Nés pour commencer du nouveau

Extrait de La Condition de l'homme moderne, Calmann-Lévy, Paris,1983, Collection Agora, pp. 313 314.

Hannah Arendt

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Hannah Arendt, « Nés pour commencer du nouveau », Revue Quart Monde [En ligne], 167 | 1998/3, mis en ligne le 01 mars 1999, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2772

La remarquable réflexion d’Hannah Arendt sur la faculté d'agir que raconte l'Histoire, oppose cette faculté à celle de travailler dans les cycles répétitifs de la nature, et à celle de fabriquer une œuvre matérielle prévisible et durable. Le chapitre sur l'action se termine par les lignes suivantes.

(…) S'il était vrai que la fatalité est la marque inaliénable des processus historiques, il serait vrai aussi, sans nul doute, que tout ce qui se fait dans l'Histoire est condamné à périr.

Et jusqu'à un certain point cela est vrai. Laissées à elles-mêmes, les affaires humaines ne peuvent qu'obéir à la loi de la mortalité, la loi la plus sûre, la seule loi certaine d'une vie passée entre naissance et mort. C'est la faculté d'agir qui interfère avec cette loi parce qu'elle interrompt l'automatisme inexorable de la vie quotidienne, laquelle, nous l'avons vu, a déjà interrompu et troublé le processus de la vie biologique. La vie de l'homme se précipitant vers la mort entraînerait inévitablement à la ruine, à la destruction, tout ce qui est humain, n'était la faculté d'interrompre ce cours et de commencer du neuf, faculté qui est inhérente à l'action comme pour rappeler constamment que les hommes, bien qu'ils doivent mourir, ne sont pas nés pour mourir mais pour innover. Mais, de même qu'au point de vue de la nature, le mouvement linéaire de la vie de l'homme entre la naissance et la mort ressemble à une déviation bizarre par rapport à la loi commune, naturelle, du mouvement cyclique, de même, au point de vue des processus automatiques qui semblent régir la marche du monde, l'action paraît un miracle. En langage scientifique, c'est une « improbabilité infinie qui se produit régulièrement ». L'action est en fait la seule faculté miraculeuse, thaumaturgique : Jésus de Nazareth, dont les vues pénétrantes sur cette faculté évoquent, par l'originalité et la nouveauté, celles de Socrate sur les possibilités de la pensée, Jésus le savait sans doute bien lorsqu'il comparait le pouvoir de pardonner au pouvoir plus général d'accomplir des miracles, en les mettant sur le même plan et à portée de l'homme.1

Le miracle qui sauve le monde, le domaine des affaires humaines, de la ruine normale, « naturelle », c'est finalement le fait de la natalité, dans lequel s'enracine ontologiquement la faculté d'agir. En d'autres termes : c'est la naissance d'hommes nouveaux, le fait qu'ils commencent à nouveau l'action dont ils sont capables par droit de naissance. Seule l'expérience totale de cette capacité peut octroyer aux affaires humaines la foi et l'espérance, ces deux caractéristiques essentielles de l'existence que l'antiquité grecque a complètement méconnues, écartant la foi jurée où elle voyait une vertu fort rare et négligeable, et rangeant l'espérance au nombre des illusions pernicieuses de la boîte de Pandore. C'est cette espérance et cette foi dans le monde qui ont trouvé sans doute leur expression la plus succincte, la plus glorieuse dans la petite phrase des Evangiles annonçant leur « bonne nouvelle » : « Un enfant nous est né ».

1 Jésus fonde ce pouvoir humain de faire des miracles sur la foi qui est hors de notre propos. Ce qui compte dans le contexte présent, c'est que le

1 Jésus fonde ce pouvoir humain de faire des miracles sur la foi qui est hors de notre propos. Ce qui compte dans le contexte présent, c'est que le pouvoir d'accomplir des miracles n'est pas considéré comme divin. La foi transportera les montagnes et la foi pardonnera : deux choses aussi miraculeuses l'une que l'autre, et la réponse des apôtres, lorsque Jésus leur enjoint de pardonner sept fois le jour, est “ Seigneur, augmente notre foi ”

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