Les sociétés parfaites sont les pires de toutes. Je veux dire celles qui se proclament parfaites, qui prétendent abolir la misère, faire régner l’équité et la solidarité. On a connu de ces États arrogants qui affirmaient avoir vaincu le crime et l’injustice, qui prétendaient avoir fait disparaître l’exclusion, la prostitution, la corruption etc. Lorsque la façade s’est effondrée, on a découvert que ces fléaux sociaux existaient toujours et que leur prétendue disparition n’avait été que l’alibi d’un système totalitaire. Je ne crois donc qu’aux sociétés qui reconnaissent leurs imperfections et qui, par-là même, permettent de les combattre. Bref je ne veux connaître que la démocratie, le seul régime à la mesure de l’imparfaite nature humaine.
Une telle société doit être sans cesse améliorée. Ses insuffisances s’étalent au grand jour, alimentant le débat politique. En France, nul ne peut ignorer le drame des familles sans logement, des personnes sans ressources, des enfants à l’abandon, des chômeurs au désespoir. A chaque parti de proposer des solutions institutionnelles, aux électeurs de choisir. Mais on n’en est pas quitte avec son bulletin de vote et pas même avec une action de militant politique. Car, nous le savons, tout l’arsenal de l’État : les lois, les administrations, les subventions, ne pourra jamais éliminer totalement la misère qu’engendre tout système social. Il peut et il doit le réduire, mais il ne saurait l’éradiquer à moins de réduire le pays à un état de dictature communautaire. Il reste toujours une frange plus ou moins importante de la population qui ne peut trouver spontanément une place décente dans notre organisation sociale et cette exclusion-là, qui atteint aujourd’hui des proportions effarantes, ne peut être supprimée par décrets.
Si je pense à ceux qui souffrent, je me dis que c’est affreux ; si je pense à la majorité qui ne souffre pas, je me dis que c’est une chance. Une chance de ne pas dépendre en tout de la grande machine étatique, de pouvoir encore agir par nous-mêmes et changer le monde, de nouer entre les hommes des relations qui ne sont pas régies par la loi, mais partent du coeur. Hier on parlait de charité, aujourd’hui d’humanitaire ; j’accepte le changement de mot s’il signifie que ce mouvement spontané vers la misère n’est pas une obligation imposée par une religion, mais d’abord une pulsion de la conscience humaine. Qu’il peut naître en tout homme quelles que soient ses croyances ou ses incroyances. Si cet élan se trouve renforcé par une foi tant mieux, mais je veux croire qu’il est en l’homme avant de lui être imposé par une doctrine religieuse. Voilà sans doute le plus bel hommage que l’incroyance puisse rendre au christianisme : lorsque la pratique religieuse diminue, ce qui reste c’est la charité... la première vertu enseignée par le Christ.
L’aide spontanée aux plus malheureux est donc un prolongement indispensable de la démocratie. Le libéralisme a raison lorsqu’il nous dit que l’on ne peut vaincre la pauvreté que par la compétition. Il a raison de vouloir instaurer la concurrence économique dans la liberté politique. Mais il nous laisse avec le problème non résolu des plus faibles de ceux qui, dès le départ, étaient « moins égaux que les autres » et qui avaient vocation à être des perdants. On aura beau faire, il arrivera toujours un moment où il reste encore des abandonnés alors que la société ne peut aller plus loin sans basculer dans un tout autre système dont les inconvénients sont pires que les avantages. Si l’on veut rester dans « le plus mauvais de tous les systèmes excepté tous les autres », alors il faut se prendre par la main et finir le travail.
Et c’est là que ces sociétés imparfaites ont besoin de perfection. Non pas celle des systèmes, mais celle des hommes. Pour dire les choses simplement : il nous faut des saints. J’imagine la façon qu’aurait eu le père Joseph de me rabrouer et de me faire taire s’il m’avait entendu prononcer ce mot à son propos. Je le maintiens pourtant, mais, dans un sens très particulier, celui d’une fonction sociale et je veux espérer que, dans cette acceptation réduite, son humilité l’aurait peut-être accepté. Il ne s’agit pas d’un mérite à faire valoir, mais d’une mission à assumer.
Le débat politique, on le sait, se situe essentiellement au niveau du discours. Les citoyens se déterminent sur des propositions générales, éventuellement sur la compétence d’un homme. Pas sur son exemple et sa vie. Un saint - au contraire et je prends ce terme dans un sens qui, à mes yeux, oublie les règles du droit canonique - c’est d’abord une vie. Il s’exprime par ce qu’il est, par ce qu’il fait. Son discours est second comme la moralité de la fable qui tire en deux vers la leçon de l’histoire. Oui une société comme la nôtre, société de la raison et de l’efficacité, a besoin de leçons de vie, pas seulement de discours. Ceux qui nous les donnent sont des « saints » au sens élargi que je donne à ce mot. On pourrait dire aussi des « héros », mais non je préfère cette notion de sainteté qui intègre les plus hautes valeurs morales.
Les « saints » nous sont indispensables pour finir la démocratie, pour lui donner cette chaleur, cette attention aux autres, ce refus de l’égoïsme et de l’indifférence sans lesquels le pacte démocratique est une règle de savoir vivre et rien de plus. Pour faire naître cette dimension cachée de l’homme, dimension qui ne demande qu’à rester cachée, il nous faut des êtres d’exception qui ne nous disent pas ce qu’il faut faire, mais nous donnent la volonté de les suivre. A distance certes, mais dans la même direction. Et cette énergie, elle ne naît pas du discours, je dirais qu’elle ne naît même pas du dynamisme, non elle a besoin de se focaliser sur un modèle de vie.
Une démonstration, si bien faite soit-elle, parle à notre raison, elle reste discutable, une vie s’impose à nous. Elle nous renvoie à nous-mêmes, à notre médiocrité et, du coup, la rend insupportable. Dieu que le père Joseph est gênant, que son souvenir est pesant ! S’il n’avait produit qu’un rapport de plus sur la pauvreté en restant bien sagement dans un bureau, il nous permettrait de rester là dans notre fauteuil à le lire. Mais, en lisant son témoignage, le témoignage d’une vie, chacun est directement interpellé. Parce qu’il n’a pas admis l’inadmissible, il l’a rendu insupportable aux autres. Un « saint » à mes yeux, ce n’est pas autre chose, c’est celui qui pousse l’incarnation du refus jusqu’au point où elle devient contagion irrésistible. Merci, mon père, d’avoir gâché notre confort, d’avoir rendu notre quiétude irrespirable. A nous maintenant de trouver le bonheur qui nous manque dans le sourire des autres.