L’Europe sociale en souffrance

Daniel Fayard

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Daniel Fayard, « L’Europe sociale en souffrance », Revue Quart Monde [En ligne], 163 | 1997/3, mis en ligne le 01 mars 1998, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/287

La lecture de la presse est un bon exercice pour entretenir la vigilance qui nous est nécessaire et nourrir les raisons que nous avons de « vaincre l’exclusion », ce à quoi veut contribuer pour sa part la revue Quart Monde.

Les pays d’Europe représentent une puissance économique de premier ordre. Et pourtant le nombre de chômeurs officiellement recensés frise les vingt millions… Cinq millions sont sans abri… Une situation qui favorise le développement d’une société duale où les richesses se concentrent entre les mains d’une minorité de privilégiés. (Courrier de l’Escaut, 15 avril.

Face à cela, la mobilisation s’est amplifiée ces derniers mois sous forme de concertations inter mouvements, de marches de protestation contre le chômage et d’appels en faveur d’une Europe « sociale ».

En France, des associations de lutte contre le chômage et de défense de sans-droits et les différents syndicats se sont prononcés ensemble en faveur d’une charte pour la défense des droits fondamentaux et des acquis sociaux. Leurs revendications visent l’arrêt des expulsions de sans-papiers et l’abrogation des lois Pasqua-Debré, l’interdiction des arrêts anti-mendicité et des expulsions locatives sans relogement, le gel des licenciements et des plans sociaux, l’abandon des processus de privatisation des entreprises publiques. (Le Monde, 6 juin.)

Deux cent trente économistes européens ont signé un mémorandum pour une politique économique alternative en Europe, fondée sur la recherche de la croissance, du plein emploi et de la cohésion sociale et non sur la rigueur budgétaire. (Est Républicain, 28 mai.)

Plusieurs milliers de syndicalistes ont manifesté à Bruxelles à l’occasion de la journée européenne pour l’emploi. Ils veulent que soient incluses dans les textes européens des garanties sur les droits des travailleurs (La Croix, 30 mai)

Sous l’instigation de plusieurs collectifs dont l’association « Agir ensemble contre le chômage », des marches avaient été organisées en France depuis 1994 pour sortir les chômeurs de leur isolement. D’autres avaient également eu lieu en Espagne, en Italie, en Grande-Bretagne. En 1997, ces marches sont devenues européennes. Commencées à Tanger, Sarajevo, Belfast et Helsinki, elles traversent les quinze pays membres de l’Union pour rassembler près de cinquante mille participants le 14juin à Amsterdam (Sommet européen. Il s’agit de protester tout à la fois contre le chômage, la précarité et l’exclusion sociale, d’affirmer que l’Europe ne peut se constituer sur le dos de vingt millions de chômeurs, de refuser une société où certains sont surchargés de travail alors que d’autres n’en ont pas du tout. Jusqu’à présent, seuls les transporteurs et les agriculteurs s’étaient ainsi réunis pour interpeller ensemble les pouvoirs publics européens. (Luxemburger Wort, 16 avril ; Le Parisien, 10-11 mai ; La Croix, 18 mars).

« Aujourd’hui, c’est la solidarité entre travailleurs et chômeurs qui importe » (La Croix, 17 juin)

« Aujourd’hui, on nous explique que la lutte contre la pauvreté et l’exclusion relève des gouvernements et non de l’Union européenne. Il faut que cela soit intégré dans le champ d’activités de la Commission. » (La Croix, 26 mars)

Cet appel aura-t-il été entendu » La Charte sociale du Conseil de l’Europe est maintenant citée comme une référence pour l’Union dans le préambule du Traité d’Amsterdam, ainsi que dans le chapitre sur la politique sociale. La lutte contre l’exclusion sociale figure désormais dans les objectifs de l’Union : des actions européennes contre l’exclusion sociale pourront être décidées à une majorité qualifiée des États membres, et non plus à l’unanimité.

En réalité, c’est dans tous les pays européens, de l’Atlantique à l’Oural, que la précarisation du travail et des conditions de vie prend des proportions inquiétantes que les responsables politiques ont bien du mal à juguler. La presse y fait largement écho.

Bulgarie : Selon le Ministère du Travail et de l’Assistance sociale, 90 % des Bulgares vivent au-dessous du seuil de pauvreté fixé à quatre dollars par jour en Europe de l’Est. (Le Monde, 1er avril)

Russie : « Le problème aujourd’hui, ce n’est pas de trouver du travail, mais du travail qui nourrit » résume Galina Vavitsina, psychologue à l’Agence de l’emploi. « Nous avons des offres, mais les gens ne veulent pas gagner deux cent mille roubles (deux cents francs) et attendre trois mois pour les toucher » (Libération, 26 mars)

Italie : Le chômage touche 12,2 % de la population active, dont environ 35 % de jeunes, âgés entre quinze et vingt-quatre ans. (Espace social européen, 21 mars)

Danemark : C’est le seul pays où il y a une obligation légale concernant l’occupation des jeunes de moins de vingt-cinq ans. Ceux d’entre eux qui sont au chômage depuis six mois doivent recevoir une formation ou accepter un emploi... La plupart de ceux qui optent pour une formation finissent par l’interrompre pour prendre un emploi proposé par des municipalités (assistance aux personnes âgées, entretien des rues, activités sociales ou culturelles en tout genre) (La Croix, 13 mars).

Grande-Bretagne : Trois millions de Britanniques gagnent moins de trente-cinq francs de l’heure. Exemples d’offre d’emploi : « Recherchons téléphoniste ; 3,3 livres (1 livre = 10 francs français) de l’heure pour travailler les mercredis et dimanches de six à onze heures. » « Recherchons agent de sécurité, 3 livres l’heure (2,75 livres la nuit) contrat à durée déterminée, pas d’expérience nécessaire. » (La Croix, 29 avril.

France : Selon une étude de l’Observatoire de l’action sociale (ODAS), un SMIC à mi-temps est toujours insuffisant pour survivre. Or ce type d’emploi constitue la principale filière de sortie du RMI. Le président de l’ODAS souhaite le maintien du RMI en cas d’emploi à temps partiel. (Le Monde et La Croix, 14 mars).

Les initiatives locales se multiplient pour tenter de venir au secours des « sans-travail », spécialement des jeunes. Ont-elles un caractère pilote ? Valent-elles expérimentation pour une action globale à plus grande échelle ? Le salut est-il dans la multiplication de ces micro-réalisations ? Certains le pensent, beaucoup estiment qu’elles ne sont pas à la hauteur des besoins.

A Charleroi, la mission régionale pour l’emploi a décidé de créer un « réseau de parrainage » qui devrait permettre aux demandeurs d’emploi de reconstituer un réseau de relations dans les milieux professionnels afin de se réintégrer plus facilement dans la vie active. (La Libre Belgique, 19 mars).

Dans la région de Haute-Saintonge, les maires de cent vingt-trois localités ont décidé de recruter chacun un jeune en Contrat emploi-solidarité et de l’accompagner tout au long d’un parcours qui devrait l’amener à une pré-qualification puis à un emploi stable. (Sud-Ouest, 1er mars).

A Garges, dix jeunes d’une cité de deux mille logements, sont employés par l’organisme HLM pour y être des médiateurs « agents de citoyenneté », chargés de dialoguer avec les habitants et de désamorcer les conflits. (Le Parisien, 9 juin).

A Marseille, Bilbao (Espagne), Catania (Italie), Hämeenlinna (Finlande), des « écoles de la seconde chance » vont être créées dans le cadre du programme pilote lancé sous l’impulsion d’Edith Cresson, commissaire européen chargé de l’éducation et de la formation. (Actualités sociales hebdomadaires, 27 juin)

… Mais les politiques ambitieuses ne sont pas au rendez-vous, qui seraient susceptibles de peser sur la maîtrise du chômage et d’entraîner un large consensus sur une orientation forte à promouvoir, par exemple la réduction du temps de travail. Les termes du débat sont pourtant mieux perçus.

Dans un article (Le Monde, 4 avril), Lionel Stoléru constate que les pays qui ont relativement réussi à contenir le chômage appartiennent aussi bien au groupe libéral (Etats-Unis, 5,4 % de chômage ; Grande-Bretagne, 7,4 %) qu’au groupe social-démocrate (Autriche et Pays-Bas, 6,2 % ; Norvège, 3,9 % ; Suède, 7,4 %).

Les premiers y parviennent par la dérégularisation des contrats de travail et des rémunérations, la multiplication des petits emplois à petits salaires, la liberté totale d’embauche et de licenciement. Les seconds par un double ajustement contractuel (syndicats, patronat, gouvernement) sur la durée du travail et les revenus.

On sait cependant que, dans les pays anglo-saxons, les analyses de ces « réussites » relatives, mesurées sur les seules données du chômage, ne suffisent pas à rendre compte de la situation réellement vécue par les citoyens. En témoigne l’article de Will Hutton, rédacteur en chef de The Observer, consacré au pseudo-miracle britannique. (Le Monde, 26 avril.)

Tandis que l’Allemagne et la France s’embourbent dans le chômage, la Grande-Bretagne fait figure de pionnière avec des records de création d’emplois et de croissance…

La vérité est que, si l’extraordinaire expérience économique et sociale vécue par les Britanniques a été sur certains points bénéfiques, (…) le bilan global est négatif.

La flexibilité actuelle du marché du travail traîne dans son sillage une insécurité et une exclusion sociale... L’inflation reste forte par rapport aux niveaux internationaux...

La triste réalité est que le taux de croissance à long terme a baissé en Grande-Bretagne, tandis que la tendance à l’inflation restait inchangée et le niveau d’investissement insuffisant. Les chiffres du chômage, correctement évalués, dépassent les quatre millions et le nombre de foyers sans travail est l’un des plus élevés d’Europe. Parallèlement, les infrastructures publiques de l’aide sociale, de la santé et de l’éducation sont plus détériorées et indigentes que jamais. (...) L’incomparable prospérité proclamée (…) ne correspond pas à ce que les gens vivent. (...)

Quelques 30 % des adultes britanniques en âge de travailler sont sans emploi ou économiquement inactifs. La deuxième catégorie est celle des 30 % d’adultes qui possèdent un emploi, mais sans être sûrs de pouvoir le garder en raison de la flexibilité du marché du travail. (...)

Avec l’obligation dévolue à chacun de souscrire une assurance personnelle pour financer sa retraite et les soins de santé de ses vieux jours, pour se couvrir également contre le chômage, la perte d’un emploi ne s’évalue plus seulement en termes de diminution ou d’absence de revenus. Elle signifie ne plus pouvoir payer ses primes d’assurance. Les quatre cent mille saisies immobilières des six dernières années (…) sont directement liées à l’incapacité croissante où se trouvent les travailleurs de supporter le paiement de leurs traites. (...)

Extraits de l’article Le pseudo-miracle britannique, Will Hutton, Le Monde, samedi 16 avril 1997, p. 14. Reproduction avec l’aimable autorisation du journal Le Monde.

Dans le n° 123 de CFDT Aujourd’hui (mars-avril), Jacques Freyssinet tente pour sa part de cerner les intérêts en jeu dans la négociation sur la réduction du temps de travail.

Les salariés rejettent massivement une réduction du pouvoir d’achat et n’acceptent de nouvelles contraintes sur les horaires qu’en contrepartie d’une forte réduction de durée. Ils exigent que les effets positifs sur l’emploi soient mesurables.

Les employeurs veulent un élargissement de la flexibilité productive et s’opposent à tout alourdissement des coûts unitaires de production.

L’État doit donc intervenir pour modifier les bases de calcul des prélèvements, promouvoir des négociations dans l’entreprise et dans les branches, rendre mesurables l’amélioration de l’emploi et les gains de productivité.

Quant aux questions relatives à la représentation des « sans-travail », elles devraient être prioritairement mises à l’ordre du jour là où s’élaborent les politiques de l’emploi, si on veut parvenir à une véritable reconnaissance de leurs droits. C’est ce que préconise le Mouvement national des chômeurs et précaires (MNCP) qui vient de tenir son premier congrès national. (La Croix, 3 avril)

ATD Quart Monde Pierrelaye : Conjoncture européenne, mars-avril 1997 ; Conjoncture Travail-Métier n° 46, juin 1997.

Daniel Fayard

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