- Revue Quart Monde : Pourriez-vous dire en quelques mots vos motivations, votre but, vos attentes en entreprenant ce projet, et quelle évaluation vous en tirez ?
- François Le Gall : En juillet 2006, deux volontaires d’ATD Quart Monde habitaient déjà le quartier des Rosiers depuis plusieurs années et y animaient une bibliothèque de rue1 chaque mercredi. Ils avaient l’habitude de réfléchir leurs actions avec le directeur du centre social des Rosiers, qui s’appuyait aussi sur eux pour réfléchir ses propres actions. Ils avaient déjà des liens avec de nombreux enfants du quartier, mais cherchaient des moyens pour intensifier les liens avec les parents.
En m’inspirant de mon expérience à ATD Quart Monde et de celle d’Enfance et Musique, j’ai proposé de chercher à atteindre en même temps les petits enfants et leurs parents en demandant à ces parents de m’apprendre des chansons de leur patrimoine familial. Avec les personnels de la petite enfance, nous avons essayé de créer les conditions pour que ces parents osent me transmettre des poésies, des berceuses, des comptines qu’ils chantent à leurs enfants, ou bien que leurs parents leur chantaient, avec l’idée que peut-être cela changerait les relations entre les professionnels de la petite enfance, les parents et les partenaires autour d’eux.
Nous avons donc cherché des moyens pour rejoindre les parents mais au départ nous ne savions pas jusqu’où nous pourrions aller. En termes d’évaluation, ce qui est mis en lumière par ce spectacle, c’est le potentiel caché d’un quartier populaire, c’est la richesse de relations humaines qui pourraient en d’autres occasions et d’autres circonstances se développer au bénéfice des enfants, de leurs parents, des enseignants et des praticiens de la petite enfance, et donc au bénéfice de la société tout entière.
RQM : Quel était le contexte institutionnel de ce projet ?
Fr. LG : A l’été 2006, je débutais une année sabbatique après douze ans de volontariat et j’ai été admis au centre de formation des musiciens intervenants d’Aix-en-Provence. Cette formation donne un agrément pour intervenir dans les écoles. Il y a de multiples formes d’action, mais on sait que la quasi-totalité des enfants passent par l’école. Pour rejoindre tous les enfants d’un quartier, l’école est un lieu privilégié. C’était donc une formation qui tombait à point pour moi.
Nous avons d’abord proposé ce projet au directeur du centre social des Rosiers. Après avoir pris le temps de jauger les motivations de notre proposition, il nous a mis en contact avec l’éducatrice de jeunes enfants du centre social, qui anime la halte garderie et la salle d’attente de la Protection maternelle et infantile (PMI). A la rentrée scolaire, il est venu avec moi présenter le projet à l’équipe enseignante de l’école maternelle Sinoncelli (250 élèves). Les enseignants l’ont accueilli comme une double chance : une occasion de pratiquer régulièrement la musique avec leurs élèves, et une opportunité d’intensifier les liens avec les parents d’élèves.
Le projet s’est déroulé sur deux années scolaires. C’était dans la continuité de l’action de plusieurs années autour des bibliothèques de rue dans ce quartier.
Pendant la durée du projet, j’intervenais chaque jeudi dans l’école maternelle Sinoncelli : cela permettait d’avoir un atelier dans chacune des dix classes de maternelle au rythme d’une fois toutes les trois semaines pendant quarante-cinq minutes. On y apprenait les chansons collectées auprès de parents, mais on y jouait aussi avec la voix et avec des instruments de musique. J’avais la possibilité de rencontrer les parents le matin à l’école lorsqu’ils y amenaient leurs enfants : le jeudi est devenu petit à petit le jour de la musique. Un rendez-vous régulier, c’est important. De huit heures et quart à neuf heures, je disposais d’une salle où je pouvais les enregistrer tranquillement.
De plus, une semaine sur deux, je m’installais avec des instruments de musique dans la salle d’attente de la PMI, lieu privilégié pour rencontrer les parents C’était plus facile d’y enregistrer les parents car il y avait au maximum quatre ou cinq parents présents.
Nous avions également des réunions régulières entre partenaires, qui avaient lieu à l’école, pour suivre l’avancement du projet.
RQM : Comment avez-vous fait pour passer de l’intime d’une relation entre un tout petit enfant et sa mère à une collaboration entre de multiples partenaires jusqu’à la production de ce spectacle magnifique ? Quelle a été votre méthode pour arriver à récolter toutes ces chansons ?
Fr. LG : J’y suis allé très doucement.
Avant de démarrer les ateliers, nous avons fait avec les enseignants une liste des langues parlées par leurs élèves à la maison. J’ai fait des recherches de CD musicaux pour connaître au moins une chanson ou un refrain d’une chanson traditionnelle dans chacune de ces langues.
La collecte de chansons a commencé par l’accueil le matin, une fois par semaine. Je jouais de toutes sortes d’instruments dans la cour au moment où les élèves arrivaient avec leurs parents : accordéon, guitare, djembé, poêle à frire... Et puis j’avais fabriqué sur un carton un grand soleil sur lequel j’avais écrit « bienvenue » en français. Je demandais aux parents ou aux grands frères et sœurs qui accompagnaient les enfants comment on disait « bienvenue » dans leur langue. Je l’inscrivais en phonétique sur un des rayons de mon soleil. Lorsque les gens ne connaissaient pas l’écriture du mot dans leur langue, ils revenaient plus tard avec l’information, mais pas toujours. Ils devaient alors demander dans un entourage plus large, ce qui faisait de la publicité pour le projet. Petit à petit, je demandais s’ils connaissaient une chanson, et s’ils pouvaient me la chanter. C’est là que les chansons que j’avais apprises auparavant sont devenues précieuses. La plupart du temps, les gens reconnaissaient la chanson, parfois se mettaient à la chanter avec moi ou bien corrigeaient ma prononciation. Cela a encouragé des parents à oser me chanter une chanson.
Et j’ai eu des surprises, comme le matin où une berceuse que je croyais croate a déclenché ces mots chez un jeune homme que je croyais kosovar : « Ta chanson, elle est comme moi, elle est serbe » , m’a-t-il dit.
Certains parents ont pu me partager d’emblée une chanson, avec la traduction et même parfois des gestes. Pour d’autres chansons, il a fallu beaucoup d’étapes : une première maman chante une partie de la chanson, une seconde la complète. En voyant le recueil de chansons que je tenais à jour semaine après semaine, une troisième personne a écrit la chanson en arabe, une autre a proposé de dactylographier l’arabe et a emporté la chanson en Algérie pendant l’été pour cela. C’est précisément dans cette situation que le résultat est le plus riche car dans une seule chanson, c’est déjà plusieurs familles qui ont été associées.
Je faisais quelque chose d’analogue à la PMI.
Pour impliquer tout le monde, je faisais les mêmes demandes aux travailleurs sociaux, aux enseignants et aux « tatas » (Atsem)2. Certains ont osé me donner des berceuses de leur enfance. Je n’étais pas celui qui sait et vient apprendre aux autres ce qu’ils ne savent pas. J’étais au contraire constamment en demande de ce que chacun savait. C’est ainsi qu’un enseignant a chanté une chanson en alsacien, une psychologue une chanson en chti, une éducatrice une chanson en kabyle.
Je ne connaissais aucune de ces langues. J’enregistrais les parents qui osaient me confier une chanson, puis je décryptais les paroles phonétiquement ainsi que la mélodie. Je faisais ensuite vérifier les paroles et la mélodie par d’autres parents car il était rare que j’aie un texte complet avec une seule source. Nous n’avons commencé à apprendre ces chansons avec les enfants que lorsque j’étais sûr de la bonne prononciation. Car les parents qui comprennent la langue devaient pouvoir reconnaître la chanson. Je n’ai jamais cherché à faire une anthologie des chants des Rosiers mais il fallait de l’exigence et une garantie sur le sens des paroles.
Les enseignants ont travaillé l’apprentissage de ces chansons avec les enfants lorsque je n’étais pas là, grâce aux enregistrements sur CD que je leur fournissais. Les « tatas » ont aussi appris les chansons.
Nous avons cherché comment rendre aux parents ce qu’ils avaient apporté. C’est alors qu’on a décidé de réaliser un spectacle, la seconde année. Les quatre classes de grande section ont écrit un conte qui est devenu le fil rouge du spectacle : « Le voyage de Petit Pierre ». On a fait des répétitions dans la cour de l’école. Les décors ont été réalisés par les enseignants et les élèves, mais aussi par les enfants de la bibliothèque de rue et par ceux de la halte garderie et leurs animatrices. Nous avons cherché un théâtre qui accepterait de nous accueillir, pour que le travail des enfants soit vraiment mis en valeur, et pour que ce soit une occasion pour que les nombreux parents qui n’avaient jamais mis les pieds dans un théâtre aient une bonne raison de le faire. Finalement, c’est au théâtre Toursky que nous avons pu nous produire, grâce au soutien de son directeur.
RQM : Quelles ont été les répercussions de ce projet sur les relations entre l’école et les parents ?
Fr. LG : Il s’agit d’un travail à recommencer sans cesse. C’est une question qui m’intéresse beaucoup et que je cherche à creuser depuis plusieurs années : changer de regard sur l’enfant et sur sa famille pourrait bien être une action à part entière qui permet aux enfants de mieux apprendre à l’école.
Joseph Wresinski le souligne tout au long de sa vie. Des sociologues, comme Richard Hoggart, ont reconstitué la logique des attitudes des pauvres en montrant qu’elles ne paraissent illogiques que lorsqu’on les juge à partir de valeurs qui sont le produit d’autres conditions d’existence. Des psychologues comme Rosenthal et Jacobson ont mis en évidence l’effet Pygmalion : l’attitude ou le comportement d’une personne dépend de la perception que l’entourage a de cette personne. Il semble donc y avoir un lien direct entre la réussite des enfants à l’école et le regard que les enseignants et les personnels scolaires portent, consciemment ou inconsciemment, sur ces enfants et leur famille. Réciproquement, il y a sans doute un lien entre la réussite scolaire des enfants et le regard que leur famille porte sur l’école.
Tout le monde ne partage pas cette conviction, mais c’est elle qui anime ce projet. L’intérêt de ce projet est là. Avec les enseignants, nous nous sommes mis en route pour aller chercher ce que tous les parents peuvent apporter à l’enfant et à l’école. Les fruits sont devant nous. Comme le disait un enseignant : « On ne sait pas comment ça chemine dans la tête des gens ! Dans ce projet, on n’a pas fait de cours aux parents pour qu’ils s’impliquent dans l’école ou le projet… Tu mets des situations en place en espérant obtenir des effets, des réactions. Quelle situation mettre en place pour obtenir le maximum de réactions ? Ce n’est pas facile à dire. On peut le chercher en tout cas, c’est ce qu’on a fait. En attendant, ces enfants vont grandir. Je pense que ce projet va laisser des traces quand ils seront grands. On plante des graines. Pour moi l’essentiel, c’est de faire vivre aux enfants des expériences comme celle-là ». C’est essentiel pour les enfants, pour leurs parents, mais aussi pour moi-même et pour tous les professionnels qui se sont investis dans ce projet.