« En quoi votre engagement auprès des personnes démunies au Mas de Carles interroge, éclaire la foi qui est la vôtre ? », me demande-t-on.
Je ne suis pas sûr que la formulation de la question soit juste. Plutôt que de venir éclairer ma foi, il me semble que mon engagement est une exigence et une conjugaison de ma foi. L’Evangile1 et le Nouveau Testament2, les Pères de l’Eglise, telle la célèbre apostrophe de Basile de Césarée (330-379) : « Tu n’es pas un voleur ? Les biens dont on t’avait confié la gestion, tu les as accaparés… A l’affamé appartient le pain que tu gardes. A l’homme nu le manteau que tu recèles dans tes coffres. Au va nu-pieds, la chaussure qui pourrit chez toi… Ainsi opprimes-tu autant de gens que tu pouvais en aider » (Homélie 6 : contre la richesse, 7), ou cette lumineuse certitude de Césaire d’Arles (470-542) : « Dieu souffre en ce monde le froid et la faim de tous les pauvres… Le Christ a faim maintenant, frères. Il daigne avoir faim et soif dans tous les pauvres », toute une tradition de l’histoire de l’Eglise et une part du magistère3 m’en font requête. Ma foi serait singulièrement défigurée si je n’habitais pas ce lieu. Saint Vincent de Paul exhortait ainsi « ses » filles : « Mes filles, sachez que, quand vous quitterez l’oraison et la sainte messe pour le service des pauvres, vous n’y perdez rien, puisque c’est aller à Dieu que servir les pauvres. »
Croire aujourd’hui est devenu un acte parfois difficile à poser : parce que vécu comme un acte trop individualisé d’assentiment à des vérités parfois difficiles à comprendre avant d’être un mode de présence à l’autre et au monde ; parce que beaucoup sont confrontés à la réalité d’églises et de communautés ecclésiales plus promptes à gérer leur propre fonctionnement qu’à offrir un réel espace de dialogue et de partage ; parce que les situations de trop grandes pauvretés sont parfois plus propices au développement d’idoles religieuses qu’à un positionnement croyant personnel clair. Certains résidants sont, à cet égard, porteurs d’anecdotes parfois savoureuses, de repas octroyés au prix d’une prière ou d’un hébergement offert en échange d’une participation d’ordre religieux.
Cela nous renvoie à Jésus qui dit Dieu dans sa position même d’homme au milieu des hommes et du monde : « Et le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous » (Jean 1, 14). Jésus qui témoigne de l’abondance de la vie de Dieu en restaurant la plénitude de l’humanité : « Et nous avons vu sa gloire, cette gloire qu’il tient du Père » (Jean 1, 14).
Ainsi, par-delà celles et ceux qui se réfugient derrière une pratique religieuse pour s’éviter le chemin d’une vraie conversion au nom de leur proximité avec « le Père », j’ai reçu quelques belles leçons de foi au Mas de Carles.
C’est celui-là, incapable de tenir plus de deux mois en place, qui s’en va sans prévenir et revient, dans une humilité silencieuse, partager l’eucharistie… jusqu’au jour où il arrête sa consommation d’alcool. Aucun mot ne sera prononcé : un grand sourire en guise de signe efficace. C’est cet autre insistant : « Pourquoi est-ce que je ne peux pas venir prier avec vous ? » Et dont la vie ne se posera qu’avec la réponse à cette question lancinante. En attendant, il aborde les personnes SDF dans la rue et leur propose à manger, peut-être aussi pour exorciser la précarité de sa propre existence.
Cet autre encore qui souhaite entamer une démarche vers le baptême, et parle de ses engagements dans des associations d’aide aux personnes. Richesses insoupçonnées et finalement fréquentes.
Sortir de la relation marchandisée
Le mot est à la mode. Mais au-delà, il peut nous permettre de nous redire que spiritualité et religion n’ont pas forcément le même moule… et rendre accessible le partage d’une foi par « paliers ». Ne serait-ce que commencer par sortir de la relation marchandisée avec l’autre qui fait souvent notre quotidien et entrer dans une démarche en vue du « bien commun » (Concile Vatican II, LG 36 ; GS 26.74 ; LR 6). Ou casser avec l’immédiateté relationnelle et découvrir la réalité et le service du collectif ! Ou encore témoigner, humblement jusque dans nos situations les plus difficiles, que la vie ne nous appartient pas en propre ; accueillir la présence de l’autre comme un vrai don et, par là, annoncer la présence d’un Autre qui fait le monde et ne cesse de faire nos vies ; ne pas nous laisser enfermer dans l’excès de nos malheurs et de nos pertes pour nous éveiller mutuellement à plus grand que ma vie et ses misères. Dépasser la confiance que nous plaçons dans nos biens et découvrir les possibilités de chaque autre, des plus petits et des plus éprouvés de nos lieux, pour rebondir et donner, ensemble, nos couleurs à l’existence.
En chacune de ces (re)découvertes, nous redire que l’autre est la maison de Dieu : cathédrale orgueilleuse et intransigeante bâtie sur la mémoire des échecs et des tromperies passées pour mieux les oublier ; humble chapelle peu sûre de son propre avenir et de la réalité de son utilité dans un monde dur et sans concession ; ou simple pierre mémoriale dressée sur le chemin caillouteux de jours déchirés et pourtant assurés que « quelque chose » les fonde, autre que ses échecs, capable d’offrir une part de lumière surgie de ces profondeurs blessées. Long et parfois douloureux chemin de l’accueil de l’autre, différent, concurrent et pourtant nécessaire à mon existence même (Paul Ricœur), pour révéler la réalité d’une vie à (re)construire dont la seule certitude est bien la force de notre commune proximité.
Quand le pauvre devient une idole
A trop voir, à trop entendre, on se lasse, on n’entend plus ! Ainsi, à force de répéter que l’Évangile nous invite instamment au partage et à la solidarité, certains finissent par dire : « Mais quand même, il n’y a pas que ça ? Il n’y a donc rien d’autre dans l’Évangile ? » Rien d’autre que les pauvres, rien d’autre que l’autre ? Une manière de fuite qui fait que « l’attente de ce qui vient peut très bien s’accorder avec une sorte d’évacuation du terrestre, de ses redoutables contingences : la promesse divine ne nous met pas au travail, elle nous fait rêver de la Parousie4 ». Saint Augustin, avec son bon sens concret, ne manque pas de donner sa version de cette tentation d’apathie : « Si d’autres dans leur vanité aussi monstrueuse que rare, s’éprennent d’amour pour leur propre impassibilité au point de ne se laisser émouvoir, ni exciter, ni fléchir, ni incliner par le moindre sentiment, ils perdent toute humanité plutôt que d’atteindre la vraie tranquillité car ce qui est rigide n’est pas pour cela droit, et l’insensibilité n’est pas la santé5 ».
La réalité de l’image, omniprésente dans notre mode de vie, ne cesse de nous rappeler que « ce n’est pas parce qu’on représente qu’on résout le problème. Ce n’est pas parce qu’on parle qu’on fait...6 » La civilisation de l’image émousse notre sens de la proximité et notre capacité à nous mobiliser, notre sens de la solidarité. Rien d’étonnant, si nous voulons bien nous rappeler que « image », en grec, se prononce aussi « idole ». Et que la fonction de l’idole est de protéger, d’éviter tout ou partie des désagréments supposés de l’existence. Et se protéger d’une confrontation n’est jamais qu’une manière de s’éviter soi-même. Quand le pauvre devient une « idole », image répétitive, alors il n’y a plus de pauvre. Juste une idée. Mais il n’y a plus de « je » non plus. Il y a confusion avec mon « idole », miroir de mes priorités et de mes urgences.
S’accoter au pauvre7 et renaître de la blessure
Que devient alors le constat de saint Jean : « Celui qui dit : ‘J’aime Dieu’ et qui n’aime pas son frère est un menteur. En effet, celui qui n’aime pas son frère qu’il voit ne peut pas aimer Dieu qu’il ne voit pas (1 Jean 4,20) » ? Sans doute sommes-nous, par là, invités à nous tenir du côté d’une certaine lucidité évangélique. Ne serait-ce que pour cesser de poser la pauvreté « dans le rôle du produit » et de « l’effet » qui la cantonne à la dimension d’une idée, d’un concept « dont la seule instrumentalité est politique et qui se révèle n’être qu’un sentiment, une notion indistincte8 ». Comme le disent aussi Robert Mcliam Wilson et Donovan Wylie : « Les innombrables discours musclés, l’idolâtrie de l’argent et l’autocélébration médiatique nous ont presque convaincus que la pauvreté n’est plus une situation humaine. Elle est devenue une idée, une notion anachronique. On ne la tient plus pour une entité qui écrase et détruit la vie des gens. La pauvreté a été annulée ».
Ensuite, comme en écho, en revenir au refrain de l’accotement du livre de la Genèse, au chapitre 2 : « Alors Dieu fit tomber un profond sommeil sur l’homme qui s’endormit. Il prit une de ses côtes et referma la chair à sa place. Puis, de la côte qu’il avait tirée de l’homme, Yahvé Dieu façonna une femme et l’amena à l’homme. Alors celui-ci s’écria : ’A ce coup, c’est l’os de mes os et la chair de ma chair ! ’« (Genèse 2, 21-23). Naître du côté des pauvres, comme Eve naît du côté d’Adam. Etre (tiré) du côté des pauvres comme Eve est (tirée) du côté d’Adam. Un texte auquel fait écho un beau texte du Concile Vatican II : « C’est du côté du Christ endormi sur la croix qu’est né l’admirable sacrement de l’Église tout entière9. »
Il semble que nous pouvons alors mieux mesurer que « être du côté des pauvres » n’est pas d’abord de l’ordre de l’efficacité mais plutôt du côté d’une naissance, d’une fécondité personnelle et institutionnelle. Ce qui a amené l’association à se positionner sur plusieurs « recherche actions » avec le réseau de « Voisins et Citoyens en Méditerranée ». Et pour tout dire, il ne s’agit pas d’abord de ma propre fécondité, mais de celle du pauvre qui me révèle ma propre pauvreté comme lieu de fécondité commune : alors le pauvre devient pleinement sacrement du Christ. Car c’est bien de cette fécondité accueillie, reconnue que surgira notre commune efficacité. Retour à Sophonie (So. 2,3 ; 3,12), à la promesse jadis exprimée de découvrir Dieu depuis la place du pauvre.
Être du côté des pauvres comme l’Église est née du côté du Christ, c’est être du côté de la blessure qui me donne vie et donne vie à l’autre au cœur de l’endormissement d’Adam, comme au cœur de l’endormissement de la mort du Christ. Dans le silence de mon endormissement et de celui du monde, dans le fonctionnement de ses évidences qui marginalisent, font mourir tant d’hommes et de femmes au nom de choix présentés comme inéluctables, entrer dans le sommeil d’une mort à moi-même pour naître à la solidarité de ces morts d’évidences.
Appartenir à la « communauté de misère »
Alors Dieu vient, m’engendrant de là où je ne sais pas et là où je ne veux pas. Ne nous reste plus qu’à accueillir le travail de ce Dieu, nous accepter naissant du lieu de notre plus grande pauvreté : là est la mission première offerte par Dieu lui-même. Voilà la mystique de notre « être du côté des pauvres ». Pour tenter de faire vrai le cri du prophète Osée (Os. 6, 6) que Matthieu met sur les lèvres de Jésus : « C’est la solidarité que je veux et non les sacrifices. » (Mt. 9,13, 12,7 ; 23,23). C’est le chemin choisi par Dieu, qui nous fait entrer dans une forme active du pardon du cœur duquel « la personne vaut mieux que son geste. Et (que) donc je me refuse à l’y laisser enfermé10 » ; du cœur duquel m’est rappelé que l’homme n’a pas besoin de s’abaisser pour se mettre au niveau du pauvre qu’il veut servir : « Le fils de l’homme est venu non pour être servi, mais pour servir », disait Jésus (Mt.20, 28) ! C’est de l’accueil de notre commune appartenance à la « communauté de misère », selon le mot d’Augustin, que se tient le premier don fait au pauvre : « Le miséricordieux est non pas un spectateur mais un témoin qui compatit aux faiblesses d’autrui et en cela aucun véritable être ensemble n’est possible sans douleur de cœur. Faire miséricorde c’est souffrir pour autrui, c’est semer dans les larmes, et ces semences de miséricorde sont le fondement de toute vraie communauté. Celui qui ne souffre pas avec celui qui a faim et auquel il donne à manger, celui qui ne pleure pas le mort qu’il ensevelit, agit avec mépris et non par miséricorde11. » Il ne nous reste plus, alors, qu’à nous engager réellement à travers le choix de nos modes de vie : « Soyez des dieux pour les pauvres, en imitant la miséricorde de Dieu », invitait Grégoire de Nazianze au IV° siècle. Peut-être au fond ne s’agit-il pas d’éclairer ma foi par l’engagement auprès des plus pauvres, mais de l’inverse : c’est ma foi qui vient purifier ma relation au pauvre. C’est ce que j’ai compris un jour de l’exhortation de saint Léon, pape (440 - 461) : « Pour que la présence du Christ ne paraisse pas nous manquer, il a si bien accommodé le mystère de son humilité et de sa gloire, que nous puissions le nourrir dans ses pauvres, lui que nous adorons comme Roi et Seigneur. »
Bien sûr, Dieu « n’est pas obligé »12. Aucun de nos gestes n’obligera jamais Dieu.
Le chemin par où je reconnais mon frère
Mais il est sûr que le chemin de l’accueil du pauvre est aussi le chemin par où je me reconnais frère. Ce qui a trois conséquences :
- il m’établit dans une relation d’égalité à partir du plus petit ;
- il m’établit dans une relation filiale vis-à-vis du Père, car nul n’est frère s’il ne se reconnaît comme fils ;
- il m’établit dans un ordre de valeur à partir de ce qui est sans valeur, m’initiant à la « limite posée à tout système de valeur établi pour justifier les humains, leurs pratiques, leurs intentions »13.
Alors le chemin de l’accueil du pauvre m’introduit dans ce monde étrange du cœur duquel il m’est signifié, comme le rappelait Alain Durand14, que les activités religieuses n’ont pas le pouvoir de manifester la situation réelle de l’homme devant Dieu : c’est la révélation de l’Evangile de Matthieu 25, 35ss : « J’ai eu soif…, faim…, j’étais malade…, en prison… ». Formidable découverte que le lien à Dieu se dit dans le concret du geste charnel. Dieu lui-même s’est chargé de nous le révéler à travers la venue de sa Parole, Jésus, homme parmi les hommes. Et au creux de ce geste, le chemin de Dieu en nous est la part d’amour qui s’y révèle : « S’il me manque l’amour, je suis un métal qui résonne, une cymbale retentissante. » (1 CO 13, 1). Et dans ce domaine, il est bien rare que je ne sois pas quelque peu défaillant !