, leur donnant ainsi l’initiative des contacts. Nous entrons peu à peu dans une hospitalité réciproque composée d’écoute attentive, de profond respect, de fin silence, de regards échangés, de paroles et de gestes qui adviennent naturellement au rythme des jours et des nuits. Partager le quotidien d’un squat de façon un peu prolongée nous l’a permis plus d’une fois. Tout d’abord, nous n’y entrons jamais par effraction. Ce sont toujours nos compagnons qui nous le proposent, parfois même avec insistance : « Vous verrez, on est bien, et nous, ça nous fait rudement plaisir », s’exclamaient Gustave et Titoune, passablement excités. Sur place, c’est eux, en « maîtres des lieux », qui nous indiquent où nous installer et, comme souvent, ils cherchent à nous offrir le meilleur : « Mettez-vous là, c’est plus propre. Attendez : on va vous apporter des couvertures. On en a plein. Comme ça, vous en aurez et en dessous et au-dessus car la nuit, on caille ici ! Vous, vous pourrez vous servir dans nos victuailles car on sait bien que vous n’exagérerez pas. » […]

Si ce double mouvement de recevoir et d’être reçu pouvait inspirer davantage tous les secteurs d’intervention sociale, les pauvres ne seraient plus objets de pitié et d’assistances multiples mais sujets d’une parole prise au sérieux, acteurs de leur histoire et des choix les concernant ! Et nous-mêmes, nous en serions transformés, bénéficiaires réjouis. […]

Evidemment, en choisissant cette manière de nous situer dans l’univers des pauvres, nous ne déclarons pas nuls et non avenus toutes les initiatives privées et publiques et tous les autres engagements. Comme le martèle inlassablement l’Abbé Pierre : « Faisons la guerre à la misère », et dans cet immense combat toutes les compétences, tous les stratagèmes sont indispensables. En amont comme en aval. Du côté des causes et des conséquences. Il y a place pour tous.[…] Mais, quelle que soit notre position, n’oublions jamais la visée ultime de toutes nos actions. […] « Qu’est-ce qui reste quand il ne reste rien ? dit Maurice Bellet. Ceci : que nous soyons humains envers les humains, que nous soyons cette primordiale tendresse les uns pour les autres. »

Michel Collard

Colette Gambiez

Michel Collard, né en 1947, entre très jeune chez les Franciscains. Il découvre le monde de la grande misère grâce à ATD Quart Monde où il reste volontaire pendant cinq ans. En 1983, il décide avec deux autres religieux de partager entièrement la vie des personnes sans domicile. En 1992, il quitte l’Ordre franciscain mais poursuit le même chemin avec Colette devenue son épouse.

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