Pauvres des campagnes

François-Xavier Merrien

p. 3-7

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François-Xavier Merrien, « Pauvres des campagnes », Revue Quart Monde, 268 | 2023/4, 3-7.

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François-Xavier Merrien, « Pauvres des campagnes », Revue Quart Monde [En ligne], 268 | 2023/4, mis en ligne le 01 juin 2024, consulté le 27 juillet 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/11206

Loin des images de cartes postales, dans le département du Gers (France) survivent nombre de petits paysans et d’urbains pauvres ayant rêvé d’une vie meilleure à la campagne.

Pour le touriste ou l’amateur de beaux paysages et de gastronomie, le Gers demeure par excellence une terre de cocagne, Le bonheur est dans le pré, comme s’intitulait le sympathique film d’Étienne Chatiliez, sorti en 1995.

Pourtant ce département, parmi les plus ruraux de France, n’est épargné ni par la misère ni par la précarité.

Au cours d’une enquête sociale dans les campagnes et les villages de Gascogne1, nous avons rencontré de jeunes maraîchers travaillant plus de 60 heures par semaine et ne survivant que grâce au versement du RSA2, des paysans, souvent âgés, cultivant des petites surfaces ou élevant des veaux qu’ils ne parviennent plus à vendre, des agriculteurs victimes de calamités naturelles ou de problèmes phytosanitaires (la grippe aviaire, le mildiou), des personnes déprimées qui ne parviennent plus à régler leur cotisation MSA3 et les dettes au Crédit Agricole, qui n’ouvrent plus leur courrier, des retraitées agricoles, souvent des femmes, n’ayant qu’insuffisamment déclaré leurs activités à la ferme, subsistant de pensions misérables. Pour ces paysans, comme il faut les appeler, habitués à se serrer la ceinture et à vivre de peu, il faut parfois solliciter le RSA et la Prime d’activité, des minima sociaux revendiqués comme un droit par les plus jeunes, mais sollicités non sans mal et non sans honte par les anciens.

Une population rurale diversifiée

Mais l’univers rural n’est pas peuplé que de paysans. Dans les bourgs et les villages d’Armagnac ou d’Astarac, les banques alimentaires et les épiceries sociales ne savent plus où donner de la tête face à cette pauvreté qui ne cesse de s’étendre. Le monde rural le plus éloigné des pôles urbains est en effet repeuplé par des urbains pauvres en quête de loyers abordables et rêvant du bonheur à la campagne. Ils viennent parfois de loin, du Nord de la France pour beaucoup, mais aussi des centres urbains proches, de la banlieue de Toulouse, de L’Isle-Jourdain, d’Auch ou d’ailleurs en France. Il ne faut pas non plus oublier les personnes âgées et les victimes des coups du sort qui ne s’en sortent que grâce au travail des associations caritatives et des épiceries sociales.

Longtemps, les études se sont focalisées sur la pauvreté en milieu urbain, associée à la question sociale. La pauvreté rurale était quasiment invisible. Notre enquête remet en lumière le champ hétérogène des pauvretés rurales, sur lesquelles nous allons revenir.

Les territoires de l’hyper-ruralité gersoise incarnent le cœur de ce paradoxe. Territoires de caractère où il est bon d’avoir une maison de vacances au calme. Ces territoires de la campagne gasconne se referment, la morte-saison venue, tel un piège sur les personnes les moins qualifiées et les moins mobiles, au fil de la désertification des petites villes, de la fermeture de PME locales et de la disparition des petites exploitations agricoles. La disparition des commerces, des cafés et des services, qui entretenaient quelques décennies auparavant la vie sociale, enferment ces personnes demeurées au village qui se ressentent parfois comme assignées à résidence.

Les nouveaux venus à la campagne

Parmi ces nouveaux venus du Gers, les urbains pauvres chassés des villes par le coût du logement qui est en effet devenu un poste majeur dans les budgets (jusqu’à 50 % ou plus pour certains ménages) des couches populaires. Ainsi, des familles et des « personnes précaires » sont poussées à entreprendre la migration vers le « rural profond »4. Dans la majorité des cas, elles ne soupçonnent pas les conditions réelles de la vie à la campagne. […] Cette non prise en compte des problèmes réels de la vie dans les zones rurales les plus éloignées des villes peut conduire à une accumulation de problèmes : l’isolement dû à l’absence de véhicule ou à un véhicule en mauvais état, les logements mal isolés l’hiver venu, le coût élevé de l’électricité, la difficulté à trouver un travail même à temps partiel, des problèmes financiers et parfois des problèmes de santé psychique (alcoolisme, drogue). Un travailleur social du département résume parfaitement la situation :

« Nous, on subit le problème du ‘bon coin’5. C’est-à-dire que quand on est dans le Nord-Pas-de-Calais et qu’on voit qu’à Plaisance6 on peut avoir une maison avec jardin pour 400 euros par mois, les gens ils disent : ‘On charge tout et on part’. On y va. On passe un coup de fil au propriétaire qui dit : ‘OK pas de problème. Vous avez les allocations donc je pourrai les toucher directement, donc voilà c’est très bien’. Et on voit arriver des gens effectivement qui viennent de loin juste parce qu’il y a du locatif pas cher ; et tant qu’à être à la campagne précaire, autant que ce soit au soleil. La contrepartie de ça, c’est du locatif pas cher mais qui est obsolète. C’est-à-dire qu’il est inchauffable, il n’est pas isolé, etc. En général, la voiture, elle a même du mal à arriver jusqu’ici. » […]

Madame C., 44 ans, au RSA, explique : « Moi l’idéal, ça serait d’avoir un travail, mais sans transport on fait comment ? » La question est encore plus préoccupante pour les femmes seules dans le milieu rural où les métiers féminins, notamment dans les services aux personnes âgées, nécessitent d’être mobiles en permanence.

Après la pandémie de COVID puis l’inflation croissante, l’aide alimentaire a connu un énorme essor dans le département. Le président d’une association locale du Sud profond du département résume ainsi le public de son association :

« On a à la fois des familles nombreuses mais aussi des personnes isolées, des personnes âgées avec de petites retraites, des personnes qui ont l’Allocation Adulte Handicapé, des personnes au RSA… Ce sont parfois aussi des personnes qui sont en situation d’emploi mais qui ont du mal à joindre les deux bouts ; il y a aussi beaucoup d’emplois saisonniers. »

Ces personnes qui fréquentent les épiceries sociales et les autres dispositifs de l’aide alimentaire ont une vie jalonnée d’accidents qui perturbent le cours de l’existence qui n’est jamais un long fleuve tranquille. La maladie, le décès, la perte d’emploi, la diminution abrupte des revenus, le divorce, la séparation, les coupures d’eau ou d’électricité, les poursuites pour non-paiement, le retrait d’une allocation ; dans tous les domaines, leur vie peut connaître un tournant qui les précipite dans la misère.

Dans les fermes

Mais la pauvreté n’est pas l’apanage des villages. Même si on ne les rencontre jamais dans les banques alimentaires, dans les fermes aussi, des paysans vivent dans la misère. Certes, tous ne sont pas pauvres. Nous avons rencontré des managers agricoles exploitant plus de 400 hectares de céréales et s’en sortant fort bien ; et d’autres plus modestes vivant correctement sauf en cas de coup durs. Cependant, pour la majorité, c’est un métier difficile et souvent peu rémunérateur, soumis aux incertitudes du lendemain. Madame Sophie7, exploitante sur les coteaux sud du département, une terre difficile, raconte :

« Le problème sur une exploitation est que ça fluctue tout le temps, soit parce qu’on a des problèmes climatiques, soit parce qu’on a des problèmes de prix ; vous avez beau avoir des assurances, ça vous maintient, mais ça ne va pas vous assurer un revenu. Ne pas perdre de l’argent, rentrer dans vos frais… On doit vivre à deux avec au maximum 500 euros par mois, c’est sûr que vous faites tout le temps attention, vous mangez à la maison, vous faites le jardin, la viande on se la fait… »

Pour les « petits », la réforme de la PAC8 a été ressentie comme une catastrophe. Elle a mis à genoux les petits agriculteurs des campagnes gasconnes. « Autrefois on vivait bien avec 30 hectares, aujourd’hui, c’est mort ». Arthur, un éleveur de veaux, ne dit pas autre chose :

« Quand je reprends (vers 1970), c’était pas la misère mais en travaillant on avançait, on gagnait de l’argent, pas pour faire des paies de ministre, mais on en vivait, on payait toutes les charges d’exploitation ; s’il fallait refaire un toit, on pouvait le faire, aujourd’hui on ne peut plus. Aujourd’hui, on ne peut plus en vivre ; dès le début, la PAC a été faite pour les riches, pas pour les pauvres, tout le monde le sait. »

Son fils qui a repris l’exploitation ne s’en sort pas. Pendant la crise du COVID, l’Italie a bloqué les frontières. « Autrefois, il aurait vendu les veaux au marché, il serait un homme riche. Aujourd’hui, sa viande est trop chère. Le veau italien s’impose. S’il ne vend pas, ses veaux grandissent, la chair n’est plus blanche. Les veaux deviennent des broutards qu’il faut nourrir, qui coûtent cher ; il ne s’en sort pas. Pendant deux ans, il a touché la prime d’activité. Il va falloir lui expliquer que ce n’est plus possible, qu’il va tomber au RSA… » m’explique son conseiller d’insertion. Pour d’autres, la crise aviaire a décimé les exploitations. Les éleveurs de volaille n’ont dû leur survie qu’au RSA, une allocation dérisoire, inadaptée aux circonstances :

« Quand y a eu les premiers épisodes de grippe aviaire, un grand nombre d’agriculteurs ont été poussés par la MSA à faire une demande de RSA. Tous sont arrivés en disant ‘mais Monsieur, nous, c’est pas les 500 euros que le département nous donne dont on a besoin, c’est de pouvoir faire refonctionner notre outil de travail le plus rapidement possible !’ ».

Quand ce n’est pas l’évolution des prix qui est en cause, ce sont les calamités naturelles, très fréquentes dans ce département. Un expert agricole l’explique très crûment :

« Pour les maraîchers, il y a un problème essentiel depuis quatre ans, cinq ans presque, ce sont les aléas climatiques ; pour la culture de la tomate, ça a été une catastrophe ; en mars/avril, il y a des plants sous tunnel qui ont gelé à certains endroits. Installer une récolte au printemps, c’est déjà plus compliqué ; pour ceux qui ont réussi à sauver leurs plants et qui les ont mis en terre en plein champ au printemps et au mois de juin, il s’est passé quoi ? Il a plu, il a plu et il a plu, donc la maladie s’est posée sur les plants. Chez des maraîchers du côté d’Eauze9, sur 544 plants de tomates, il y a 537 pieds qui ont attrapé la maladie, qui sont morts ; c’est une perte sèche. La PAC n’est pas prévue pour aider des maraîchers, mais des grandes surfaces, des céréaliers, des viticulteurs, etc. »

Traditionnellement, la fierté paysanne a été et demeure un obstacle à la demande des minima sociaux et tout particulièrement du RSA. Demander de l’aide, c’est « trop la honte ». On vit chichement mais on ne demandera pas d’aide. Les choses sont en train de changer. Si les anciens admettent difficilement ce processus, les jeunes hésitent de moins en moins. Dans cette ferme, le père nous dit : « Autrefois, quand on s’en sortait pas, on disait rien, on se serrait la ceinture, on faisait avec ce qu’on avait, on vivait une vie de con » ; son fils intervient immédiatement : « Moi je m’en cache pas, si on y a droit, c’est qu’il y a une raison : c’est qu’il y a pas de revenu ! »

La plupart du temps, la demande de RSA provient d’un événement exceptionnel qui bouscule l’équilibre financier de l’exploitation. Ainsi, un agriculteur de ce département peut se retrouver au RSA pour de multiples raisons : parce qu’il est difficile de se lancer dans le maraîchage bio et les circuits courts quand les pluies incessantes, le gel et la grêle peuvent détruire en un jour tout le travail d’une saison, ou que la grippe aviaire a fermé les exploitations, qu’il faut tenir ; parce que la COVID bloque l’exportation des veaux vers les fermes d’engraissage italiennes, ou comme dans le sud du Gers, que l’Union européenne a décidé unilatéralement de modifier les critères de définition de l’agriculture de coteaux, ou encore parce qu’un divorce affecte un foyer qui ne peut vivre sur le seul revenu de l’exploitation. La demande de RSA découle d’une impossibilité à se dégager un revenu, le plus souvent sans que la responsabilité de l’exploitant agricole soit en cause. […]

Comme les autres bénéficiaires du RSA, les agriculteurs en très grande difficulté doivent signer un contrat d’engagements réciproques. Mais quel peut être le sens d’un contrat d’engagement réciproque quand l’exploitant est victime de phénomènes économiques qui le dépassent et sur lesquels il n’a aucune prise ou, lorsqu’à certaines périodes de l’année, il bosse plus de 60 heures par semaine ?

Il suffit pour s’en convaincre de citer les paroles de ce maraîcher bio du département :

« Au RSA, je crois que je touche 3 500 euros par an. Je prévois d’arrêter (de demander le RSA), mais quand, je ne peux pas dire. Depuis le début comme je ne fais pas d’emprunts, je vis avec le RSA. […] Je bossais comme un dur et il y a eu des inondations et j’ai tout perdu… Les gens ils se disent : ‘Ah c’est bien, le gars il a son entreprise, il essaie de vivre avec ; c’est bien pour le BIO, c’est bien pour la planète’. Mais ils n’imaginent pas la galère que c’est ! »

Comment justifier dans ces conditions que l’Assemblée nationale, dans sa séance du 25 septembre 2023, décide d’appliquer aux exploitants agricoles la nouvelle disposition du texte sur le RSA imposant 15 à 20 heures d’activité en contrepartie de l’allocation ?

1 Le bonheur est-il encore dans le pré ?, pour le compte du GIP Gers Solidaire, dirigé à l’époque par René Ortega, aujourd’hui Directeur général

2 Le revenu de solidarité active (RSA) assure aux personnes sans ressources un niveau minimum de revenu qui varie selon la composition du foyer.

3 Mutualité sociale agricole : organisme de la Sécurité sociale agricole.

4 Nous retrouvons le même phénomène, encore plus accentué, dans le département des Pyrénées-Orientales où nous menons actuellement une enquête.

5 Site de petites annonces de ventes-achats très utilisé.

6 Un village du sud du département du Gers, non loin de Marciac, célèbre pour son festival de jazz.

7 Tous les noms ont été modifiés pour respecter l’anonymat des interviewés.

8 Le Plan stratégique national français (PSN) de la prochaine Politique agricole commune (PAC 2023-2027) a été approuvé par la Commission européenne

9 Une petite ville de l’Armagnac, au nord-ouest du département.

1 Le bonheur est-il encore dans le pré ?, pour le compte du GIP Gers Solidaire, dirigé à l’époque par René Ortega, aujourd’hui Directeur général adjoint Solidarité du département de l’Aude.

2 Le revenu de solidarité active (RSA) assure aux personnes sans ressources un niveau minimum de revenu qui varie selon la composition du foyer.

3 Mutualité sociale agricole : organisme de la Sécurité sociale agricole.

4 Nous retrouvons le même phénomène, encore plus accentué, dans le département des Pyrénées-Orientales où nous menons actuellement une enquête.

5 Site de petites annonces de ventes-achats très utilisé.

6 Un village du sud du département du Gers, non loin de Marciac, célèbre pour son festival de jazz.

7 Tous les noms ont été modifiés pour respecter l’anonymat des interviewés.

8 Le Plan stratégique national français (PSN) de la prochaine Politique agricole commune (PAC 2023-2027) a été approuvé par la Commission européenne le 31 août 2022. Il est entré en vigueur le 1er janvier 2023.

9 Une petite ville de l’Armagnac, au nord-ouest du département.

François-Xavier Merrien

François-Xavier Merrien est né à Châteaulin, petite ville de Bretagne, où son père était employé à la gare SNCF. Professeur émérite de l’université, il a enseigné aux universités Paris 1 Panthéon-Sorbonne, à l’université Paris VIII et à l’université de Lausanne. Spécialiste de l’analyse des questions sociales, il a siégé au Comité de lecture de la Revue française des affaires sociales, de la Revue internationale de Sécurité sociale, et participé à des missions d’études pour le BIT et le PNUD, notamment en Afrique et au Brésil.
Il a publié de très nombreux articles et ouvrages, notamment : Les sociétés occidentales et les pauvres (dir, 1994), L’État-providence (1996, 2007), L’État social. Une perspective internationale (2005). Depuis 2017, il se consacre exclusivement aux enquêtes sociales dans le cadre de MSC Maignaut (Le RSA dans le Gers, La pauvreté en milieu rural, Les BRSA de longue durée dans l’Yonne, etc.).

CC BY-NC-ND