Quart Monde et culture

Joseph Wresinski

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Joseph Wresinski, « Quart Monde et culture », Revue Quart Monde [Online], 156 | 1995/4, Online since 01 June 1996, connection on 13 October 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2970

Extrait du livre Culture et pauvretés (La Documentation Française. Paris. 1988), actes du colloque du même nom, 13-15 décembre 1985. Centre Thomas More, l'Arbresle. France. Reproduction avec l'aimable autorisation de l'éditeur.

Parler d'action culturelle en milieu pauvre peut être une chance pour les familles les plus défavorisées, et cela nous éclaire sur ce que nous devons chercher à connaître des plus pauvres comme sur l'engagement qu'ils attendent de nous.

Certes, une telle réflexion n'a pas fait défaut durant les dernières décennies. Mais elle a laissé passer quantité de personnes à travers les mailles de ses idéaux. Il faut le reconnaître, non pour en faire grief à qui que ce soit, mais pour nous rappeler que nous n'en aurons sans doute jamais fini avec cette interrogation : pourquoi l'humanité a-t-elle tant de mal à rassembler tous ses membres, sans exception, afin de réaliser ses idéaux démocratiques de justice et de fraternité ? A ce jour en effet, aucune communauté n'y est parvenue.

La réponse à la question que suscite cet échec relève de l'homme, et de lui seul. Car, comme le souligne, avec cette simplicité qui fait sa force, un proverbe africain : « Le remède de l'homme, c'est l'homme. »

Il n'est pas vrai qu'il y ait d'un côté les pauvres, désirant justice et fraternité, et de l'autre les riches, ne cherchant que leur intérêt. C'est ce type de préjugé qui crée les ghettos indestructibles, bien plus que les cités d'urgence, les slums ou les taudis...

Les plus pauvres ne cessent de nous dire que toute action culturelle qui ne se fonderait pas sur l'unité et le rassemblement de tous les hommes serait vouée à l'échec, parce qu'elle serait, dès lors, la négation du Quart Monde comme bâtisseur de sa propre connaissance : une connaissance et une maîtrise du monde, qui lui soient propres et utiles aux autres. Ces familles ont en effet une connaissance et une réflexion sur le monde. Mais elles se sont bâties en marge des grands mouvements, de la maîtrise et de la compréhension qui ont fondé les cultures humaines, tels que l'histoire, la spiritualité, le travail, la citoyenneté, la famille.

La non-participation à ces courants fondateurs de communauté et de devenir, telle est l'exclusion. Si la pauvreté n'empêche pas l'appropriation de ces données de base, l'exclusion l'interdit à ceux qui sont victimes de la misère. Sans famille, l'homme ne peut transmettre. Sans histoire, il ne peut développer sa conscience. Sans travail, il ne peut créer. Sans citoyenneté, il est sans appartenance. Sans spiritualité, il ne peut atteindre la plénitude de l'être. En ce sens, et à l'inverse de la pauvreté, il n'est pas d'exclusion « relative ».

Ces interdits empêchent les plus pauvres de participer aux savoirs que les groupes humains ont peu à peu acquis et fait fructifier. Bien plus, ils les coupent de ces racines. C'est pourquoi les plus pauvres sont relégués dans l'ignorance et sont traités d'incultes. Et pourtant, peu d'être humains ont une expérience de la vie aussi précoce, aussi multiple, aussi fondamentale, que les familles du Quart Monde. Cette expérience fonde tout un savoir. Mais qu'en est-il précisément de ce savoir ?

Le « savoir », n'est-ce pas la conscience que l'on a de soi-même, la possibilité de conférer une signification à ce qu'on vit, le pouvoir de s'exprimer ? N'est-ce pas aussi la connaissance de ses propres racines et de sa place dans le monde, la reconnaissance que l'on appartient à une famille, à un milieu ? N'est-ce pas encore la faculté de participer à la fois à ce que sont et à ce que font les autres ? Si l'on admet ces simples approches du « savoir », force est de reconnaître que le savoir des plus pauvres est plus que fragile, et qu'il ne leur permet pas de progresser. Car ceux dont les idées ne peuvent être ni exprimées, ni entendues, ne peuvent renforcer leurs propres convictions. Ils ne peuvent le plus souvent qu'être le jouet de tous les pouvoirs et contraints de se soumettre aux idées des autres et de devenir esclaves.

Franchir les cercles

Cette quasi-impossibilité pour les plus pauvres d'avoir prise sur le monde et d'exprimer leur humanité devrait nous permettre de réfléchir à l'exclusion et nous introduire aux trois cercles qui la constituent.

Un premier cercle nous révèle la honte d'une population confrontée à des conditions de vie intolérables et contrainte de trouver par elle-même des moyens de survie. Car, et c'est le deuxième cercle, les familles refusent cette situation de misère et s'acharnent, pour elles-mêmes et pour les autres, à tout mettre en œuvre pour la combattre et la détruire. Ce refus de subir l'exclusion témoigne de la conscience que les plus pauvres ont de leur condition.

Mais conscience n'est pas science. Quand on est sans moyens, l'exclusion ne peut être surmontée. La conscience des plus démunis a besoin de rencontrer la conscience d'autres hommes qui refusent eux aussi l'exclusion. D'où le troisième cercle, celui du rassemblement, de la solidarité. Car, au fond d'eux-mêmes, tous les hommes refusent l'exclusion. Et c'est même ce refus qui, en principe, fait des hommes les sujets d'une communauté, d'une culture.

Une culture honteuse, en marge du droit à la culture

La honte subie par les plus pauvres les met en marge du droit à la culture. En effet, quand votre vie est sans continuité et vous exclut de l'appartenance à une communauté, vous ne pouvez être sujet de culture.

C'est ce que nous montre l'histoire de la famille de Patricia, 8 ans, qui s'exclamait au cours d'une séance du Pivot culturel1 : « Mon arrière, arrière, arrière-grand-mère, elle habitait dans un bidonville ! ». Nous avons là une manifestation de la conscience historique de cette enfant, dont le vécu familial est cependant caractérisé par la discontinuité. Nous savons que la famille perdit maintes fois son logement et que, pour cette raison, le père dut souvent changer d'emploi, ce qui provoqua de l'instabilité scolaire.

Dès lors, il devient impossible de vraiment vivre une amitié, d'établir des relations entre les connaissances acquises au jour le jour, de construire un projet de vie : tout cela requiert, en effet, une stabilité dans le temps. C'est ainsi que le monde de la misère est rendu incapable de créer, incapable de bâtir un avenir. La discontinuité établit le plus démuni en marge du droit, et l'oblige à imaginer des réponses individuelles et immédiates aux questions de chaque jour. Réponses qui pallient le présent mais qui ne construisent aucun avenir.

Et le Quart Monde sait bien qu'il ne peut rien bâtir de stable ni de prometteur pour les siens, tant qu'il sera tenu à l'écart de droits essentiels : instruction, travail, logement. Et il affirme, par la souffrance qu'il endure, combien il est vain de vouloir parler d'accès à la culture, sans parler d'accès aux sécurités premières de l'existence.

Revenons un instant sur l'histoire, la spiritualité, le travail, la citoyenneté et la famille. A travers une lente élaboration et compréhension de ces cinq dimensions de l'existence, l'être humain s'est forgé une culture. Et, peu à peu, il a su ériger ces réalités en droits. Mais de ces droits pourtant fondamentaux, les familles du Quart Monde sont exclues. Car il n'est d'accès aux droits que face à des communautés qui vous reconnaissent, en identifiant l'apport que vous leur fournissez. Hors de cette reconnaissance, toutes les mesures sont des mesures d'assistance, qui ne permettent pas d'être des hommes de culture à part entière.

Or, il est clair que l'homme du Quart Monde, comme tout un chacun, aspire à cette situation où le droit lui donnerait de vivre en communauté, sans dépendre de l'autre.

Une culture du refus ou de la dignité

La misère est vécue dans la honte et l'humiliation. Mais elle ne brise pas la conscience des hommes qui en sont victimes.

« Je voudrais que l'on nous aide à comprendre le pourquoi des choses. Pourquoi les gens qui n'ont rien sont rejetés par les autres », s'écrie un père de famille lors d'un forum sur « la réalité ouvrière du sous-prolétariat ».

Le pauvre développe sa conscience, non pas tant dans le contraste avec la richesse que dans le refus de la condition d'exclusion qui est la sienne. Ce refus est la marque de sa volonté de comprendre ce qu'il vit et le monde qui l'environne. C'est aussi la volonté de ne jamais se laisser totalement étouffer par la laideur de la cité, c'est la volonté sans cesse renaissante de trouver et de créer un espace que l'on tente de faire échapper à la grisaille de l'environnement. C'est le refus de se laisser engluer, aspirer : « Il faut se secouer », entend-on souvent dans les cités. Ainsi, à Stains, après avoir tourné un film qui montrait leur combat pour le relogement, les familles dirent : « Il faudra se montrer à la hauteur ».

Ce refus n'est pas une adaptation à des normes extérieures. Il est bien plutôt l'expression d'une conscience des hommes et de leur organisation. C'est ainsi que les familles du Quart Monde, sachant bien qu'aucun enfant ne peut apprendre si les autres le rejettent, font toujours d'étonnants efforts pour que, le jour de la rentrée, leurs enfants soient bien habillés.

Les plus pauvres pressentent que l'homme n'est reconnu pour ce qu'il est qu'autant qu'il a la capacité de faire face à son destin en homme responsable. Ils savent que, si le droit peut aider à libérer les hommes de la dépendance, il faut être capable de maîtriser le droit pour ne pas vivre dans l'assistance.

Il faudrait longuement approfondir l'intuition des plus pauvres, car elle est une donnée essentielle de l'exclusion et de la dépendance qui en résulte, en même temps qu'elle est, en terre de misère, un des moteurs du message que les exclus adressent à leur environnement. Mais vouloir comprendre les pauvres exige que nous acceptions d'être, au moins pour un temps, livrés à leur mode de pensée, afin d'en être transformés. Et ce n'est pas facile, tant il est vrai que les hommes ont pris l'habitude de se mouvoir parmi des repères sécurisants, qu'ils ne sont pas prêts à perdre ou à quitter, tant ils se sont battus pour les obtenir. La culture n'est-elle pas avant tout la mémoire de ce combat ?

Aussi devrions-nous être très lucides sur ce que nous affirmons être le choix de vie des plus pauvres. Laisser entendre qu'ils veulent rester dans la condition où ils vivent, n'est-ce pas leur refuser de participer à cette mémoire, sous prétexte que nous ne savons plus retrouver en celle-ci nos propres intuitions de départ ? En bâtissant ce monde d'aujourd'hui, les hommes ne voulaient pas l'exclusion. Que celle-ci existe ne signifie pas que ce que vivent les plus pauvres soit la vérité. Par le refus de leur condition, ils ne nous demandent pas de renier ce que nous avons construit, mais seulement de rechercher avec eux comment ils pourraient maîtriser le monde et en être des partenaires, à l'égal de tous.

Les familles de la misère nous obligent à relire l'histoire. A un moment de son histoire, l'Occident a mis le pauvre sous la protection de Dieu. Puis obligation a été faite au pauvre de travailler. Démarche critiquable, certes, si le travail devient valeur absolue ! Mais n'était-ce pas, malgré tout, un essai de traduire l'intuition que les futures sociétés de droit ne pouvaient se maintenir qu'en fonction des responsabilités que chacun accepterait d'assumer ? Certes, pour assumer des responsabilités, les hommes ont besoin de moyens, et les plus pauvres ont payé cher l'évolution de nos sociétés, faute d'avoir eu accès à ces moyens.

La finalité de toute emprise sur le monde n'est-elle pas de permettre aux hommes de se bâtir libres, en maîtrisant à la fois leur rapport avec la matière et leur relation avec la communauté des hommes ? C'est bien ainsi que nous avons envisagé les actions culturelles que, depuis vingt-huit ans, nous avons lancées dans divers pays du monde.

Le troisième cercle: le rassemblement et la solidarité

Le peuple du Quart Monde se situe à la charnière d'un monde qui n'a pas réussi à vaincre la misère et d'un monde qui refuse de penser qu'il en sera toujours ainsi.

Le Quart Monde sait que, seul, il ne peut vaincre cette exclusion ; et il pressent que, sans lui, le monde ne connaîtra pas l'harmonie. Il sait aussi que les autres hommes ont peu de patience envers lui : en témoignent tous ces projets, ces programmes qui n'ont jamais débouché...

La famille humiliée sait bien que la discontinuité dont nous parlions plus haut renvoie à la discontinuité de l'engagement des sociétés à son égard. Elle sait encore que la continuité de la société vis-à-vis d'elle se place davantage au plan d'une recherche théorique sur sa condition misérable, qu'à celui d'une action commune ou d'une manifestation de la solidarité des hommes.

La culture est création, rencontre des hommes, produit des échanges entre eux. Elle est plongée dans l'histoire des hommes. Elle est cette histoire même.

C'est pourquoi elle doit conduire les hommes à rejoindre ce peuple de la misère. Il leur faudra alors s'engager avec lui, se former à son contact et découvrir le prix qu'il paye pour tenter de faire vivre à ses enfants une autre condition.

Enfin, forts de cette rencontre, il faudra que les hommes créent avec le Quart Monde, imaginent avec lui, partagent ses idéaux.

L'action culturelle

L'action culturelle permet de poser la question de la culture humaine de l'exclusion de manière beaucoup plus radicale que par le seul droit au logement, au travail, etc.

Qu'une personne très pauvre accède à un logement et le dégrade est, pour tous, une offense faite au labeur qui a été nécessaire pour réaliser ce droit au logement et à la nature de celui-ci. Mais, à l'extrême limite, chacun finit par se dire qu'une famille est bien libre de vivre dans un taudis (« si c'est ça qu'elle veut... »), pourvu que cette condition d'existence ne soit nuisible à personne d'autre. A la vérité, il faut examiner les choses de plus près. Affirmer qu'il y a là une liberté, ne serait-ce pas l'expression de l'échec d'une volonté culturelle en tension permanente vers l'universel ?

Un taudis est toujours rappel de l'histoire ancienne des hommes et toute communauté y voit le signe d'une évolution inachevée et du risque de retour en arrière pour l'ensemble. Il est le signe que le droit ne constitue pas la garantie espérée. Et, de cela, le très pauvre est le rappel incessant. Il n'est donc pas étonnant qu'on hésite à lui transmettre un patrimoine culturel, doutant de sa faculté, et même de sa volonté, de le faire fructifier comme il se doit. Car, transmettre un patrimoine, c'est intégrer ceux qui le reçoivent au patrimoine même. C'est créer une histoire commune, s'identifier à un même destin. Et rien n'est plus difficile à accepter, si l'on n'a pas auparavant la certitude d'appartenir à une même communauté. Parler d'action culturelle en terre de misère nous oblige à aller plus loin que le seul accès des milieux défavorisés à la culture. Nous sommes amenés à saisir la tension qui sous-tend et définit toute culture vers l'émergence d'une culture universelle.

Dans l'immédiat, l'action culturelle en milieu de misère doit s'appuyer sur trois dynamiques :

- l'accès à la culture, qui va de pair avec l'accès aux autres droits ;

- la création de lieux d'expression des plus défavorisés sur leur histoire, leur vécu et leur expérience de lutte contre la misère et l'exclusion ;

- le développement de moyens d'accès des plus défavorisés à la culture générale.

Ces trois actions ne sont évidemment pas à considérer de manière indépendante, mais doivent être exploitées dans un ensemble.

L'accès à la culture va de pair avec l'accès aux autres droits

Il n'y a pas d'accès à la culture en soi, encore moins pour les très pauvres que pour les autres. Puisque comprendre le monde c'est vouloir le maîtriser, en être sujet et acteur, tout homme exclu veut saisir son environnement et s'y inscrire. Et il a besoin, pour ce faire, de sentir en quoi il est sujet du monde, citoyen avec d'autres au sein d'une histoire. Mais il est vrai que l'obligation de survie quotidienne, dans laquelle est plongé le peuple de la misère, l'empêche de s'ouvrir à cela.

Les difficultés de logement, l'insécurité financière, le manque de travail sont autant d'obstacles qui empêchent l'enfant d'avoir l'esprit suffisamment libre pour apprendre. Inversement, les droits au logement, au travail, à la citoyenneté, exigent pour être maîtrisés une base minimum de culture générale. Sans cette assise, il est très difficile de comprendre pourquoi le fait de ne pas paraître à la hauteur de ces droits suscite tant de réactions hostiles.

Maîtriser un droit, c'est entrer dans une histoire et devenir responsable de celle-ci. On s'est trop contenté d'apprendre aux plus pauvres à bien gérer les quelques droits auxquels ils avaient accès : il est évident que ce n'est pas ainsi qu'on se sent citoyen responsable dans une société.

Quand les familles des cités de promotion familiale ont pu réaliser l'histoire du combat pour le droit familial au logement et ses enjeux, elles se sentaient beaucoup plus motivées pour maîtriser la vie sociale et collective des cités ; beaucoup plus que si le seul objectif avait été de se retrouver, après deux ans de « promotion », relogées ailleurs, sans réelle compréhension de toute cette action.

Créer des lieux d'expression des plus défavorisés

Les familles du Quart Monde se voient régulièrement obligées de vivre au jour le jour, dans des lieux marqués par la laideur et le délabrement. A cause de l'insécurité matérielle et de l'absence de moyens, elles sont dans l'impossibilité de faire des projets. Elles ont sans doute, nous l'avons vu, une expérience commune de l'exclusion et de la misère. Mais cette expérience transmise de génération en génération est ressentie par elles-mêmes comme honteuse. L'attitude de la société à leur égard ne fait rien pour atténuer ce sentiment de honte. Les plus défavorisés ont donc une histoire commune, fruit de leur expérience. Mais cette histoire, considérée comme méprisable, ne peut être exprimée nulle part. Il n'est aucun lieu où les plus défavorisés puissent exprimer leur courage de lutter envers et contre tout, leur refus d'être réduits à la condition qu'ils subissent.

Or, aucun peuple ne peut être reconnu s'il ne peut transmettre son histoire avec honneur, s'il n'en a qu'une vision négative. A travers l'histoire, les plus pauvres ont toujours cherché à se faire respecter par ceux qui les refoulaient et les excluaient. Afin que cette histoire des familles puisse être dite et entendue, le Mouvement A TD Quart Monde a créé les Universités populaires. Elles sont des lieux d'expression où les plus défavorisés peuvent partager leur histoire, leur vécu, leurs expériences de résistance à la misère pour préserver leur dignité. Ces Universités populaires se doivent d'être, et sont, des carrefours entre l'expérience de vie du sous-prolétariat et celle des autres citoyens. Elles sont donc créatrices d'une nouvelle relation entre les hommes et ainsi d'une nouvelle culture. Ces lieux sont le point de départ de l'écriture d'une histoire contemporaine des familles du Quart Monde.

Toutes ces créations ont pour objectif de sensibiliser la nation à l'exclusion et à ce qu'elle signifie. Elles affirment la volonté des familles les plus défavorisées d'être reconnues comme participantes au combat de tous pour la reconnaissance des droits de l'homme.

Accéder à la culture générale, tendre vers une culture universelle

Nous n'entrerons pas ici dans le détail des diverses formes d'actions culturelles pour l'ouverture de la culture générale aux plus pauvres que mène le Mouvement A TD Quart Monde.

Il convient de permettre aux enfants et aux parents de s'initier aux arts, aux diverses expressions culturelles que les hommes se sont données à travers les siècles, et qui constituent le patrimoine de tous.

Les plus pauvres ont le droit que viennent chez eux des troupes de théâtre qui organisent des tournées dans les quartiers les plus exclus. Et ils ont le droit de jouer Antigone ou Iphigénie, comme ils le firent en 1966 dans la boue du bidonville de Noisy-le-Grand. C'était là un point de départ d'une rencontre des plus défavorisés avec le théâtre, l'amorce d'une expression théâtrale du Quart Monde lui-même, qui devait s'élargir bien au-delà des limites du bidonville.

Il y a urgence à ce que les artistes - peintres, sculpteurs, musiciens... - et les gens aux métiers nobles - forgerons, menuisiers, serruriers... - viennent partager leur savoir avec les plus pauvres dans leur lieu de vie. Il est urgent d'apprendre d'eux, en retour, cette force de refus qui fait des plus pauvres des hommes debout.

A titre d'exemple, je citerai la fresque historique réalisée en mai 1984 dans le XIIIe arrondissement de Paris, « Pieds humides et Gagne-petit ». Cette fresque a permis au Quart Monde, non seulement de redécouvrir une part de son histoire mais aussi d'accéder à l'expression théâtrale, d'expérimenter certains métiers à travers la mise en place du spectacle lui-même. C'était plus de 200 personnes du Quart Monde qui, à cette occasion, se mirent ensemble pour rendre leur histoire communicable dans la fierté, l'honneur et la dignité.

Il nous faut inventer les moyens de faire pénétrer le livre dans les quartiers les plus défavorisés. Pour ce faire, il faut y multiplier des bibliothèques de rue et de champs2 et des bibliobus, y prévoir, autour des livres, des animations publiques.

Il nous faut lancer des programmes destinés à favoriser la création artistique au sein de milieux sous-prolétaires. Tout cela sans oublier que l'ordinateur fait partie des outils de la culture, ainsi que les ateliers où les jeunes et les adultes peuvent se réapproprier la maîtrise du savoir et la formation à un métier.

Mais, encore une fois, toute action culturelle en milieu sous-prolétaire doit unifier les familles au sein des cités et des quartiers. Elle doit renforcer ce refus de la misère, donner cette conscience dont nous n'avons eu de cesse que parler. Car toute action culturelle doit donner à la population les moyens de ses convictions et les possibilités de les rendre crédibles à l'extérieur.

Je me souviens toujours de cet enfant de 10 ans qui, à l'école, était totalement refermé sur lui-même. Par contre, au Pivot culturel que le Mouvement animait dans sa cité, il était dynamique et rayonnant. Et voici qu'un jour, dans sa classe, il parvient à parler de ce Pivot culturel où tous les enfants passaient des heures à lire, à se raconter des livres, où celui qui savait apprenait à celui qui ne savait pas. Par sa manière d'en parler, il révélait que pour lui c'était le lieu du livre, ce lieu de la découverte, de l'expression, du rassemblement autour du savoir.

Le Pivot culturel, en effet, n'est pas une petite activité à côté d'une autre et qui entrerait dans un vague développement communautaire. Il est le cœur de la libération de tout un peuple. Ce n'est pas seulement le livre qu'on y présente et que l'on donne. Le Pivot culturel est le lieu d'engagement de toute la société. Celle-ci y prend ses responsabilités et dit : « L'enfant sous-prolétaire et, à travers cet enfant, son milieu tout entier, sauront enfin ce que je sais. »

La population la plus pauvre a le droit d'avoir de tels lieux en son sein, au cœur même de son histoire ; une histoire qu'elle ne peut bâtir seule et qui exige l'engagement de nous tous.

Implanter, reconnaître, financer de telles actions est pour une société le signe qu'elle veut apporter aux plus pauvres le meilleur d'elle-même. C'est le signe qu'elle croit que le Quart Monde peut, à son tour, apporter le meilleur de lui-même.

Ce meilleur de soi-même, enfin partagé, est bien la réponse à la question humaine de l'exclusion.

La culture peut changer quelque chose à la misère, si elle est partagée...

Nous savons bien que le monde change.

Nos grands-parents n'avaient pas la même manière de vivre que nous, et nos enfants vivront aussi d'une autre manière.

Pour le monde de demain, il faut que les portes s'ouvrent, il faut des relations et du partage, chacun a quelque chose à apporter.

Chacun doit avoir accès à la culture pour développer ses capacités et apporter sa contribution.

Par exemple, quelqu'un qui ne sait ni lire, ni écrire, se retire des responsabilités par peur d'avoir honte.

C'est la peur d'être rejeté qui fait se renfermer. Pourtant chacun est capable.

Savoir lire et écrire, c'est la base de la culture ; sans ça, on n'est pas libre dans sa tête et on est toujours dépendant.

Il faut essayer de construire, là où on est, un monde qui ne soit pas séparé.

Ce qui est important, c'est de pouvoir se rassembler car c'est comme ça que chacun peut développer ses propres savoirs.

On sait que la misère, c'est tout ce qui casse les relations entre les gens, c'est quand on laisse quelqu'un tout seul sur le côté. Ceux qui sont dans la misère, c'est ceux qui ne sont plus reliés aux autres.

C'est pour ça que la culture est importante pour lutter contre la misère car la culture, c'est ce qui relie les gens entre eux :et nous, dans le Mouvement, on apprend à être ensemble, à se rencontrer pour partager nos savoirs.

On sait que cela aide à changer la vie parce que ça donne la force de dépasser les difficultés.

Pour terminer, on voudrait dire que la culture peut changer quelque chose à la misère, si elle est partagée.

Délégation de Rennes, à l'Université populaire européenne du Quart Monde, 9 juin 199

1 NDLR : Centre culturel du Mouvement ATD Quart Monde qui a pour activité de base la bibliothèque. Il est intégré dans les cités, au sein du milieu

2 Cette action culturelle, menée avec les enfants les plus pauvres, consiste à aller avec des livres à la rencontre de familles très démunies, pour

1 NDLR : Centre culturel du Mouvement ATD Quart Monde qui a pour activité de base la bibliothèque. Il est intégré dans les cités, au sein du milieu Quart Monde. Il se veut un lieu de rencontre d'une culture (lecture, théâtre, musique, expression corporelle...), un lieu d'expression des enfants et du milieu tout entier, un lieu de partage du savoir et des savoir-faire.

2 Cette action culturelle, menée avec les enfants les plus pauvres, consiste à aller avec des livres à la rencontre de familles très démunies, pour leur permettre de s'ouvrir comme elles le souhaitent sur le monde et de s'inscrire dans un courant culturel dont elles sont souvent exclues. Sont notamment en jeu, à travers le livre, l'imaginaire, l'accès à l'écrit, la découverte des techniques, des animaux, d'autres mondes. Les bibliothèques de rue veulent créer la soif de savoir, réconcilier l'enfant avec l'apprentissage et, en particulier, avec l'école.

Joseph Wresinski

Fondateur du Mouvement International ATD Quart Monde.

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