L'enfant, créateur de ses parents

Lenore Cola et Emma Speaks

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Lenore Cola et Emma Speaks, « L'enfant, créateur de ses parents », Revue Quart Monde [En ligne], 167 | 1998/3, mis en ligne le 05 janvier 1999, consulté le 19 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2776

Pour l'avenir des enfants, les parents trouvent la force de changer le présent... Lors d'une récente rencontre internationale du Mouvement ATD Quart Monde, deux New Yorkaises en témoignent. (Propos recueillis par Louis Join-Lambert)

Revue Quart Monde : Comment comprenez-vous que l’enfant peut être « civilisateur » ?

Lenore Cola : Cela veut dire qu'entre adultes et enfants nous devrions nous comporter comme des personnes civilisées ? Qu'est-ce qui fait que nous sommes civilisés ? Ce n’est pas seulement d’être ensemble.

Emma Speaks :  Nos enfants vivent avec nous dans la pauvreté : ce n’est pas une raison pour accepter un climat de violence. Nous voulons la paix, d'abord pour eux.

Lenore Cola : Ils sont notre propre avenir. Ils nous continueront quand nous nous arrêterons. A nous de leur montrer le droit chemin, celui que l'on construit pierre par pierre. Il y a plusieurs voies dans la vie, cela dépend de nous de leur montrer celle qui est bonne. Nous essayons de les guider mais je pense que nous devons les écouter, entendre ce qu'ils disent, c'est le fond du problème.

Je vais donner un exemple. Mon fils de onze ans a eu des difficultés avec une maîtresse qui se plaignait continuellement de lui. Je suis allée souvent rencontrer ce professeur, c'était toujours pareil. A bout, j'ai demandé à mon fils : « Qu'est-ce qui se passe ? » Il m'a répondu : « Le professeur répète que je ne ferai jamais rien dans la vie, que je finirai clochard à la rue ! » J'ai compris alors pourquoi il se révoltait tout le temps. S'il dissipe la classe, le professeur doit le reprendre, c'est juste. Mais elle n'a aucun droit de l'humilier. L'enfant a sa sensibilité qui doit être respectée.

RQM : Pourquoi n'écoute-t-on pas nos enfants ?

Lenore Cola : On est sans cesse préoccupés dans la vie. On vit dans de telles conditions de pauvreté ! Même ceux qui ont un travail, ils travaillent tellement ! Alors, on écoute superficiellement mais on n'entend pas vraiment ce que l'enfant est en train de dire.

RQM : Comment l’avez-vous découvert ?

Lenore Cola : Le jour où mon fils m'a dit : « Tu n'écoutes pas ma version des faits ». Alors, je me suis assise dans une pièce sans télévision, sans rien pour nous distraire, j'ai écouté ce qu'il avait à me dire et j'ai compris.

Maintenant lorsque je participe à des rencontres, des réunions, j'écoute d'abord ce que les gens ont à dire pour les comprendre. C'est mon fils qui me l'a appris et ça me sert dans la vie avec les autres.

RQM : Vous avez dit qu'on n'écoute pas parce qu'on est préoccupé. Lorsque vous écoutez, est-ce que ça veut dire que vous n'avez plus de préoccupations ?

Lenore Cola : Non ! Mais j'ai appris qu'il faut prendre le temps même si les soucis envahissent la vie. Mon enfant  doit exister, c'est lui qui est le plus important au moment où il vient vers moi et me questionne. Peu importe ce qui se passe dans la vie, il faut s'asseoir et prendre le temps. C'est peut-être le seul moment où il est prêt à parler. Si je laisse passer ce moment-là, est-ce que je n'ai pas laissé passer la chance qui aurait pu l'empêcher de faire une bêtise ?

Mon fils m'a fait comprendre que les enfants sont des personnes et que comme personnes ils doivent être pris au sérieux, écoutés. Il m'a dit : « Tu n'écoutes pas mon point de vue ». J'ai réalisé qu'il y avait deux côtés à prendre en compte dans cette histoire.

D'une certaine façon, c'est comme le mouvement ATD Quart-Monde. Vous défendez les pauvres gens, vous les écoutez, vous essayez de les comprendre pour être capable de les défendre. Moi aussi, je dois avoir la même attitude à l’égard de mon enfant quand il est humilié, quand il ne peut se défendre, et pour cela je dois l'écouter.

Les enfants nous donnent une force. Tu es celui, celle qui a la responsabilité de l'enfant même si tu as des soucis, même si tu es malade, si tu ne sais plus si tu vas vivre ou mourir. Ils te donnent l'énergie, l'amour que tu ne pensais pas posséder. Ils te donnent une énergie que tu ne trouves nulle part ailleurs. Ce sont les seuls qui ont un amour inconditionnel.

Emma Speaks : Pour moi le seul à avoir l'amour inconditionnel, c'est Dieu. N'importe quelle autre forme d'amour est humaine et donc ne peut être tout à fait inconditionnelle. Ce qui s'en rapproche le plus, c'est ce qui unit les parents et les enfants.

Mais pour que cela se développe, il faut construire dans la famille, à la maison, un climat créateur de paix. Ce n'est facile pour personne. Mais si nous travaillons à construire cela dans la maison, à bâtir la paix, quand l'enfant sortira dans la rue il aura en lui une force qui l'aidera à ne pas entrer dans le cycle de la violence. Il y a tellement de danger dans la rue !

RQM : Vous vous sentez responsables de ce que votre enfant apprend dans la famille. Mais les difficultés viennent aussi de l'extérieur, de l'environnement ?

Lenore Cola : Nous avons des responsabilités les uns vis à vis des autres, encore plus à l’égard des enfants. Rien n'est à sens unique.

RQM : Comment avez-vous compris cela ?

Emma Speaks : Il y a des moments durs dans la vie. A une période, je ne travaillais pas, je tombais dans l'alcoolisme. Je buvais tout le temps, je me réveillais en buvant, je buvais au milieu de la journée, la nuit, j'avais une canette à côté de mon lit... J'étais tellement préoccupée par la boisson que lorsque les enfants me parlaient, je ne les entendais pas.

Puis j'ai commencé à réfléchir : « Si tu veux aller vers les autres, aller à l'école, tu ne peux pas être saoule ! ... » Ce qui m'a permis de changer, je pense, c'est que des personnes proches de moi, aimaient mes enfants. Elles m'ont ainsi donné une raison de vouloir changer.

Babeth par exemple, elle travaillait à la bibliothèque de rue près de chez moi, elle était comme ça, comme David... Ils montraient constamment qu'ils se faisaient du souci pour chacun. Ils avaient une façon d'être, comme ça, qui peut ramener quelqu'un à faire attention à lui-même J'ai pensé :  « C'est le moment que tu donnes quelque chose en retour et pas seulement à eux. Tu vas te changer toi-même en premier, pour aider quelqu'un d'autre à changer » J'ai réalisé que si je suis perdue, mes enfants le sont avec moi.

Changer... pourtant j'avais de bonnes racines, mais il y a un moment dans la vie où on arrive au croisement de deux routes. Je savais où était le bon chemin que j'aurais dû suivre. Mais j'avais besoin d'aventures, de piquant dans la vie. Je me suis dit : « Juste un petit peu pour voir à quoi ça ressemble ! » Mais une fois que tu es sur la mauvaise pente, tu continues de descendre. Si tu trouves de l'aide, du soutien, tu peux revenir, remonter la pente. Mais il y en a tant qui n'en trouvent pas et vont de défaite en défaite !

Je pense que la plus mauvaise personne a encore du bon en elle. Personne ne sait quand ça va se manifester, quand ce qui est bon sortira.

Lenore Cola : Par exemple, là où l’équipe d’ATD vient faire la bibliothèque de rue, les dealers avaient l'habitude de vendre de la drogue. Petit à petit, ils ont vu tout ce que la bibliothèque de rue apportait aux enfants et ils ont eu assez de respect pour partir deux heures, le temps qu’elle dure.

Les enfants donnent de l'énergie aux parents. Est-ce une valeur pour toute la société ? Pour les dealers, y a-t-il d'autres valeurs qu'ils respectent ?

Lenore Cola : Certains ne vendent pas de drogue aux femmes enceintes, c'est leur éthique, ils ne veulent pas être ceux qui provoqueraient la mort d'un bébé ; d'autres ne commercent pas devant leur propre famille...

RQM : Je voudrais revenir à l'amour inconditionnel...

Lenore Cola : J'ai appris près des petits enfants qu'ils ont l'amour inconditionnel. Les petits enfants t'aiment. Peu importe ce qui t'arrive, ils ne te retirent pas leur amour. Quand on vieillit, on change, on aime quelqu'un pour ce qu'il fait non pour ce qu'il est. Cet amour des enfants, cet amour-là pousse à changer.

Emma Speaks : Je disais tout à l'heure que j'ai arrêté de boire parce que ça m'empêchait d'écouter mes enfants.

RQM : Si on revient à ce que les dealers ont fait, est-ce qu'il y a d'autres exemples où les enfants unissent la société ?

Emma Speaks : Il y a ce nourrisson qu'on a retrouvé dans une poubelle. Ca a bouleversé tout le monde. Quoi qu'on fasse, nous ne pouvons pas garantir que ça n'arrivera plus. Mais ressentir quelque chose et ne rien faire n'est pas possible, on se sent une responsabilité.

Il y a eu plusieurs cas semblables. Ce sont des adolescentes en général. A un moment elles ont dû montrer par leur comportement que ça n'allait pas, elles ont sûrement, à leur manière, crié à l'aide et personne n'a entendu !

Lorsqu'on se manifeste dans des événements tragiques comme ceux-là, on ne vient pas seulement pour le bébé qui est mort. On vient pour signifier ce que la société devrait être, qu'elle doit respecter les enfants et les jeunes. Personne ne peut penser que cet événement est sans importance.

Nous montrons ainsi comment nous voulons vivre ensemble.

CC BY-NC-ND