Le combat contre la pauvreté et la lutte pour le droit au logement n’ont pas débuté avec la loi du 31 mai 1990. Celle-ci n’avait d’ailleurs pas l’ambition de constituer un programme global de lutte contre la pauvreté. Elle reposait sur deux notions essentielles. D’abord elle s’appuyait sur l’idée que le logement est l’une des « sécurités » qui permettent aux personnes et aux familles de bâtir un projet personnel et familial, de conquérir, ou reconquérir, leur autonomie et leur citoyenneté, comme l’a si bien dit le rapport « Grande pauvreté et précarité économique et sociale » du Conseil économique et social en 1987. Ensuite elle partait du constat que les mécanismes de droit commun en matière de logement (financements, statuts, pratiques…) ne permettaient pas à chacun, personne ou famille, d’accéder à un logement décent et de s’y maintenir.
Une mobilisation générale des acteurs locaux du logement devait donc être organisée et des logements spécifiques proposés à ceux qui éprouvaient, pour se loger, « des difficultés particulières en raison notamment de l’inadaptation de leurs ressources ou de leurs conditions d’existence. »
Des évolutions positives ont eu lieu au cours de ces cinq ans : mise en place de plans départementaux d’action et de Fonds de solidarité pour le logement dans tous les départements, meilleure maîtrise collective des procédures, travail en commun des administrations et des opérateurs, production de logement adaptés, répartition et coordination des tâches entre les divers opérateurs, décisions de justice qui, concernant les expulsions de squatters, commencent à prendre en compte les exigences du droit au logement.
Cependant, force est de constater que, malgré les efforts et les évolutions, la création de logements d’insertion n’est pas à la hauteur des espérances ni des besoins.
Après une nécessaire période d’apprentissage et de montée en régime, les procédures instituées par la loi du 31 mai 1990 devraient être pleinement opérationnelles et efficaces. Pourtant elle ne le sont pas encore partout.
Pourquoi ? Où sont alors les blocages. A y regarder de près, les obstacles ne sont guère d’ordre juridique, technique ou financier. Les outils existent, les lignes budgétaires sont prévues, elles sont même sous-utilisées.
En améliorant les moyens de l’action, en redéfinissant ses territoires, en soutenant davantage les acteurs, en mobilisant les patrimoines publics et parapublics, en assurant la cohérence de l’action de l’Etat, on pourrait certainement – et il faut le faire, sans aucun doute – produire plus de logements d’insertion, et permettre aux familles en précarité d’accéder à cette base essentielle de l’insertion sociale qu’est le logement.
Des pratiques qui dénaturent la loi
En fait, la difficulté se retrouve fondamentalement au niveau de l’engagement des responsables politiques et de la population. Non pas qu’il ne se soit rien passé ! On a assisté, et on le perçoit encore, à un foisonnement d’initiatives et d’engagements locaux admirables. Mais cette mobilisation est très inégale selon les départements ou selon les communes. Certes, cette absence d’action provient parfois du manque d’opérateurs locaux ! Toutes les villes n’ont pas sur leur territoire des organismes d’HLM aussi mobilisés que d’autres le sont, ou des associations suffisamment fortes, compétentes et pérennes pour assumer les prises en charge de personnes en grande difficulté. Mais il faut reconnaître surtout que des réticences existent bel et bien, que des communes ont choisi de refuser la diversité sociale sur leur territoire, et que des égoïsmes de quartier amènent à rejeter des projets destinés à des familles ne correspondant pas à leurs normes sociales.
Plus que technique ou financier, le problème humain du logement des personnes en difficulté est avant tout un problème politique, un enjeu pour la société d’aujourd’hui.
Les réponses n’iront pas d’elles-mêmes. Par l’ampleur des enjeux , elles ne peuvent être non plus fondées sur la seule compassion ou sur la seule bonne volonté des partenaires locaux.
Indépendamment des dispositions spécifiques qu’il faut maintenir et amplifier, deux clarifications s’imposent aujourd’hui : le concept de logement d’insertion et le rôle de l’Etat.
En matière de logement d’insertion, un certain nombre de glissements ont récemment vu le jour. Des pratiques abusives, parfois politiquement conceptualisées, assimilent les personnes et familles disposant d’un salaire, même faible, à des personnes et familles précarisées devant faire l’objet d’un accompagnement social, ou devant bénéficier de logements d’insertion.
Or, l’objectif de l’action sociale doit être la conquête de l’autonomie personnelle, familiale, professionnelle, culturelle et sociale. En matière de logement, la finalité de l’action, c’est l’accès à un logement de droit commun, un logement « banalisé », un logement « ordinaire. »
Les dispositions à prendre doivent radicalement distinguer les personnes et familles dont la seule difficulté en matière de logement réside dans la faiblesse de leurs revenus de celles qui cumulent des handicaps de plusieurs ordres.
Les premières doivent pouvoir accéder à un logement de « droit commun », à financement public ou privé et les réponses doivent se situer au niveau soit de leur solvabilisation , soit d’une politique de logement à faible loyer. Une personne ou une famille à « petits revenus » ordinaires est une personne, ou une famille, ordinaire qui a droit à un logement ordinaire.
Les secondes doivent s’insérer dans des dispositifs d’insertion, qui sous-entendent d’une part, une médiation entre la famille et le propriétaire, entre la personne et la société, d’autre part une « sortie » vers le logement autonome. Les logements d’insertion doivent être perçus comme des réponses temporaires à apporter dans un parcours résidentiel devant permettre à ces familles de réintégrer le plus tôt possible des logements soumis au droit commun.
De même, la création d’hébergements, ou de logements transitoires, ne peut se concevoir que comme l’élaboration de réponses adaptées à des problèmes particuliers, et comme volets de plans d’action pour la mise en œuvre du droit au logement décent et stable pour tous.
Toute confusion tant dans la définition du logement social que dans la notion de logement d’insertion n peut être que préjudiciable à la clarté et à l’efficacité de l’action.
Une démarche globale ignorée
Outre ce recentrage de l’action spécifique en faveur du logement des personnes défavorisées, qui n'exclut bien sûr en aucun cas une action redéfinie et vigoureuse à destination des personnes et familles à faibles revenus, une autre condition s’impose aujourd’hui pour que la mobilisation se développe et se fortifie : le « portage » politique de l’action.
Le constat apparaît malheureusement dans toutes les études sur la mise en œuvre de la loi du 31 mai 1990 : les responsables politiques se sont fortement impliqués lors de l’élaboration des plans départementaux pour le logement des personnes défavorisées ; ils ont ensuite eu tendance à déléguer les responsabilités relatives au suivi de ces plans à leurs services techniques.
La diversité des populations défavorisées provoque souvent une fragmentation de la demande, un éparpillement des réponses, un labyrinthe de filières d’accès. Avec pour résultat, une complexité effrayante de la réglementation. Les initiateurs de la loi du 31 mai 1990 avaient refusé une approche segmentée du droit au logement. La nécessaire adaptation des réponses à cette diversité devait, selon eux, s’intégrer dans une démarche globale responsabilisant l’ensemble des acteurs sous la forme d’un plan négocié et porté collectivement, sur le terrain et à bonne échelle.
Convient-il d’admettre que cette démarche partenariale faite d’analyses et d’objectifs arrêtés en commun, d’une part, modifiait trop profondément les savoir-faire et les pratiques traditionnelles pour qu’elle puisse être adoptée dans toutes les situations locales, d’autre part heurtait tous les tenants de la production de réponses sectorielles à court terme qui refusent de concevoir le problème du logement dans la perspective d’un parcours résidentiel adapté ?
Il existe aujourd’hui au moins 5 plans d’action en faveur des personnes défavorisées : le plan départemental d’action issu de la loi du 31 mai 1990, le schéma départemental des conditions d’accueil des gens du voyage, le plan pour l’hébergement d’urgence des personnes sans abri, les dispositifs d’accueil pour l’hiver, les schémas départementaux de Centres d’hébergement et réadaptation sociale.
Si la diversité est source d’initiatives, l’éparpillement affaiblit l’efficacité. Et induit des dépenses importantes, incohérentes et stériles !
La politique spécifique du logement des personnes défavorisées s’inscrit bien évidemment dans le contexte de la décentralisation et de la déconcentration. Se pose alors la question des relations entre l’Etat et les collectivités territoriales.
La politique du logement relève de la compétence et de la responsabilité de l’Etat. Les pouvoirs publics ont pour charge de déterminer les objectifs d’une politique du logement, les conditions de la mise en œuvre du droit au logement, par incitation ou par contrainte, ainsi que les bases juridiques techniques et financières nécessaires, régime de la propriété, organismes d’intervention, aides budgétaires publiques ( fiscales, à l’investissement ou à la personne), droits et obligations des partenaires à l’acte de construire, de gérer ou d’habiter. Le « droit au logement » est affirmé par l’article 1er de la loi du 6 juillet 1989. Et « garantir le droit au logement constitue un devoir de solidarité pour l’ensemble de la nation », dit l’article 1er de la loi du 31 mai 1990. Dès lors que la volonté nationale a défini un droit et des objectifs, toutes les structures de la société sont concernées. En particulier les collectivités territoriales.
Depuis les lois de décentralisation, « les communes, les départements et les régions définissent, dans le cadre de leurs compétences respectives, leurs priorités en matière d’habitat »1 et les collectivités territoriales doivent notamment assurer « à tous les habitants des villes des conditions de vie et d’habitat favorisant la cohésion sociale et de nature à éviter ou à faire disparaître les phénomènes de ségrégation »2
Un conflit de compétences peut apparaître alors entre l’Etat et les collectivités territoriales. Certains élus l’ont d’ailleurs soulevé. Le Conseil constitutionnel a tranché : les objectifs politiques de la mise en œuvre du droit au logement ont été définis et arrêtés par les représentants de la Nation, ils doivent être mis en œuvre localement, sans dérogation possible, en fonction des besoins locaux.
Pour autant, rares sont actuellement les obligations imposées aux collectivités territoriales. Il est manifeste que certaines collectivités utilisent cette absence de contrainte juridique pour s’affranchir de leurs devoirs.
Des responsabilités et des engagements à réaffirmer
Avant la décentralisation, l’Etat avait des prérogatives de tutelle des collectivités territoriales. Aujourd’hui ce n’est plus le cas. Comment allier alors les objectifs définis par la loi et leur mise en œuvre locale ? Une double démarche s’impose.
Dans un premier temps, il faut, localement, sur le terrain, favoriser et soutenir le partenariat et le volontariat contractualisé. C’est là l’esprit de la loi du 31 mai 1990.
Mais, dans un deuxième temps, si le volontariat échoue, l’Etat par l’intervention de ses agents, doit prendre ses responsabilités.
L’Etat est le responsable final des engagements de la Nation. Il ne doit pas hésiter à imposer la réalisation des objectifs importants. Il en a d’ailleurs les moyens, notamment juridiques (dispositions de la loi du 31 mai 1990, de la loi sur le résorption de l’habitat insalubre, mais aussi du code de la construction, en particulier la procédure des Projets d’Intérêt Général…)
De tuteur des collectivités locales, il doit passer au rôle de garant de la solidarité nationale et de la mise en œuvre des objectifs nationaux. C’est une nouvelle fonction qui peut relégitimer son action, la rendre cohérente et efficace au regard de l’intérêt général.
C’est aussi l’enjeu d’aujourd’hui. La difficulté d’accès au logement est de nos jours un drame d’envergure nationale. L’Etat est en première ligne. Il a défini les objectifs et les moyens. Il est le garant de leur mise en œuvre. En l’absence de volonté locale, son intervention se justifie nécessairement. Ainsi sera affirmée la volonté déterminée de la collectivité nationale d’assurer un logement à tous. Ainsi peut-être mis en œuvre le droit au logement.
Peut-on profiter des enseignements de l’action sur la mise en œuvre du droit au logement pour une politique globale de lutte contre la pauvreté ? La question mérite une réflexion approfondie.
Indépendamment du fait que la lutte contre la pauvreté couvre un champ immensément plus vaste que la mise en œuvre du droit au logement, on peut certainement cerner et approcher un certain nombre de difficultés qu’il est nécessaire de surmonter.
L’absence de logement, ou la difficulté d’accès à un logement, n’est que l’un des aspects de la précarité. La lutte contre la pauvreté nécessite une action vigoureuse dans d’autres domaines, aussi différents que l’emploi, la santé, l’éducation et la culture, des domaines tout aussi complexes, voire davantage, que le logement et la construction, et qui ont tous leurs intervenants, leurs traditions, leurs savoir-faire, leurs contraintes et leurs lourdeurs, voire leurs paralysies. C’est dans quatre ou cinq secteurs, et non plus un seul, qu’il faut proposer, convaincre et agir.
De la même façon qu’une politique en faveur du logement des personnes défavorisées ne peut se concevoir en dehors d’une politique générale du logement, mais aussi d’une politique de l’habitat, de la ville et de l’aménagement du territoire, une politique de lutte contre la pauvreté doit s’insérer dans une politique de promotion de l’homme et des droits de l’homme.
Toutefois une des conditions de l’insertion physique et sociale est la création, ou le maintien d’une politique spécifique, sous forme de discrimination positive, fondée sur des projets, des financements et des outils clairement identifiés qui permettront d’accompagner les familles en situation de précarité et de faciliter une évaluation continue des mesures mises en œuvre.
Pour éviter les dérives et les utilisations détournées des dispositions arrêtées, il s’avère aussi nécessaire de bien identifier les populations auxquelles le plan de lutte est destiné. Dans le domaine du logement par exemple, une confusion s'est peu à peu installée entre sans domicile fixe, sans abri, sans logis, mal logés, démunis, défavorisés, toutes notions qui correspondent à des situations particulières et nécessitent des réponses appropriées.
Se doivent d’être clairement identifiés aussi les intervenants possibles tant institutionnels que ceux qui ressortent de la société civile, ainsi que la mission qui est confiée à chacun. Chacun a un rôle, un champ d’intervention qu’il connaît, des savoir-faire. C’est certainement dans la mise en synergie de toutes les compétences que se trouve la voie à tracer.
Enfin des choix doivent être effectués sur les responsabilités respectives de l’Etat et des collectivités territoriales, à partir de l’état institutionnel du pays, afin de permettre la cohérence des interventions et l’évaluation des politiques entreprises, afin que chaque responsable puisse rendre compte publiquement de ses décisions et de son action.
De l’expérience des quatre premières années d’application de la loi du 31 mai 1990, je retire deux convictions fortes.
La première, c’est, à partir du constat de l’inadaptation de nos échelons institutionnels, la nécessité de doter les bassins d’habitat – qui sont aussi les bassins de vie et d’emploi – de réelles prérogatives supracommunales pour l’insertion sociale, le développement économique, les transports et l’environnement.
La seconde, c’est, devant les faiblesses du recours au volontariat d’une pluralité d’acteurs, la nécessité pour l’Etat de se donner des moyens effectifs d’assumer efficacement son rôle de garant de la solidarité nationale. A ce titre, les soutiens financiers qu’il apporte aux collectivités publiques – et qui sont considérables en dépit de leurs insuffisances – devraient être proportionnels aux efforts de ces collectivités dans l’application sur leur territoire des lois de solidarité nationale comme celles qui ont institué le RMI ou favorisé la mise en œuvre du droit au logement.
La lutte contre la pauvreté et contre les exclusions est aujourd’hui un enjeu majeur de notre société. C’est une grande tâche à laquelle nous sommes tous conviés. L’action que mène en ce domaine ATD Quart Monde est essentielle pour qu’une prise de conscience se réalise et débouche sur un programme d’envergure.