Fon, petite perle de pluie

Alain Souchard

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Alain Souchard, « Fon, petite perle de pluie », Revue Quart Monde [En ligne], 209 | 2009/1, mis en ligne le 05 août 2009, consulté le 24 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3101

L’auteur nous raconte un bout de l’histoire de Fon, petite fille de dix ans dont le nom signifie « pluie » en langue thaïe. Fon habite dans un slum (bidonville) ; elle vend des guirlandes de fleurs dans les rues de Bangkok depuis son plus jeune âge. A travers le témoignage tout en nuances de l’auteur et ses références à la culture ambiante, nous découvrons les choix impossibles dans lesquels se débattent souvent les plus pauvres : fréquenter l’école ou travailler pour assurer la survie de leur famille ?

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Le travail est un moyen pour les enfants de soutenir leur famille. C’est un acte important dans la culture tha?landaise. De plus, ils manifestent aussi leur reconnaissance, leur gratitude envers leurs parents. En langue pali, il y a une vertu qui exprime cette gratitude et reconnaissance envers les parents, c’est katannyu katawedi. Selon les textes bouddhiques pali, c’est la vertu qui soutient le monde, celle qui fait grandir la bonté et le mérite en chaque être. Le premier lieu où cette vertu dans l’engagement aux autres prend sa source, c’est la famille. L’empreinte de cette vertu a toujours un ancrage très fort dans la vie familiale du peuple thaïlandais.

Contribuer à la survie de la famille

Le bidonville Saphan Phut derrière l’école Suksanaree dans le quartier de Thonburi, est situé près du pont du même nom. Là vivent, aujourd’hui quelque cent familles ; la plupart n’ont qu’une pièce d’environ trois mètres par deux mètres, faite de tôle ondulée, planches de bois et autres matériels récupérés. La majorité des familles vit grâce à divers petits métiers ambulants : ventes de patates douces, cacahuètes, fruits, pop-corn caramélisé ou guirlandes de fleurs. Certains membres de cette communauté n’ont suivi que quelques années d’école primaire et ne savent que peu ou pas lire et écrire. Les parents aspirent à un avenir meilleur pour leurs enfants. Mais dans certaines familles parmi les plus pauvres, les enfants ne sont pas scolarisés ou irrégulièrement car ils contribuent à la survie de la famille.

La famille du grand-père de Fon, Chang, est l’une des familles les plus anciennes du slum. Il y a plus de quarante ans que Chang, alors enfant, est arrivé avec sa maman et ses trois autres frères dans ce lieu. À cette époque, ce slum n’était qu’un terrain vague où des déchets en tout genre commençaient à s’entasser ; la grand-mère de Fon a pour surnom : Pali. Elle est originaire d’une région du nord-est de la Thaïlande où elle a rencontré Chang. C’est une femme fière de ses racines khmères. Le couple est venu vivre sur Bangkok. Ils ont eu ensemble deux enfants, la maman de Fon et un garçon, âgé maintenant de vingt quatre ans.

Nous n’avons jamais connu les parents de Fon. Elle était encore bébé quand sa mère et son père ont été arrêtés et emprisonnés pour trafic de drogue. Depuis, Pali élève sa petite fille Fon. Dès qu’elle fut en mesure de marcher et de suivre sa grand-mère le long des rues du quartier de Thonburi, Fon l’accompagna dans sa vente de guirlandes de fleurs. Je me souviens de sa joie d’alors. Elle vivait ce temps comme une promenade, un temps de découverte ou de jeu. Elle jouait à la petite marchande de fleurs.

Pali possède une des quatre épiceries qui se font concurrence dans le slum. Chang, son mari travaille sur des chantiers. Il exerce souvent le métier de peintre pour quelques semaines. Quand il n’a plus d’ouvrage, il aide sa femme à confectionner des guirlandes de fleurs.

Une vie solidaire mais très dure

En septembre 2007, Chang nous parle de la vie entre les familles de ce slum :

« Les familles du slum se rassemblent et se rencontrent surtout en début d’année, lors de la célébration religieuse traditionnelle de la maison des esprits. Quels que soient les désaccords ou les tensions entre nous, ce jour-là nous sommes tous réunis pour accumuler des mérites.

Si nous avons un différend, nous pouvons en parler. Lorsque l’un d’entre nous a des problèmes, nous nous aidons à trouver une solution.

Nous nous sentons à moitié d’une communauté. Ce sont uniquement les familles dont les maisons sont enregistrées qui peuvent être reliées à l’école et ainsi ont accès à l’eau et l’électricité. Ensuite, elles revendent l’eau et l’électricité très cher  aux autres familles du slum. Si nous pouvons être utiles ou faire quelque chose de bien pour améliorer nos conditions de vie, nous pouvons être unis et solidaires tels des frères et des sœurs. »

Et Pali d’ajouter :

« C’est difficile d’envisager la vie dans le slum, parce que tout est construit sur un terrain privé, nous risquons  de devoir partir d’un jour à l’autre. Tous les jours il faut travailler. Heureusement qu’il y a les guirlandes de fleurs qui me permettent d’avoir un peu de revenus supplémentaires. Mais il faut aussi investir pour la fabrication des guirlandes. Les fleurs c’est cher et l’on a peu de profit.

Quand une famille n’a pas suffisamment vendu de guirlandes le jour précédent et si moi j’ai bien vendu, je peux l’aider. C’est comme ça que l’on se soutient, en se prêtant de l’argent. Si cette personne ne me rembourse pas, je réclame. Si cette personne me demande de lui prêter une autre fois  je lui demande de rembourser l’ancien prêt et je peux prêter à nouveau.

Pour moi c’est la même chose, si je n’ai pas d’argent pour acheter des fleurs pour faire des guirlandes, j’emprunte à des  cousins ou à la famille de mon mari. Je préfère régler ça à l’intérieur de la famille. S’ils n’ont rien, j’essaie d’emprunter à d’autres personnes dans le slum, à ceux qui peuvent prêter de l’argent. »

« Je pleure contre la pluie »

Durant ces premières années, Pali a enseigné à sa petite fille l’art et la manière de vendre des guirlandes de fleurs, un jeu pour Fon qui comprendra à l’âge de sept ans l’importance de son travail pour sa famille. Avant et après l’école, Fon vend les guirlandes de jasmin aux passants. Elles sont disposées sur un plateau qu’elle porte avec une ficelle autour du cou.

Fon aime aller à l’école. Elle est toute émerveillée d’apprendre chaque jour de nouvelles choses. Fon participe régulièrement à la bibliothèque de rue1 dans le slum. A la différence de certains enfants, elle ne réclame pas une attention exclusive. Fon est une enfant indépendante. Elle aime lire les livres dans son coin. Lorsque que nous faisons une activité de peinture, Fon veut d’abord bien comprendre l’activité. Lorsqu’elle a bien compris l’activité, elle insiste pour la réaliser elle-même.

En janvier 2006, deux mois avant la sortie de prison de la maman de Fon, Pali se faisait une joie de sa libération prochaine. Fon se réjouissait de pouvoir enfin connaître sa maman. Pali leur promettait une vie nouvelle, du fait d’être enfin réunies. Mais, à sa sortie de prison, Fon ne sera pas reprise par sa maman. Pour quelle raison, nous l’ignorons. Il semblerait qu’elle soit retournée dans la famille de son fiancé, le père de Fon. Elle aurait trouvé un travail dans une usine. Les conditions ou les exigences de son travail ne lui permettaient pas de reprendre sa fille Fon avec elle. Immense fut la déception de Fon face à ce sentiment d’abandon. À sa tristesse, se sont ajoutées les moqueries des autres enfants du slum « Ta mère ne veut pas de toi ! ».

Vers la fin de l’année scolaire, en mars 2006, Pali a été renversée par une voiture. Elle sera hospitalisée plusieurs semaines à l’hôpital, dans une salle de dix-huit lits. Des suites de son accident, elle a eu le bassin et le bras droit plâtrés.

Fon m’explique quels sont ses soucis de petite fille :

« J’aime beaucoup aller à l’école. La maîtresse est gentille et j’apprends bien. Mais je ne sais pas encore si je pourrai passer en deuxième année. Je suis dans les meilleures de ma classe mais comme  je manque l’école trop souvent, la maîtresse peut refuser que j’aille dans l’autre classe. Tous les matins, je dois vendre des guirlandes de fleurs. Certains jours, si ne les ai pas toutes vendues, il est trop tard et je ne peux aller à l’école. Surtout pendant la saison des pluies, c’est difficile de les vendre toutes. Ces jours-là, je pleure contre la pluie de ne pas pouvoir aller à l’école ».

« Je ne sais pas si cela sera toujours possible… »

Dans les semaines qui suivent le retour de Pali dans le slum, Fon vient assidûment à la bibliothèque de rue. Pali souffre toujours des suites de son accident. Elle a des douleurs dans le bras et les doigts. Elles l’handicapent et, certains jours de forte humidité, l’empêchent de dormir. De son côté, Chang a trouvé un travail de peinture pour plusieurs semaines à l’école Santa Cruz, une école toute proche du slum. Fon, à mesure qu’elle grandit, développe de l’agilité dans ses doigts. A la grande fierté de sa grand-mère, elle peut enfiler des fleurs de jasmin dans de longues aiguilles. A partir de ce moment, pour venir à la bibliothèque de rue, Fon doit lui demander la permission. Certains dimanches, en fonction de l’avancée dans la préparation des guirlandes, Pali accepte ou refuse. Hélas, même lorsque Fon vient à la bibliothèque de rue, elle a rarement la chance de terminer son dessin ou sa création artistique car, autour de seize heures, elle doit se préparer à accompagner sa grand-mère pour la vente des guirlandes de fleurs. Fon parle encore de l’école : « La maîtresse a accepté que je passe en deuxième année, malgré que j’aie manqué l’école souvent. Elle a accepté parce que j’apprends bien et que je peux rattraper mon retard des jours où je ne vais pas à l’école. Mais je ne sais pas si cela sera toujours possible pour les plus grandes classes ».

Vivre avec son handicap devient de plus en plus pénible à Pali. Elle est très souvent de mauvaise humeur. Par contre, sa souffrance est soulagée par le sentiment de fierté que lui procure son fils : il a fait des études universitaires, reçoit son diplôme et trouve un emploi. Le jeune homme est reconnaissant envers tous les membres de sa famille et de leurs efforts pour financer ses études. Il a des amis dans le slum. Il a aussi des amis dans son université, auxquels il a menti. Il s’est refusé à leur dire la vérité sur le slum où il vit avec sa famille. En conséquence, il souffre et il a honte de ne pas pouvoir recevoir ses amis chez lui. Quant à Fon, elle poursuit une scolarité normale malgré ses absences répétées à l’école. Elle accompagne toujours sa grand-mère dans la vente des fleurs. Mais Pali devient de plus en plus exigeante envers elle. Un jour, à la plus grande stupéfaction des familles du slum, du haut de ses dix ans, Fon décide de fuguer pour rejoindre sa grand-mère paternelle dans un autre quartier de Bangkok…

1 Voir note (1) page 29.
1 Voir note (1) page 29.

Alain Souchard

Alain Souchard, français, a été engagé auprès de familles yéniches en Alsace avant de marcher pendant plusieurs années avec des personnes vivant à la rue en région parisienne. Depuis 2001, il soutient les efforts des familles pour bâtir la communauté d’un slum et celles vivant sous un pont à Bangkok. En 2008, avec sa famille, il rejoint le Nord-Est de la Thaïlande dans une mission d’exploration de la grande pauvreté et des engagements auprès des plus pauvres.

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