Emergences des mots de l’exclusion

Emmanuel Didier

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Emmanuel Didier, « Emergences des mots de l’exclusion », Revue Quart Monde [En ligne], 165 | 1998/1, mis en ligne le 01 octobre 1998, consulté le 16 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2730

Ce texte est tiré de notre DEA intitulé De l’exclusion, présenté en septembre 1995 sous la direction de Luc Boltanski, à l’EHESS. Je remercie Luc Boltanski et Jean-Philippe Heurtin pour leurs conseils.

La notion d'exclusion s'est imposée en France dans le dernier quart de siècle. D'où vient-elle ?

Le fait de penser la question sociale en termes d'exclusion est assez récent. C'est à partir de la fin des années quatre-vingt que cette terminologie est devenue courante, que tout le monde l'a comprise et utilisée. Ce changement de vocabulaire n'est pas une simple mode linguistique. C'est le signe d'une transformation de la nature même de ce qu'est le malheur. Entre la fin des années soixante où l'on désignait le malheur social en termes de pauvreté et la fin des années quatre-vingt, la société a beaucoup changé, et par conséquent les façons d'être au bas de cette société, la définition même d'être un malheureux aussi.

Le père Wresinski a joué un rôle de premier ordre dans les processus de requalification de la question sociale, ou problème posé par le malheur des plus petits socialement. Il fut un des acteurs qui eurent une influence prépondérante dans le changement non seulement des termes qui servent à la poser, mais aussi de la situation même des malheureux.

L'article qui suit présente le modèle de l'exclusion mis en place par le père Wresinski. Nous en présentons le modèle parce que c’est une radicalisation de sa pensée qui la clarifie. Par ailleurs, cela permet de le comparer aux deux autres modèles qui sont apparus au même moment.

Pour rendre compte des façons de concevoir l'exclusion (donc du rapport entre les mots et les choses), nous avons cherché des indicateurs de notre objet, plutôt que de le définir en premier lieu. Ces indicateurs sont les mots de l'exclusion, c'est-à-dire l'ensemble des mots forgés à partir de la racine - clus. Les formes principalement utilisées du vocabulaire de l'exclusion sont le nom « exclusion », le verbe « exclure », et la forme « exclu » qui peut être nom, adjectif ou adverbe. Nous nous fixons comme contrainte d'observer l'usage de ces mots dans le cadre de la question sociale, c'est-à-dire dans des situations relatives aux plus « petits » de notre société. Hors de ce cadre, il s'agirait d'étudier le langage exclusivement1, ce qui n'est pas notre propos.

Cette précaution a l'avantage de nous forcer à toujours utiliser les mots de l'exclusion avec des guillemets que, souvent, nous omettrons pour plus de légèreté. Les catégories que ce vocabulaire désigne, la réalité qu'il vise, dépendent toujours du locuteur à qui nous laisserons la parole. Lorsque nous citerons une personne, nous prendrons soin de transporter avec ses propos les contextes et les buts qu'elle visait. Nous relèverons les mots mais aussi les constructions qu'ils induisent en étant prononcés. Ici, les mots ne seront pas vus comme trompeurs ; ils ont un sens, c'est-à-dire qu'ils pointent vers une réalité. Mais nous laisserons les acteurs faire le lien entre les discours et les phénomènes concrets qu'ils désignent. Ainsi, les mots de l'exclusion joueront un rôle de signal : ils nous indiqueront, s'ils figurent dans un texte, que ce texte traite de notre objet. Nous nous permettrons alors d'observer le phénomène lui-même, réel, à partir de ce qui en est dit.

Le vocabulaire de l'exclusion, en tant qu'il s'inscrit dans le problème plus vaste de la question sociale pose celui de la société qui le rend possible. Pour parler d'exclusion, il faut aussi parler du monde dans lequel elle sévit. L'ensemble des textes qui utilisent le vocabulaire de l'exclusion permettent d'en dessiner trois modèles. Ceux-ci sont la plupart du temps des implicites que personne ne prend la peine de préciser. A ce titre, ils n'apparaissent que rarement dans des formes pures. Mais il est possible de les reconstruire en induisant les présupposés des affirmations que nous rencontrerons2 et en revenant aux textes anciens. Nous allons présenter successivement le modèle des exclus de René Lenoir, celui de l'exclusion sociale du père Wresinski et enfin celui de « l'exclusion de... » de l'INSEE.

Lenoir : les exclus

En 1974, René Lenoir a publié Les exclus.3 Ce livre a eu un tel succès qu’il a donné un très large écho au vocabulaire de l’exclusion. On peut, à partir de cet ouvrage, dessiner un premier modèle de l'exclusion dans la mesure où la pensée de l'auteur est fortement assise sur des convictions cohérentes et qu'elle a été reprise et réutilisée dans de nombreux autres textes. Le trait principal de ce modèle est de considérer que les exclus constituent une catégorie, c'est-à-dire un ensemble d'individus qui se ressemblent sous un certain rapport et qui, à ce titre, méritent d'être regroupés. La caractéristique essentielle de cette catégorie est que les personnes qui la constituent sont inadaptées. Les mots de l'exclusion n'apparaissent en effet que quatre fois dans l'ensemble de l'ouvrage, titre compris. Chaque fois qu'on les attend, on trouve à leur place les termes « inadaptés » ou « inadaptation ». En fait, le titre du livre semble être le résultat d'un parcours complexe. Comment en comprendre la trajectoire ? Appuyons-nous sur l'interprétation que l'éditeur, E. Blanc, a bien voulu en donner. Initialement, le titre proposé par R. Lenoir était Lautre France. Il n'était pas une seule fois question du vocabulaire de l'exclusion, notion que l'auteur jugeait politiquement marquée et qui, à l'époque, était rattachée à l'extrême gauche intellectuelle. En 1961, M. Foucault déclarait au journal Le Monde, dans un entretien faisant suite à la parution de Lhistoire de la folie à l’Âge classique, : « Au Moyen Âge, lexclusion frappe le lépreux, lhérétique. La culture classique exclut de lhôpital général, de la « Zuchthaus », du « workhouse », toutes, institutions dérivées de la léproserie. Jai voulu décrire les modifications dune structure dexclusive. »4 Cette extrême gauche n'est pas le Parti communiste qui a résisté - sans en faire une controverse, mais en s'en tenant éloigné - à ce vocabulaire jusqu'au début des années quatre-vingt dix. Lautre France ne convenait pas à E. Blanc, car il jugeait ce titre trop peu « spécifique » ; il pouvait en effet s'appliquer à une multitude d'autres problèmes que ceux abordés par le livre. Il avait en revanche noté, dans le texte, le chiffre de cinq millions d'inadaptés. Il lui semblait qu'il devait figurer dans le titre, mais il ne savait comment nommer ce qu'il quantifiait. Le Quart Monde lui semblant trop approprié par ATD Quart Monde, il a finalement proposé « exclus ». Interrogé sur les raisons de ce choix, E. Blanc ne parvint pas à en déterminer l'origine mais reconnut, sur notre suggestion, qu'il était peut-être imputable à l'écho rencontré par les travaux de Foucault. Finalement, le titre retenu fut : Les exclus, sous-titré Un Français sur dix.

Pour R. Lenoir, « Dire quune personne est inadaptée, marginale ou asociale, cest constater simplement que, dans la société industrielle et urbanisée de la fin du vingtième siècle, cette personne, en raison dune infirmité physique ou mentale, de son comportement psychologique ou de son absence de formation, est incapable de pourvoir à ses besoins, ou exige des soins constants, ou représente un danger pour autrui, ou se trouve ségréguée soit de son propre fait soit de celui de la collectivité » (p. 130). Cette notion vient de la tradition lamarckienne qui postule une « adaptation active aux circonstances » des espèces animales et un succès des individus les plus adaptés à l'environnement dans lequel ils se trouvent.5.

Le modèle repose sur un fort déterminisme qui étend aux faits sociaux le schéma causal des sciences de la vie et, en arrière plan, de celles de la matière. Les personnes concernées subissent un ensemble de causes qui, en fin de compte, les exclut. Voici un exemple des mécanismes décrits par l'auteur : « Quand ils atteignent l’âge de la majorité, ces adolescents font donc presque tous partie, dentrée de jeu, des catégories sociales et professionnelles défavorisées et beaucoup ont un comportement affectif qui leur fera reproduire le modèle familial quils ont connu dans leur enfance. Tout naturellement, ils fréquentent des garçons et des filles ayant un comportement analogue au leur, soit issus de lAide sociale à lenfance, soit en rupture avec leur famille. Les unions qui en résultent ne sont pas solides et réalimentent par la base les effectifs de lASE [Aide sociale à lenfance]. Le cas des filles est caractéristique : elles jouissent, à leur majorité, dune liberté totale ; beaucoup sont enceintes avant davoir contracté mariage. Dans les hôtels maternels, elles représentent près de 30 % des effectifs, alors que leur proportion, dans la population, est inférieure à 4 %. La plupart de ces jeunes mères célibataires nayant pas les moyens économiques d’élever leur enfant, le confient à lAide sociale et la boucle se ferme de la sorte [...]. Ainsi donc, au départ, des enfants parfaitement sains sur le plan physique comme sur le plan mental seront devenus des inadaptés et provoqueront eux-mêmes des réactions en chaîne » (p. 53).

Rien ne résiste à ces processus qui peuvent traverser les générations et devenir héréditaires, au même titre que la couleur des yeux ou la taille. Dans ce modèle, les exclus sont ceux qui ont été entraînés dans l'ouragan du malheur qui emporte aussi bien les caractères physiques que sociaux des personnes. Les jeunes filles présentées ci-dessus ne sont pas accusées de perversité ou de méchanceté : elles agissent comme le monde les force à agir. Elles ne sont pas fautives, mais elles sont prises par quelque chose qui les dépasse, contre quoi elles ne peuvent rien. Personne n'est accusé : l'Aide sociale, les hôtels maternels, font eux aussi ce qu'ils peuvent, sans se rendre indignes de la tâche qui leur a été confiée. Mais personne n'est efficace : lorsque les déterminismes sont installés, rien ne leur résiste. C'est pourquoi, en même temps qu'il décrit la catégorie des exclus, l'auteur propose un moyen de lutte contre les méfaits des processus qui la constituent. Il serait inconcevable de les décrire sans se préoccuper d'en défendre les victimes. Mais, étant donné l'adversaire, la force de ces déterminismes, le mieux est de les empêcher de s'installer. Une fois des individus exclus, on est impuissant, la nature est la plus forte. En revanche, on peut empêcher la pérennisation des mécanismes qui excluent : cela s'appelle la prévention.

Ces déterminismes excluent car ils mènent au malheur. Dès l'introduction, R. Lenoir écrit : « Il faut affronter la réalité douloureuse. » (p. 28) Cependant, cette douleur n'est l'objet d'aucune théorisation : ce qui est décrit comme douloureux dépend bien plus des convictions morales de l'auteur que d'une construction rationnelle. Ainsi, R. Lenoir aborde-t-il, par exemple, le point suivant : « Vouloir sauver une vie humaine à tout prix na aucun sens. La vie na de prix que pour celui qui en jouit. La société a son mot à dire dans la vie et la mort des hommes puisquils se tournent vers elle pour subvenir à une partie croissante de leurs besoins. Mais quel sens a le maintien en vie de lindividu qui nest que souffrance ou est totalement inconscient et dont la contribution au bien commun est nulle ? [...] Jai pris dans mes bras et jai cajolé des arriérés profonds ; jai senti leur besoin de tendresse. Je comprends que des parents puissent sattacher à eux ; jadmets que la société puisse les héberger dans des établissements dont le prix de journée varie entre 150 et 200 francs, si cela permet aux autres frères et sœurs de mieux vivre. Mais jai vu aussi dans ces mêmes établissements des enfants décérébrés qui ne peuvent plus avoir ni pensée ni sensation ; que lon doit nourrir par des sondes et vider par des pompes. [...] Comment peut-on, dans le même temps, dépenser des sommes considérables pour maintenir en vie un mort-vivant [...] et refuser à des enfants légèrement handicapés la possibilité de retrouver tous leurs moyens physiques ou intellectuels ? » (p. 130) Ce raisonnement repose assurément sur une certaine définition de l'homme. Les enfants hydrocéphales ne sont pas comptés comme tels, sinon les laisser mourir serait un crime qui pèserait trop lourd du côté des dépenses dans ce raisonnement en termes de coût/bénéfice et le rendrait intenable. Ces enfants ne sont plus des humains, donc ne souffrent plus si l’on en croit les convictions de l’auteur et, par conséquent, ne subissent pas d’exclusion à proprement parler. Ainsi, dans ce modèle, les chaînes causales sont-elles très fortement établies, mais l'état auquel elles mènent dépend fortement des convictions de l'auteur. Il n'y a pas de douleur propre à l'inadaptation en dehors de présupposés moraux.

Wresinski : l'exclusion sociale

Dans ses écrits, la notion que le père Wresinski utilise le plus souvent est « l'exclusion sociale ». Pour cette raison, nous la retenons comme formule éponyme de son modèle dont l'histoire commence sans doute en 1965 lorsqu'ATD Quart Monde publie Lexclusion sociale, de Jules Klanfer.6 A partir de 1979, ces termes deviennent définitivement centraux dans la pensée du père Wresinski. A cette date, il écrit : « Les analyses en terme dexploitation, de luttes et de rapports de force ne nous aidaient pas à expliquer ce que vivait le sous-prolétariat. Lexclusion expérimentée au jour le jour, de la part de toutes les classes, de toutes leurs causes, de toutes leurs institutions, comme dun commun accord, voilà la réalité vécue. »7 Il rejette l'idée d'exploitation pour adopter celle, qu'il dit plus réelle, d'exclusion. Un des avantages de ce changement est sans doute de se distinguer nettement de deux types d'actions caritatives qui correspondent en même temps à deux orientations politiques. Par exemple J. Wresinski prend ses distances à la fois de l'action catholique en insistant sur la vocation de son organisation qui « nest pas en premier lieu de faire survivre » et de l'action « marxiste » car, dit-il, « si, nous aussi, nous visons une transformation radicale, nous sommes convaincus cependant quune révolution au sens traditionnel ny suffira pas. »8.

Par la suite, il n'aura de cesse de diffuser ce vocabulaire. En 1980, Raymond Barre, alors Premier ministre, charge le conseiller d'État Gabriel Oheix de lui remettre un rapport intitulé Contre la précarité et la pauvreté, dans lequel il est précisé que J. Wresinski a été consulté et que ses travaux sont parmi les plus éclairants. Ce rapport est important ; c'est la première fois que la notion de « nouveau pauvre » est définie. En outre, il est constitué de deux parties rédigées par deux rapporteurs différents, dont le premier s'exprime en des termes quasi identiques de ceux de J. Wresinski. Le terme « exclusion » en particulier est souvent utilisé. Comme ce rapport sera l'une des principales sources de la réflexion visant à instituer le Revenu minimum d’insertion, il a sans doute joué un rôle non négligeable dans la diffusion de ce vocabulaire. En 1983, Michel Rocard, ministre du Plan, charge le père Wresinski d'un rapport préparatoire au IXème plan ; on y trouve beaucoup le vocabulaire qui nous intéresse. Enfin, en 1987, le rapport Grande pauvreté et précarité économique et sociale, présenté au Conseil économique et social par J. Wresinski, est publié au Journal officiel. M. Rocard reconnaîtra dans ce travail l'une des réflexions fondatrices de la loi sur le Revenu minimum d'insertion. Ce texte est également primordial car il s'achève sur huit propositions, dont la deuxième est de « considérer la lutte contre l'exclusion sociale comme une priorité nationale », ce qui légitime le terme et lui donne une grande visibilité.

Contrairement à celle de R. Lenoir, la pensée du père Wresinski est entièrement socialisée. Ce modèle repose sur une conception de la culture ou civilisation, termes ici synonymes. La culture est l'instance la plus globale par laquelle on peut définir une société. « Comme la rappelé madame Georgina Dufoix lors de son audition devant la section des affaires sociales du Conseil économique et social le 4 février 1986, la culture est à entendre dans son sens le plus large : « les moyens donnés à un homme pour comprendre la société qui l’entoure et pour jouer un rôle dans son fonctionnement ». [...] De très nombreux témoignages recueillis dans le cadre des Universités populaires Quart Monde montrent ceci : quand on ne peut comprendre lenchaînement des causes proches et lointaines qui pourraient expliquer la position sociale où lon se trouve, on na dautres recours que de lattribuer à la fatalité, à sa propre indignité ou infériorité. On est même porté à projeter sur ses proches la responsabilité de son état. Quand, au contraire, on peut développer avec ceux de son propre milieu une pensée commune, une analyse des situations analogues à celles que lon vit, on devient alors pourvu de lumières et de forces pour envisager des changements à promouvoir et pour multiplier des solidarités.

Une des plus grandes injustices exprimées à des équipes daction est de ne pas avoir les moyens de comprendre et de participer à lavenir de la société, de ne pas exister socialement pour dautres au-delà du cercle familial, de ne pas apporter une contribution à un développement social plus solidaire. Cette absence de sollicitations extérieures (par lentreprise, l’école, l’église, la vie associative locale, la vie politique et syndicale...) est peut-être ressentie comme la marque dexclusion la plus grave. »9.

La culture est définie ici comme l'ensemble des choses qui relient les individus à leur société. Ce sont d'une part des processus cognitifs (« comprendre ») et d'autre part l'ensemble des pratiques (« jouer un rôle ») des individus ; ils sont partagés par tous les membres de la société. Celle-ci est comprise comme constituée d'individus vivant sur un territoire unifié par le partage d'un caractère commun : la culture. Cependant, la citation se termine par le mot « exclusion ». Il existe donc un dysfonctionnement possible dans cette société. En effet, certaines personnes peuvent ne pas du tout participer à cette culture. C'est, par exemple, le constat de J. Wresinski lorsqu'en 1957 il est confronté au camp des sans-logis à Noisy-le-Grand : « Le camp, qui nexiste plus aujourdhui, était un rassemblement digloos indescriptibles à la porte duquel sarrêtait la route. Un bidonville hors les murs de la civilisation. »10 La société peut être radicalement coupée en deux, certaines portions du territoire ne partageant en rien sa culture.

Dans ce modèle, on est d'abord exclu de la culture de la société dans laquelle on devrait se trouver et, par conséquent, de cette société elle-même. Mais cette société peut être divisée en sous-ensembles et la non-appartenance à la culture en général peut ne provoquer une exclusion que de certains sous-ensembles. Une des sphères essentielles dont on est exclu, selon J. Wresinski, est celle des droits. En effet, « des droits fondamentaux sont violés ; à travers lirrespect des droits fondamentaux, cest en définitive au droit de vivre dans la dignité quil est porté atteinte. »11 Nous voyons donc que le déni de droit mène à l'indignité. Or, le long extrait cité plus haut montre que l'indignité est une des étapes qui mènent assurément à l'exclusion.12 Cette sphère est donc essentielle dans la mesure où l'impossibilité de « participer » à l'un des domaines dont on peut être exclu est envisagée comme le déni du droit d'y participer. De même, une autre sphère importante dont on peut être exclu, mais encore comme un cas particulier de la culture, est celle du travail. « Lorsque le renforcement de la compétitivité dune entreprise exige des réductions de personnel, ce sont les travailleurs les moins performants de lunité réorganisée qui sont licenciés. La logique du chômage, par sélections successives, licenciements puis non-réembauche ou licenciements successifs, permet de mettre les travailleurs moins performants à l’écart de la production. On renforce ainsi les chances quils deviennent encore moins performants car ils sont moins à même que dautres de se former ou de se reconvertir. [...] Ils sont relégués durablement dans le chômage ou une précarité demploi accrue et exclus des bénéfices de ladaptation personnelle. »13.

Le malheur s'abat toujours sur les mêmes : ceux à qui manque la formation qui permet la reconversion. J. Wresinski reste donc fidèle à sa conception « culturelle » du monde.

Un caractère important de l'exclusion sociale est qu'elle est à la fois un processus et un état. En effet, les façons de penser de ceux qui la subissent sont différentes de celles de la civilisation, en ce sens ceux-là sont en état d'exclusion. Mais, en même temps, leurs pratiques visant à entrer en contact avec ceux de la civilisation sont toujours brimées, il s'agit donc d'un processus, car on parle ici d'actions, sans cesse renouvelé. « [Une grande mutation] entraîne des exclusions définitives du marché de lemploi difficilement acceptables. Quelles questions cela pose-t-il sur les relations entre citoyens dun même pays, entre citoyens exclus et le reste du corps social ? Le problème déjà bien connu des inégalités est doublé de celui dune société où certains ne sont plus seulement en situation dinégalités mais en état dexclusion permanente. »14 Cet extrait montre bien ce double sens puisqu'on y parle en même temps d'un « état d'exclusion » et du mouvement qui exclut du marché de l'emploi. Il n'est en aucun cas possible de parler uniquement de catégorie.

C’est le suffixe « –ion » qui permet cette ambiguïté. Deux formules qui semblent similaires, « l'exclusion des pauvres » et « l'exclusion du marché de l'emploi », se transforment différemment si l'on change le nom exclusion en son verbe (exclure). Les places des deux génitifs ne sont pas les mêmes.15 La transformation « les pauvres excluent... » n'a pas de sens, de même que « exclure le marché de l'emploi ». Nous sommes obligés de transformer en « exclure les pauvres », qui place le génitif dans la fonction d'objet, et en « le marché exclut » qui le place en sujet. Dans le premier cas, l'exclusion désigne la réalisation objective d'un procès, donc un état sans rapport avec un quelconque opérateur, puisqu'il n'en désigne même pas. Dans le second, l'exclusion est au contraire une potentialité du marché de l'emploi qui repousse hors de lui-même, sans résultat objectif signifié, c'est donc un processus. L'exclusion peut donc être soit le potentiel de quelque chose, elle est alors le processus que nous décrivions plus haut ; soit le résultat objectif d'un autre mouvement, elle est alors plus proche de ce que nous appelons une catégorie.

En conséquence, il n'est guère possible de comprendre la cause pour laquelle certains ne partagent pas la culture de la société, car cette question mène à un paradoxe : si certains subissent une exclusion, c'est de la faute de la société qui fonctionne mal, mais si on accuse la société, on accuse ce qui est désirable. Il n'y a donc pas d'issue à cette question. En fait, ce modèle de l'exclusion est extrêmement performatif : il force à agir pour la faire disparaître. En effet, si certaines personnes subissent l'exclusion, elles sont malheureuses et il est insupportable de les laisser dans leur malheur. Mais elles sont surtout le signe de la désagrégation de la société tout entière. Si la culture n'est plus unificatrice, c'est que la société est en train de se corrompre, qu'elle ne repose plus sur rien. L'exclusion sociale est donc une très vive injonction à agir pour que les victimes de l'exclusion et la « civilisation » entrent en contact.

L'INSEE : L'exclusion de...

Il est difficile d'attribuer ce troisième modèle à une personne, car il est construit à partir de textes de nombreux auteurs. On l'attribue à l'INSEE car cette institution est un point commun entre l'ensemble de ceux-ci. Ce modèle repose sur la notion de marché. La société est ici un ensemble de marchés juxtaposés. Sur chacun, les individus entrent en relation avec une certaine intensité qui est mesurée et codée. Il faut garder à l'esprit que le code d'une personne (sa valeur) peut aussi être « sans objet », par exemple dans le cas d'une personne inactive sur le marché de l'emploi. La société est donc un ensemble de segments sur lesquels les individus sont rendus comparables selon le point de vue du marché considéré.

L'introduction du vocabulaire de l'exclusion à l'INSEE peut être étudiée par le biais d'une de ses publications les plus importantes : la série des Données sociales, publication à parution triennale depuis 1978. Le vocabulaire que nous analysons apparaît en 1987 et uniquement dans le chapitre qui concerne le chômage. Son emploi se fait le plus souvent dans le chapeau des articles. Jusqu'en 1990, ce vocabulaire n'est utilisé que pour traiter du rapport au marché du travail des personnes proches de la retraite. Par exemple : « Départ contraint ou départ choisi, licenciement subi ou démission volontaire, exclusion prématurée du monde du travail ou début dune nouvelle vie, ces oppositions clivent les préretraités entre eux. »16 Ce type d'article est presque toujours écrit par des auteurs qui travaillent à l'INSEE. A partir de 1990, ce sont des auteurs extérieurs de l'INSEE, généralement du ministère des Affaires sociales, qui signent de tels textes. Ils ne traitent plus des personnes âgées mais des jeunes et utilisent ce vocabulaire dans le corps même des articles. Ainsi, le premier article traitant de jeunes exclus, rédigé par M.-C. Combes et S. Zilberman du CEREQ, s'intitule : Les deux premières années de vie active des jeunes sortant de lenseignement secondaire. Il y est question de l'enquête Entrées dans la vie active pour l'exploitation de laquelle une catégorie statistique « exclus » a été créée. Il s'agit des « jeunes qui, au chômage en juin 88, ont déclaré au moins une autre situation de chômage auparavant et nont pas déclaré demploi » (on exclut des emplois les « mesures » pour jeunes : TUC, SIVP, etc.). Ensuite, Alain Charraud, du SES (service des études statistiques du ministère des Affaires sociales), utilise largement le terme « exclu » appliqué aux jeunes. En particulier, dans le chapeau de son article Laide à linsertion des jeunes : concilier le social et l’économique, on peut lire : « Pour aider à linsertion des jeunes, l’État utilise trois leviers [...] mais cest auprès des mieux formés et des moins vulnérables quils sont les plus efficaces. Pour les autres, le risque dexclusion demeure. » Dans le reste de l'article, se trouvent d'autres emplois semblables de l'expression qui n'est jamais explicitée plus avant.

Examinons maintenant l'enquête Condition de vie des ménages menée par l’INSEE à trois reprises, en 1974, en 1985 et en 1993 (en interne cette enquête s'appelle « conditions défavorisées »). Dans cette enquête, on définit un grand nombre de dimensions de la vie (l'emploi, les revenus, les contacts avec d'autres personnes, etc.) à propos desquelles on pose des questions qui permettent de construire un indicateur par domaine. Cet indicateur permet d'ordonner toutes les personnes de l'échantillon en fonction de l'intensité de leur intervention sur le marché. Bien évidemment, les personnes qui n'interviennent jamais sur l'un des marchés ont le rang le plus bas. Sur chaque marché, on construit un seuil qui permet de scinder l'ensemble des individus en deux groupes : de ceux dont le code est supérieur à ce seuil, on ne dit rien, et des autres, on dit qu'ils ont un handicap.

L'exclusion apparaît alors : elle désigne l'ensemble des processus qui empêchent durablement certaines personnes d'intervenir sur un ou plusieurs marchés. Les exclus sont les personnes qui subissent ces processus. Un exemple est celui de l'expression « chômage d'exclusion ». Il semble qu'elle ait été utilisée d'abord par Claudine Offrédi dans son article Pauvreté et précarité : repères.17 Il « correspond à une classe d'âge : celle des 55-65 ans » et est ainsi nommé parce que les personnes de cet âge qui connaissent le chômage n'ont presque plus aucune chance de retrouver un emploi : elles sont exclues du marché du travail. Ou bien on parlera de « vivre exclu du marché du travail comme de certains quartiers. »18 Le marché de l'emploi est d'ailleurs celui qui supporte le plus souvent l'expression d'exclusion. Dans ce modèle, un complément de nom qui indique le marché auquel on se réfère est presque toujours adjoint au terme « exclusion ».

Ce modèle de l'exclusion est différent de celui de Lenoir car il n'implique pas réellement de causalité naturelle : il sert surtout à décrire des situations. Il diffère aussi de celui de Wresinski car il ne hiérarchise pas les domaines de la vie : la culture n'y est pas le fondement de toute l'activité sociale. Le plus souvent, elle entre, en tant que culture « savante » et non culture « civilisation », dans ses composantes mais son importance est identique à celle des autres marchés. Néanmoins, la particularité de ce modèle est d'instrumentaliser la notion d'exclusion. L'exemple de l'enquête Condition de vie des ménages montre bien qu'il est assez aisé de rigidifier les différents marchés, d'établir des critères permettant de les distinguer les uns des autres et ainsi, par exemple, de compter les exclus. C'est ainsi que M.-C. Combes et S. Zilberman ont pu construire une catégorie d'exclus dans une enquête sur les jeunes travailleurs.19.

Ces trois modèles reposent sur trois notions différentes : celles d'inadaptation, de culture et de marché. Ils semblent largement incompatibles dans la mesure où si l'on fait reposer toute sa pensée sur l'une de ces trois notions, les deux autres risquent facilement de sembler marginales, ou pire, illusoires. Pourtant, ils se sont influencés mutuellement. Les acteurs sont entrés en contact les uns avec les autres, des idées sont passées des uns chez d'autres, des actions ont été faites en commun. De sorte qu'aujourd'hui, on a une notion d'exclusion unique. Depuis 1990, l'exclusion est entièrement catégorisée au sens linguistique : on peut dire « je lutte contre l'exclusion » sans autres précisions et en étant pourtant parfaitement compris. Or si elle est catégorisée linguistiquement, c'est qu'elle correspond à une réalité, elle aussi nouvelle, mais malheureusement toujours aussi douloureuse.

1 D’après P. Achard, directeur de la revue Langage et société, un sociolinguiste ferait une énorme faute de méthode sil nétudiait pas les

2 Thévenot (L.), « L’économie du codage social », Critique de l'économie politique, 23-24, 1983, p. 188-222.

3 Lenoir (R.), Les exclus. Un français sur dix, Paris, Le Seuil, 1974.

4 Cité par Le magazine littéraire, titré Les exclus, 334, juillet-août 1995, p. 22.

5 Rostand (J.), Hommes de vérité J. Lamarck, J. Mendel, J.-H. Fabre, Paris, Lécole des loisirs, 1979, p.23.

6 Klanfer (J.), L'exclusion sociale, Cahiers science et service - ATD, vol. 2, Paris, 1965.

7 Wresinski (J.), « Le Mouvement ATD Quart Monde ou la parole d’un peuple », Projet, mars 1979, p. 364

8 Wresinski (J.), « Le rôle des associations non gouvernementales », Droit social, n° 11, 1979, p. 176- 189.

9 Wresinski (J.), Grande pauvreté et précarité économique et sociale, Rapport au Conseil économique et social, 1987, p. 57.

10 Wresinski (J.), « Dans nos murs le défi du Quart Monde », Preuves, 3e trimestre 1973, p. 18.

11 Wresinski (J.), Grande pauvreté et précarité économique et sociale, op. cit., p. 94.

12 Voici un autre exemple du raisonnement qui mène de l’indignité à l’exclusion : si l’on s’accorde sur le fait que la compréhension lave de l’

13 Ibid., p. 104.

14 Ibid., p. 25.

15 Cette transformation nous a été suggérée par Benvéniste (F.), Noms d'agents et noms d'action en indo-européen, Genève, Maisonneuve, 1993.

16 Heller (J.-L.), « Enquête sur les préretraités, Données sociales, INSEE, 1987, p. 133.

17 Revue française des affaires sociales, n°2, 1985, p. 129-149.

18 Debonneuil (M.), « Les familles pauvres d’une ville moyenne », économie et statistique, n°105, novembre 1978, p. 25-37.

19 Combes (M.-C.), Zilberman (S.), « Les deux premières annèes de vie active des jeunes sortant de l’enseignement secondaire », Données sociales

1 D’après P. Achard, directeur de la revue Langage et société, un sociolinguiste ferait une énorme faute de méthode sil nétudiait pas les transformations qui ont permis que les usages « classiques » de cet ensemble dérivationnel, comme « exclusivement... » ou « à lexclusion de... » aboutissent aux usages contemporains. Mais nous ne sommes pas sociolinguiste. Notre objet nest pas la langue, mais la société.

2 Thévenot (L.), « L’économie du codage social », Critique de l'économie politique, 23-24, 1983, p. 188-222.

3 Lenoir (R.), Les exclus. Un français sur dix, Paris, Le Seuil, 1974.

4 Cité par Le magazine littéraire, titré Les exclus, 334, juillet-août 1995, p. 22.

5 Rostand (J.), Hommes de vérité J. Lamarck, J. Mendel, J.-H. Fabre, Paris, Lécole des loisirs, 1979, p.23.

6 Klanfer (J.), L'exclusion sociale, Cahiers science et service - ATD, vol. 2, Paris, 1965.

7 Wresinski (J.), « Le Mouvement ATD Quart Monde ou la parole d’un peuple », Projet, mars 1979, p. 364

8 Wresinski (J.), « Le rôle des associations non gouvernementales », Droit social, n° 11, 1979, p. 176- 189.

9 Wresinski (J.), Grande pauvreté et précarité économique et sociale, Rapport au Conseil économique et social, 1987, p. 57.

10 Wresinski (J.), « Dans nos murs le défi du Quart Monde », Preuves, 3e trimestre 1973, p. 18.

11 Wresinski (J.), Grande pauvreté et précarité économique et sociale, op. cit., p. 94.

12 Voici un autre exemple du raisonnement qui mène de l’indignité à l’exclusion : si l’on s’accorde sur le fait que la compréhension lave de l’indignité, « l’éducation aux droits de l’homme et une compréhension de la vie des plus pauvres sont « des nécessaires solidarités pour vaincre l’exclusion sociale » (ibid., p. 100).

13 Ibid., p. 104.

14 Ibid., p. 25.

15 Cette transformation nous a été suggérée par Benvéniste (F.), Noms d'agents et noms d'action en indo-européen, Genève, Maisonneuve, 1993.

16 Heller (J.-L.), « Enquête sur les préretraités, Données sociales, INSEE, 1987, p. 133.

17 Revue française des affaires sociales, n°2, 1985, p. 129-149.

18 Debonneuil (M.), « Les familles pauvres d’une ville moyenne », économie et statistique, n°105, novembre 1978, p. 25-37.

19 Combes (M.-C.), Zilberman (S.), « Les deux premières annèes de vie active des jeunes sortant de l’enseignement secondaire », Données sociales, Paris, INSEE, 1990.

Emmanuel Didier

Diplômé de l’ENSAE (Ecole nationale de la statistique et de l’administration économique), Emmanuel Didier est inscrit en thèse au Centre de sociologie de l’innovation de l’École des Mines, sous la direction conjointe de Luc Boltanski et Bruno Latour. Après avoir travaillé sur l’exclusion, il concentre actuellement ses travaux sur la sociologie des statistiques.

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