Une famille « à tout prix » ?

Annick Aubry

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Annick Aubry, « Une famille « à tout prix » ? », Revue Quart Monde [En ligne], 209 | 2009/1, mis en ligne le 16 juin 2020, consulté le 19 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3102

En 2008 paraît en France le dossier sur l’adoption, sous la direction de Jean-Marie Colombani, chargé de mission sur l’adoption auprès du gouvernement. Selon ce dossier,. « L’importance de la continuité des liens d’attachement que l’enfant établit avec son environnement et la nécessité de construire pour lui un projet autorisent un placement de plus de deux ans lorsque les parents présentent des difficultés éducatives importantes et persistantes. » Lors d’une émission sur France-Inter (le Sept-Dix, 8 novembre 2007), J-M. Colombani commente ce dossier en préparation en compagnie de Laure de Choiseul, directrice générale de l’Agence française de l’adoption.

Annick Aubry, auditrice directement concernée par ce sujet d’une actualité brûlante pour elle, réagit en envoyant à J-M. Colombani ce courrier, cri du cœur qu’elle a bien voulu nous confier, et auquel elle n’a reçu, à ce jour, aucune réponse.

Monsieur,

Si je me permets de vous adresser ce courrier, c’est que vos interventions m’ont particulièrement indignée et bouleversée. Vous êtes en charge d’une mission sur l’adoption et j’aimerais que vous entendiez mon témoignage, que vous l’entendiez vraiment1

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Vous vous interrogez sur le fait de savoir si, en France, notre droit n’est pas un peu trop rigide à faire prévaloir coûte que coûte le lien biologique en s’astreignant à rechercher par tous les moyens la preuve que ce lien existe alors qu’il est, le plus souvent, artificiel et que l’enfant est abandonné. Changer ces pratiques permettrait d’augmenter le nombre d’enfants proposés à l’adoption. Mme de Choiseul ajoute que « les Services sociaux hésitent à rompre les liens très ténus entre la mère et l’enfant ; il suffit d’une carte postale de temps en temps pour maintenir ce lien » … « La France privilégie le placement en familles d’accueil et même si les familles d’accueil font un travail formidable, l’enfant a droit à une famille pour toujours. »

Pour parler ainsi, je vois que vous ne vous êtes, ni l’un ni l’autre, jamais mis dans la peau de parents ou d’enfants qui subissent le placement.

J’ai été retirée à mes parents à quatorze ans ainsi que mes neuf frères et sœurs pour des raisons de misère et de violence ; je sais donc de quoi je parle. A cinquante-huit ans, je ne suis toujours pas guérie de ce qui m’est arrivé. Ce placement m’a fait énormément souffrir et a produit beaucoup d’ombre tout au long de ma vie. Bien sûr, vous allez me rétorquer que c’était hier ; qu’aujourd’hui c’est dépassé… L’une de mes plus jeunes sœurs a eu ses enfants retirés. Les aînées de mes nièces commencent à sortir du placement et leur souffrance est la même que la mienne. Au premier stade du placement il y a déjà un problème de rupture du lien affectif.

Quel véritable accompagnement digne de ce nom est mis en œuvre pour conserver les enfants dans leur propre milieu ? Sur le papier tout paraît aller de soi mais dans la réalité, on est bien loin du compte. Je suis témoin qu’aucun accompagnement n’a été mis en place auprès de ma sœur qui vient de se voir retirer à nouveau ses deux derniers enfants âgés de sept et dix ans. Pourtant je sais qu’elle aime ses enfants même s’il y a des difficultés.

Il y aurait beaucoup à dire car cette sœur a été prise en charge par l’Aide Sociale à l’Enfance en tout bas âge, à trois ans. Qu’a attendu l’ASE pour faire mieux que nos parents ? Ce sont d’ailleurs les plus jeunes qui ont payé les conséquences du placement (aucune formation, pas de métier…). Pourtant, ne nous avait-il pas été dit que c’était pour notre bien, pour que l’on s’en sorte mieux dans la vie ?... Normalement, elles auraient dû s’en sortir mieux que nous autres, les aînés, et tout cela me révolte. Quel gâchis ! L’État a vraiment failli à sa mission.

Dans le grand désarroi du placement et de l’éloignement (petit village de l’Essonne à soixante-dix kilomètres d’une ville de banlieue parisienne), un jour maman a perdu la trace de son dernier fils. La famille d’accueil se l’est accaparée en déménageant. A dix-huit ans il a été adopté. Nous l’avons appris au décès de notre mère. Personnellement, je dis que c’est du vol. On a  volé  l’enfant de ma mère ; on nous a volé  un frère. Maman ne méritait pas ça. Si elle avait été aidée matériellement elle aurait pu faire aussi bien qu’une famille d’accueil et bien mieux que ce que la DDASS nous a fait subir par ces placements inconséquents ; le coût aurait également pu être moindre pour la société.

J’ai peur qu’une injustice soit à nouveau commise pour satisfaire « le besoin d’enfant » de certains. Le bien de l’enfant « à tout prix », comme il est dit, ne passe pas forcément par l’adoption non plus. Ce n’est pas d’une famille « à tout prix » ou « d’une famille pour toujours » dont l’enfant a besoin car il en a déjà une ; il a besoin de vivre dans sa propre famille pour s’épanouir comme tous les enfants du monde, au milieu des siens.

En priorité, qu’est-il mis en œuvre pour que ce droit fondamental à vivre en famille, dans sa propre famille, soit appliqué, véritablement appliqué ?

Si parfois les parents semblent ne pas toujours s’intéresser à leurs enfants placés comme vous le dites, c’est qu’il y a des raisons (visites jamais en privé ; honte d’aller voir ses propres enfants chez des étrangers ; éloignement avec des déplacements souvent difficiles en zone rurale ; dates et horaires parfois imposés et pas toujours faciles à respecter ; dénigrement des parents tant par les services sociaux que par certaines familles d’accueil, ce qui induit parfois un rejet des parents par les enfants).

Il faut être fort pour accepter tout cela. L’accepteriez-vous pour vous-même ?

On fait parfois tout pour que le lien se fragilise et se rompe. C’est toute la famille qui en souffre et l’enfant, bien sûr, subit les conséquences de ce que des personnes bien-pensantes ont mis en œuvre pour son soi-disant bien. La rupture affective dans le cas d’un placement représente un grave traumatisme qui n’est guère pris en compte par les services sociaux et l’évacuation en est longue et difficile, quand elle est possible…

Parfois, des parents peuvent souhaiter à un moment ou un autre une aide pour élever leurs enfants. Il faudrait qu’ils puissent être soutenus tout en restant les premiers à décider des projets faits avec eux et leurs enfants. Les enfants devraient pouvoir être informés objectivement du combat que mènent leurs parents pour eux. Les enfants ont besoin d’être fiers de leurs parents pour avancer, se construire.

L’enfant n’est pas un objet qu’on peut prendre et déplacer à son gré sans aucun risque pour la suite du cours de sa vie. L’enfant a toujours une histoire - son histoire - si courte soit-elle. Des liens unissent les parents à leur enfant, et surtout les liens de l’enfant avec eux sont des liens puissants qu’il n’est pas possible de nier et qui vont faire partie de la vie de l’enfant quoi qu’il arrive. Que faites-vous de tout cela ?

Ce n’est pas un dossier qui doit être traité à la légère ; trop de souffrances sont en jeu… Je vous espère dans le camp du soutien, du respect, de l’amour et de la justice pour chaque famille, surtout la plus vulnérable.

Je reste à votre disposition et vous prie d’agréer, Monsieur, mes meilleures salutations.

1 Rapport sur l’adoption, J-M Colombani, La documentation française, 2008, p.53.

1 Rapport sur l’adoption, J-M Colombani, La documentation française, 2008, p.53.

Annick Aubry

Après des études de secrétariat, Annick Aubry a géré et administré l’entreprise de menuiserie de son mari durant ces vingt-cinq dernières années. Mère de trois enfants, aujourd’hui grand-mère, elle a cheminé dans l’action catholique et dans le Mouvement ATD Quart Monde depuis trente ans. Elle et son mari - récemment décédé - ont contribué à « Artisans de démocratie » (Ed. de l’Atelier et Ed. Quart Monde, 1998). Pour faire bouger les pratiques en matière de protection de l’enfance, elle a témoigné par deux fois devant les autorités compétentes. Des extraits de ses témoignages, ont été repris par Marie-Cécile Renoux dans « Réussir la protection de l’enfance avec les familles en précarité » (voir page 21).

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