Les communes pour une société solidaire

Jean-Paul Delevoye

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Jean-Paul Delevoye, « Les communes pour une société solidaire », Revue Quart Monde [En ligne], 153 | 1995/1, mis en ligne le 05 septembre 1995, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2898

L’expérience des plus pauvres montre que les communes sont un maillon essentiel d’une politique solidaire et cohérente qui inclurait l’emploi, le logement, la santé, l’éducation. Le défi à relever par les maires ne serait-il pas de repérer les contrastes au sein même des milieux qui s’excluent et de faire émerger les dynamismes en vue d’une ambition collective ? Nous publions ci-dessous des extraits de l’intervention faite au 77è Congrès de l’Association des Maires de France, en novembre 1994, par son président.

Vous, (les maires), avez été très nombreux à répondre à l’enquête « Collectivités locales et emploi » que nous avons lancée en mars dernier : plus de 4 500 réponses, avec un échantillon très représentatif de la taille des communes.

Dans ce livre blanc qui est le vôtre, sont commentées vos réponses, exposées des expériences significatives, présentées des actions menées dans différents pays d’Europe par les collectivités territoriales, et enfin exprimées vos attentes ou vos réflexions sur votre action en matière d’emploi.

Préoccupation N° 1 : le chômage des jeunes

En votre nom, je tiens à présenter aujourd’hui aux pouvoirs publics les enseignements et les analyses que cette enquête suscite :

1. -Vous estimez que votre rôle dans la lutte contre le chômage est important. Vous êtes de plus en plus nombreux à croire que ce rôle et cette action vont devenir de plus en plus décisifs à l’avenir. Vous êtes 1 sur 2 à en être convaincus, 2 sur 3 dans les villes de plus de 10 000 habitants. Mais à 80% vous regrettez que vos moyens juridiques et financiers soient aussi limités.

3. - Concernant les solutions , il y a cinq points principaux :

- L’investissement. 70 % des maires de communes de plus de 2 000 habitants estiment que c’est un moyen efficace pour créer ou maintenir des emplois mais vous êtes préoccupés par le maintien de votre capacité d’investissement pour l’avenir.

- L’administration municipale. Beaucoup a été fait ces dernières années car, dans 1 cas sur 3, la commune ou un établissement public est le premier employeur. Mais là encore, pour ce qui est de l’avenir, vous êtes plus nombreux à croire à la stabilisation des effectifs plutôt qu’à leur augmentation.

- Les contrats emploi-solidarité . Ils sont aujourd’hui nombreux dans les communes. 60 % des communes de moins de 2 000 habitants et 95 % des communes de plus de 5 000 habitants ont des CES. De plus, 40 % souhaitent en créer dans les mois qui viennent. En revanche, malheureusement, dans 80 % des communes, les contrats emploi-solidarité n’ont pas abouti et n’aboutiront pas à un emploi stable.

- Les dispositifs d’insertion et organismes qui luttent pour l’emploi (ANPE, Mission locale, entreprises d’insertion, PAIO, etc).

Les avis sont partagés sur l’efficacité de ces outils. Vous y êtes favorables dans votre majorité, mais certains cependant, considèrent l’insertion comme « un parking à chômeurs faisant de la concurrence aux autres entreprises ».

Les résultats quant à un retour à l’emploi sont faibles. 77 % des maires disent que seulement quelques personnes ont retrouvé un emploi. De plus, 85 % des maires ont eu de réelles difficultés à mettre en place ces structures, incitant ceux qui n’en ont pas à une grande prudence.

- Les emplois de proximité. Ils sont jugés trop précaires, deux tiers d’entre vous les qualifiant de petits boulots, et seulement un quart comme des métiers d’avenir.

La machine infernale de l’exclusion

Cependant huit maires dur dix dans les communes de plus de 10 000 habitants déclarent avoir favorisé la création de ce type d’emplois.

Suivent ensuite dans cette enquête des réponses ou des jugements sur les acteurs, les mesures et les attentes.

Toutes vos réponses traduisent bien le malaise suivant :

- Les maires ne sont pas compétents en matière d’emploi mais ils sont jugés responsables du non-emploi et de ses conséquences sur la dégradation du tissu social.

- Chacun a le sentiment que, quelles que soient les bonnes volontés et la qualité des actions menées, le retour à la société de plein emploi n’est pas pour demain.

- Ceci pose en des termes complètement nouveaux le problème de l’exclusion car celle-ci, ne permettant pas le retour de l’emploi, entache d’hypocrisie toute opération d’insertion, mettant mal à l’aise autant ceux qui y participent que ceux qui l’organisent.

Nous assistons à une course-poursuite entre les acteurs de la lutte contre l’exclusion et la progression de celle-ci et, malgré notre imagination, notre remise en cause des règlements, rien ne semble arrêter cette machine infernale dans de nombreux secteurs, emploi, logement, santé, école, laissant sur le bord du chemin une population de plus en plus nombreuse, souvent résignée, demain révoltée, avec, en parallèle, un sentiment d’épuisement, de lassitude , demain de révolte chez les élus, les travailleurs sociaux, mais aussi chez tous ceux qui paient des impôts qui servent à financer une politique dont ils ne mesurent pas l’efficacité.

Sommes-nous dans une crise de croissance, dans une crise de nos institutions ou dans une crise du fonctionnement de notre société ?

L’analyse de nos réponses tend à conforter la thèse suivante. Nous ne sommes plus dans un système de société à deux vitesses, mais dans deux systèmes de société qui se concurrencent sur le même territoire.

Jusqu’au milieu des années 70, nous vivions dans une société de quasi plein emploi qui fonctionnait avec des repères très clairs : l’école, le travail à l’école, le diplôme qui donnait droit à un travail, à une voiture, un logement et une reconnaissance sociale. De plus, dans la rue, chacun avait une fonction : le maire, le boulanger, le garagiste, l’épicier . Le tout soutenu par un formidable soutien collectif à la récompense du travail : « Travaille, mon fils, tu seras mieux que ton père. »

Compétitivité économique et cohésion sociale

Puis, la machine s’est grippée. Pour celles et ceux qui sortaient du monde du travail, on a mis en place des politiques de solidarité qui traitaient un handicap que chacun estimait limité dans le temps.

Or, aujourd’hui plus personne ne croit à la possibilité du retour à l’emploi pour tous, et nous assistons à l’émergence de groupes homogènes qui s’approprient un territoire avec leur propre hiérarchie, leur propre langage, leur propre police, leurs propres signes de reconnaissance, mais aussi, et surtout, ce qui les pérennise, leur propre économie basée sur la délinquance, le travail au noir, la drogue, la prostitution et l’assistanat.

Ce qui aux yeux d’une partie de la société est une honte ou un handicap est devenu pour « l’autre société » un statut , une norme.

Ce qui pour l’une est un manquement grave à l’ordre public est pour l’autre un acte de bravoure. Ainsi, les vertus de l’une sont des vices aux yeux de l’autre et inversement.

Ce qui fait qu’aujourd’hui les deux systèmes de société ne se comprennent plus, n’ont plus les mêmes valeurs, ni les mêmes ambitions et entrent en conflit. Nous, les élus locaux, sommes au cœur de ces contradictions, au cœur de cette mécanique tout à fait destructrice pour notre démocratie, nos valeurs républicaines. C’est la remise en cause même de la notion de citoyenneté et de nation.

C’est d’autant plus grave que notre vie politique oscille depuis des dizaines d’années entre deux exigences : la compétitivité économique et la cohésion sociale.

Quand on privilégie la compétitivité économique, des voix s’élèvent car on met en péril la cohésion sociale, et quand on privilégie la cohésion sociale, des voix s élèvent car on crée des handicaps pour la compétitivité économique.

Or, nous ne réussirons pas la cohésion sociale sans réussir la compétitivité économique, et nous ne réussirons pas la compétitivité économique sans la cohésion sociale.

Le clivage entre ces deux exigences est celui qui sépare la société dite de production de la société malheureusement appelée aujourd’hui la société « des exclus. »

Et ces deux sociétés sont en conflit : l’une veut de moins en moins partager pour être de plus en plus compétitive, et l’autre est dans la nécessité de demander de plus en plus.

L’une a des réussites techniques, financières ; l’autre des douleurs morales, humaines.

L’une a une dimension et une vocation mondiales ; l’autre a des conséquences locales.

C’est l’évasion de la réussite pour l’une, et la localisation de l’échec pour l’autre.

Et nous, les maires, sommes à la fois au cœur de ces réussites et au cœur de ces détresses.

Société de plein-emploi ou société de pleine activité ?

Si, réellement, nous avons à ce point changé de système de société, alors il faut remettre en cause nos habitudes, nos règlements, nos comportements et notre fonctionnement .Devons-nous croire encore à la société de plein-emploi ou devons-nous réfléchir à ce que pourrait être une société de pleine activité ?

Sommes-nous capables de redéfinir le sens du travail dans la vie des hommes, de repenser le rapport de l’homme au travail et la place que chacun peut occuper dans la société, et faire la différence entre travail et activité ?

Il nous faut réconcilier ces deux systèmes de sociétés ; c’est l’ardente obligation de l’Etat et des collectivités territoriales, et le problème est d’autant plus urgent que nous assistons, impuissants, à la montée des conflits : guerre des territoires, guerre des générations, guerre des statuts, montée du racisme fiscal, guerre franco-française où chacun se sent agressé par l’autre.

Et demain, il y aura conflit entre l’Etat et les collectivités territoriales si nous n’ y prenons garde, car l’Etat imposera de plus en plus de sacrifices au nom de la compétitivité économique et de la mondialisation des échanges, et les collectivités locales demanderont de plus en plus au nom de la cohésion sociale, et il y aura conflit entre les citoyens et leurs élus politiques, au nom de leur intérêt personnel par défaut d’une ambition collective.

Profitons donc de ce congrès pour tenter de répondre à cette question essentielle du rapport de l’homme au travail, et du rôle d’accompagnement que pourront ou devront jouer les collectivités territoriales, chacun étant conscient que l’Etat ne peut pas tout et même que, quelquefois, il nous sert d’alibi pour cacher nos propres faiblesses.

Une perspective tracée par une loi-programme ?

La France a mis en place et développé des politiques de traitement des risques (santé, emploi, logement) qui sont aujourd’hui cloisonnées. Les outils existent mais sont peu efficaces pour lutter contre ce phénomène croissant qu’est l’exclusion qui nécessite une politique globale d’accompagnement de la personne.

Il nous faut trouver les moyens juridiques par une loi de programmation, d’éradiquer la grande pauvreté.

Que ce texte de loi, qui est une réponse à une situation de crise, donne à l’Etat, aux collectivités et aux associations des possibilités de mettre en œuvre des solutions adaptées à l’urgence de cette crise sans pareille que connaît notre pays.

Jean-Paul Delevoye

Jean-Paul Delevoye, né en 1947, est maire de Bapaume (France) depuis 1982, et conseiller général du département du Pas-de-Calais depuis 1980. Ancien dirigeant d’une entreprise de négoce agricole, il a été élu sénateur en septembre 1992 et président de l’Association des Maires de France en novembre 1992.

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