Dans le Nord-Est de la Thaïlande

Alain Souchard

p. 8-13

Citer cet article

Référence papier

Alain Souchard, « Dans le Nord-Est de la Thaïlande », Revue Quart Monde, 268 | 2023/4, 8-13.

Référence électronique

Alain Souchard, « Dans le Nord-Est de la Thaïlande », Revue Quart Monde [En ligne], 268 | 2023/4, mis en ligne le 01 juin 2024, consulté le 27 juillet 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/11208

Projet d’exploration de la grande pauvreté en milieu rural dans la province de Sisaket (Thaïlande).

De septembre 2008 à mai 2012, le Mouvement ATD Quart Monde a confié à mon épouse Somboon, Thaïlandaise, et moi-même d’explorer la grande pauvreté en milieu rural dans une région parmi les plus pauvres du pays, la province de Sisaket dans le Nord-Est de la Thaïlande.

En 2012, alors que nous arrivions à la fin de notre mission en province, j’ai pu contribuer à un séminaire mondial du Mouve­ment ATD Quart Monde sur le monde rural avec ce récit ancré dans les réalités locales.

Dans le village de Ban Praï Pattana

Nittaya est une jeune fille de 12 ans. Nous l’avons rencontrée dans le cadre scolaire lorsque nous avons commencé un groupe Tapori1 dans l’école primaire de son village, situé dans une zone très reculée de la province de Sisaket, non loin de la frontière cambodgienne. Les enseignants, intéressés par le projet, l’ont choisie pour faire partie du groupe d’une quarantaine d’enfants. Nittaya était alors dans sa dernière année de primaire.

Dans sa famille, Nittaya est la dernière de cinq enfants. Je fus surpris de lire dans ses différents écrits, une grande détresse : « Ma famille est la plus pauvre parmi toutes les familles pauvres dans le monde. Je suis donc la plus pauvre de tous les enfants. » Au travers de ses écrits et dessins, elle exprime sa tristesse de voir chaque jour sa famille vivre dans un profond dénuement, de survivre grâce à l’assistance et la solidarité. Elle semble le vivre comme un enfermement à vie, une prison et sans possibilité d’en sortir.

Au cours des animations Tapori que nous organisons, Nittaya et ses camarades du groupe Tapori découvrent les histoires « Enfants du courage » dans le monde. L’histoire de Fon, écrite par une fillette habitant un slum de Bangkok, la touche particulièrement :

« J’aime l’histoire de Fon. Elle exprime beaucoup de gratitude envers sa grand-mère et son institutrice. Elle pense par elle-même. Elle a beaucoup de sagesse et de patience. Elle est gentille et généreuse. Ce que nous avons en commun, c’est notre pauvreté. […] Je pense que les parents doivent aimer à égalité leurs enfants. Je voudrais continuer d’apprendre au collège mais mes parents n’ont pas l’argent pour que je puisse y aller. Je trouverai bien de l’argent par moi-même pour continuer d’étudier. […] Dans l’avenir, j’aimerais bien apprendre pour pouvoir partager mon savoir avec les petits enfants, leur lire des livres, qu’ils puissent mieux se connaître eux-mêmes et qu’ils réussissent à atteindre les objectifs qu’ils se donnent dans la vie. »

Nittaya est transformée :

« Maintenant, je suis consciente que ce n’est pas seulement ma famille qui vit dans l’extrême pauvreté, je sais que des personnes sont encore plus pauvres que moi et ma famille. Je vous remercie de m’avoir donné cette possibilité de prendre connaissance et conscience que je ne suis pas toute seule car des personnes ailleurs dans le monde ont une vie encore plus difficile que la mienne. »

Nittaya nous fait connaître son cousin Noum

Le 17 octobre 2010, pour célébrer la Journée mondiale du refus de la misère, une rencontre centrée sur les enfants est organisée par ATD Quart Monde à Bangkok. Nittaya est désignée par les enfants du groupe Tapori pour être une des deux déléguées à la célébration. Nous demandons l’autorisation des parents de Nittaya, car ce déplacement impliquera des nuits hors du foyer. En fait, c’est sa sœur aînée qui signe l’autorisation. Nous découvrons que Nittaya ne vit pas avec ses parents, mais dans la famille de sa grande sœur. Ils sont journaliers dans une plantation d’hévéa, comme le sont aussi les parents de Nittaya. Leur habitation est une cabane située tout au fond d’un sombre champ de la plantation. Les propriétaires des plantations autorisent ces installations précaires de journaliers, et parfois les suscitent car elles permettent une surveillance gratuite pour contrer les vols de latex.

Avec Prang, l’autre déléguée qui viendra à Bangkok, Nittaya doit préparer un témoignage. Elle décide de parler de son cousin Noum.

« Noum est notre ami. Il vit dans une misère extrême. Noum a été abandonné par sa mère alors qu’il était juste né. Noum vit avec son père, juste tous les deux. Leur maison est vieille et toute petite. Elle ressemble à une ruine. Son père est travailleur journalier, il accepte de faire les petits boulots. Il est atteint d’une maladie incurable. Si un jour son père est malade, alors Noum ne vient pas à l’école et cela peut durer parfois plusieurs semaines. Noum et son père vivent de très grandes difficultés. Parfois, ils doivent aller mendier du riz à d’autres pour avoir de quoi manger. Souvent Noum a dû arrêter d’étudier. Il est allé chercher du travail à la place de son père pour qu’ils puissent acheter au moins du riz à manger. Mais Noum refuse de baisser les bras, d’être désespéré, il croit toujours qu’il aura une vie meilleure. Lorsqu’il a un travail et qu’il peut rapporter de l’argent, il va acheter du riz pour qu’ils aient au moins du riz pour plusieurs jours. Dans ces conditions, Noum revient à l’école pour étudier. Et c’est comme cela sans fin. Pourtant, Noum espère toujours que demain sera un jour meilleur. »

L’année suivante, en mai 2011 pendant les grandes vacances scolaires, nous sommes toujours en lien avec l’instituteur Kru Phuton et l’institutrice Kru Da avec lesquels nous avons animé le groupe Tapori. Nous apprenons que Nittaya est maintenant accueillie dans un foyer des services sociaux destiné entre autres à des enfants victimes d’abus. Ils racontent :

« En début du mois, en pleine nuit, nous avons reçu un appel téléphonique de Nittaya. Elle était en pleurs dans la maison de ses parents. Elle était terrorisée. Elle avait très peur d’être maltraitée voire abusée sexuellement par les amis en état d’ivresse de son père et de sa mère. Dans l’impossibilité d’être écoutée par ses parents, en urgence, elle nous a appelés à l’aide. »

Nous comprenons alors que les deux enseignants sont allés la chercher et l’ont accueillie chez eux. Dans les jours qui suivirent, ils ont contacté une école qui accepterait de prendre Nittaya. Avec le soutien de la grande sœur de Nittaya, les parents ont accepté qu’elle aille vivre dans ce foyer pour enfants défavorisés de la ville de Sisaket. Ainsi, Nittaya a pu débuter sa première année de secondaire dans une nouvelle école mais loin de sa famille.

Lorsqu’avec les deux enseignants nous rendons visite à Nittaya, elle nous dit qu’elle se sent en paix. Elle est parfois victime de petits vols au sein du foyer, mais avec le sourire, elle insiste pour nous dire que le plus dur dans l’institution est le réveil matinal à quatre heures !

Fin 2011, lors d’une réunion de programmation sur la suite de nos activités en partenariat avec l’école de Ban Praï Pattana, le directeur adjoint nous fait un portrait peu flatteur des membres de la famille de Nittaya et de Noum :

« Les parents de Nittaya et Noum sont membres du même groupe minoritaire. Vous savez, ils sont ce genre de personnes qui vivent au jour le jour, sans aucune vision du futur. Ils travaillent deux ou trois jours puis se saoulent toute la nuit. Le lendemain, ils dorment toute la journée et c’est seulement le jour suivant qu’ils retournent chercher du travail pour les deux prochains jours et ainsi de suite… Ils sont dans le cercle vicieux et pervers de cette vie. De toute façon, ils ont très mauvaise réputation auprès des autres familles du village. Ils ont une mauvaise attitude, ils parlent fort. Les gens du village ont souvent des disputes avec eux et inversement.
Ils sont journaliers sur la terre des autres mais dans le passé, ils avaient reçu des terres qu’ils n’ont pas su faire fructifier. Parfois ils en cultivaient une partie mais le reste était laissé en friche. Comme cette terre leur était d’un faible rapport, ils ont vendu leur droit. Avec l’argent, ils sont tombés dans l’oisiveté. C’est pourquoi ces familles sont des paysans sans terre. Ceux qui ont racheté le droit sur ces terres ont su les régénérer et y planter des
 hévéas. »

Quelle est l’histoire exacte de ces familles ?

En croisant des informations collectées lors de nos rencontres avec des villageois autour de Ban Praï Pattana et de recherches personnelles, j’ai pu rassembler quelques éléments qui nous aident à mieux comprendre cette histoire.

Ce village est situé à seulement 17 kilomètres de la frontière du Cambodge, tout au sud de la province. La majorité des 184 foyers sont originaires du canton de Praï Bung, un autre canton situé un peu plus au nord de la province de Sisaket, et font partie d’une toute petite minorité ethnique, les Kuy. Elle est assez méprisée car d’origine culturelle plus transfrontalière que vraiment thaïlandaise. En 1971, la trentaine de familles qui vivent sur ce site ne sont pas propriétaires : elles sont spécialisées dans les travaux forestiers de défrichement, bûcheronnage, débardage, arrachage des souches et essartage afin de dégager des terres arables de cette zone qui n’est qu’une vaste forêt naturelle.

De 1975 à 1977, cette zone frontalière est le théâtre de conflits entre les communistes thaïlandais, les groupes militaires khmers rouges et l’armée thaïlandaise. Les familles y vivent dans la peur des bombardements de l’armée thaïlandaise et de la présence communiste dans les villages.

En 1985, en considération de cette zone frontalière sensible, les autorités thaïlandaises en charge de la lutte contre la pauvreté et de l’Office de l’aménagement du territoire mettent en place un programme d’évaluation de la situation des familles pauvres des villages. À la suite de ce programme, l’Office de l’aménagement du territoire permet à des familles sans terre de recevoir un droit sur des terres publiques. Ainsi des familles comme celle de Nittaya reçoivent-elles un droit de propriété composé d’un rai d’habitation (0,16 hectare) et 15 rai (un peu plus de deux hectares) pour une activité agricole. Ces terres transformées en partie en rizière ou en plantation de manioc permettent cependant à peine de satisfaire la consommation annuelle de riz pour toute une famille car elles sont situées dans une des provinces les plus sèches du pays. Année après année, les familles ont recours à l’achat d’engrais, ce qui est partout préconisé dans le pays en cette période de forte promotion de l’agriculture intensive. Faute d’argent disponible, ils contractent des prêts auprès de la banque agricole. Les crédits doivent être remboursés avec une partie de la récolte annuelle de riz et de manioc, mais le tout étant racheté à un prix inférieur à celui du marché, les crédits ne sont jamais honorés en totalité. Le cercle vicieux des prêts sans fin se met en route : chaque année, un prêt plus important vient compenser les défauts de paiement. Peu à peu, sur une période d’une dizaine d’années, beaucoup de familles comme celle de Nittaya ou Noum ne sont donc plus en mesure de rembourser leurs dettes. Pour sortir des dettes, la famille de Nittaya est de celles qui ont vendu au fur et à mesure des années leur droit sur la totalité de leurs terres, à l’exception de celle de leur habitation. Sans terre, elles vivent l’humiliation profonde de travailler pour d’autres sur les terres mêmes qui leur appartenaient. En Thaïlande, des milliers de familles paysannes ont subi le même sort.

En 2001, le ministère de l’Intérieur responsable des programmes de lutte contre la pauvreté met en place un vaste plan de soutien au développement des villages et de leur production, sous la forme d’une subvention collective aux villages en capacité de présenter un projet de développement socio-économique. Le groupe d’épargne collectif du village de Ban Praï Pattana reçoit donc une somme d’un million de bahts (25 000 euros) destinée à permettre aux familles membres de ce groupement d’investir dans la plantation d’arbres hévéa. L’hévéa est connu pour être l’arbre à caoutchouc, fabriqué à partir de son latex et cette activité est à l’époque considérée comme une des meilleures sources de revenus dans l’agriculture thaïlandaise. Mais la famille de Nittaya, comme beaucoup d’autres, n’a plus de terres, elle ne profitera donc pas de ce programme. L’écart se creuse encore un peu plus entre ceux qui ont réussi et ceux qui ont échoué. Et l’humiliation est consommée.

Pour Noum aussi, les conséquences seront tragiques. En juin 2011, un des instituteurs nous raconte le décès prématuré du papa au cours d’une rixe entre personnes alcoolisées. La maman qui vit à Bangkok a refait surface à l’occasion de ce triste événement, mais Noun n’a pas souhaité la suivre, elle lui était trop étrangère. De nouveau, c’est ce couple d’enseignants qui s’est mobilisé : ils envisagèrent que Noum puisse rejoindre Nittaya dans son foyer, mais cela ne fut pas possible ; Noum n’ayant subi ni commis aucun crime, il ne relevait pas de cette institution spécialisée. Finalement, grâce à leur réseau associatif, ils réussirent à le faire admettre auprès d’une fondation pour enfants orphelins ou enfants de la rue.

Les plus pauvres au cœur de l’engagement de Ratjanee Saychana

Au cours de notre exploration, nous avons pu mesurer l’importance de l’engagement personnel de personnes tel ce couple d’enseignants avec qui nous avons cheminé à Ban Praï Pattana. Nous avons rencontré des engagements similaires dans différents cadres, comme par exemple à l’hôpital de Sisaket où un groupe de volontaires Jit-assa particulièrement dévoué, se mobilise à soutenir les personnes les plus précaires dans le suivi de leurs soins. Nous avons été en lien avec des organisations non gouvernementales locales travaillant beaucoup en réseau pour se soutenir et accéder aux financements divers permettant l’investissement et la formation dans les communautés villageoises. Cependant, les familles les plus précaires, comme celle de Nittaya et Noum et bien d’autres dans le monde pour des raisons et dans des contextes différents, sont souvent dans l’impossibilité d’accéder aux projets communautaires.

Mme Ratjanee Saychana, présidente du réseau des communautés de Sisaket et aussi la représentante dans le Nord-Est de Community Organisation Development Institute, porte cette question. À ses côtés, j’ai pu mieux comprendre le processus d’attribution des soutiens financiers aux familles pauvres pour la réhabilitation de leur habitat. Le titre de ce projet national ne s’invente pas, il se traduit littéralement : « Pauvre, mais bon pauvre ! » Ensemble, nous avons été témoins des inégalités et de la discrimination entre les membres d’une même communauté quand les décisions se prenaient. Ratjanee Saychana en souffrait, elle était aux premières loges des abus et faveurs octroyées injustement et sous couvert d’un arrangement à des familles non prioritaires. Elle savait que le plus important pour les autorités locales était de pouvoir mettre en évidence le plein succès de la mise en œuvre de projets tels que la réhabilitation des habitats précaires, même au prix d’inégalités et de discriminations flagrantes envers les familles les plus pauvres et aussi d’autres familles d’une même communauté.

Elle s’est parfois retirée de la gestion de certains projets :

« Je refuse d’être en conflit avec des gens réellement malhonnêtes et corrompus par le pouvoir et l’argent. Maintenant, c’est clair pour moi, je veux choisir les gens avec lesquels je veux travailler. Je veux travailler avec des personnes engagées au plus près des plus pauvres. »

Nous l’avons vue trouver des fonds parallèles légaux pour des familles exclues des dispositifs d’aide officiels. Ce qui l’anime est intérieur et spirituel :

« Lorsque des membres de ma famille me voient peu présente à la maison et que je reviens fatiguée, ils me demandent si je veux arrêter. Parfois, je leur dis : ‘Peut-être’. Mais, quand je vois la détresse dans la vie des gens pauvres et que je sais qu’ils souffrent plus que moi, je ne peux que me dire en moi-même : ‘Je ne peux pas les abandonner’. Ce sont les pauvres qui m’inspirent. Quand je vois leur vulnérabilité, je suis triste de les voir souffrir. »
« J’aime travailler avec les pauvres. Travailler avec les pauvres, c’est comme planter un manguier. Dans les prochaines années, peut-être que tu vas voir quelques résultats, tu vas pouvoir manger le fruit. Mais penser ainsi, c’est oublier tout le chemin qui nous a conduits à pouvoir manger le fruit. Avant de manger la mangue, tu dois prendre soin de la terre, de l’arbre, l’arroser, etc. En fait, tu dois faire tout un ensemble de choses avant d’être capable de manger les
 fruits. »

Entre 2012 et 2023, onze années se sont écoulées sans que nous ayons pu revoir Nittaya et Noum. La disparition de nos derniers contacts sur Sisaket ne nous a pas permis de les retrouver. Nous gardons espoir, qu’un jour peut-être, les vents de la chance et du hasard nous porteront à nouveau vers eux2.

1 Tapori est une dynamique internationale, animée par ATD Quart Monde, qui rassemble des enfants âgés de 6 à 12 ans, de cultures et de milieux sociaux

2 Pour prolonger cette lecture, voir la vidéo sur YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=aPUGwH3GHmo.

1 Tapori est une dynamique internationale, animée par ATD Quart Monde, qui rassemble des enfants âgés de 6 à 12 ans, de cultures et de milieux sociaux différents, qui cherchent à se former pour devenir des acteurs et actrices de changement dans leur environnement afin de créer un monde plus juste. C’est un espace pour réfléchir, prendre la parole et agir ensemble. Voir le site https://www.atd-quartmonde.fr/nos-actions/nos-actions-sur-le-terrain/tapori/.

2 Pour prolonger cette lecture, voir la vidéo sur YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=aPUGwH3GHmo.

Alain Souchard

Volontaire permanent d’ATD Quart Monde depuis 1992, Alain Souchard a exercé diverses responsabilités. Il a été engagé en Thaïlande de 2001 à 2012. Il est aujourd’hui à Montreuil, au Centre national France. Il est membre du Pôle Dialogue Action Connaissance avec une attention particulière à soutenir la démarche de connaissance.

Articles du même auteur

CC BY-NC-ND