Le droit à l’éducation est un droit fondamental inscrit dans de nombreux textes internationaux et particulièrement dans la Convention internationale relative aux droits de l’enfant. Pourtant, il est loin d’être réalisé dans le monde et même dans les pays développés pour certaines catégories d’enfants. C’est le cas aussi en Communauté française où l’enseignement apparaît globalement peu efficace et peu égalitaire. En effet, il se caractérise par de très nombreux retards, redoublements et orientations négatives, dont sont surtout victimes les enfants issus de milieux défavorisés. Depuis le début des années ‘90, des associations dénoncent l’orientation massive d’enfants défavorisés vers l’enseignement spécialisé, particulièrement dans les types accueillant des « handicaps » légers : type 1 (débilité mentale légère) ; type 3 (troubles du comportement) ; type 8 (troubles instrumentaux). L’enseignement spécialisé est destiné « aux enfants et adolescents qui, sur base d’un examen pluridisciplinaire (…) doivent bénéficier d’un enseignement adapté en raison de leurs besoins spécifiques et de leurs possibilités pédagogiques ».
Le choix d’un enseignement séparé
La Belgique a clairement fait le choix de l’organisation séparée d’un enseignement pour les enfants ayant des besoins spécifiques. L’enseignement spécialisé, s’il permet de bien organiser les aides spécifiques selon les besoins particuliers de groupes d’enfants, comporte le risque de les enfermer selon ce seul critère, de les surprotéger et de les empêcher de connaître d’autres enfants et d’apprendre ensemble, avec toutes leurs différences. L’orientation massive d’enfants défavorisés dans l’enseignement spécialisé paraît être un effet pervers de ce système : il semble que l’enseignement ordinaire ait tendance à assumer de moins en moins l’éducation d’enfants ayant de grosses difficultés ou « différents » de la norme pour toutes sortes de raisons. Le fait qu’il « existe un enseignement pour eux », avec des moyens importants, amène l’enseignement ordinaire à devenir de moins en moins ouvert et tolérant. La pauvreté des familles est rarement invoquée par les professionnels dans l’orientation d’enfants en enseignement spécialisé : les raisons explicites sont d’ordre pédagogique ou comportemental. Cependant, le manque de ressources économiques, sociales et culturelles de la famille semble important dans le choix de cette orientation par l’institution scolaire. En outre, l’argument financier et le fait que la prise en charge en enseignement spécialisé soit globale, sont couramment évoqués pour convaincre les familles d’accepter cette orientation : « Vous n’aurez rien à payer… tout est pris en charge ». Face à des difficultés scolaires similaires, l’attention portée, la concertation avec les parents, les dispositifs mis en place, sont souvent très différents selon l’origine socioculturelle des familles. Le « handicap social » est fréquemment évoqué dans le monde scolaire.
ATD Quart Monde1 dénonce depuis longtemps l’orientation massive d’enfants très défavorisés en enseignement spécialisé. Dans les familles en grande pauvreté, les enfants seraient dix fois plus nombreux que dans la moyenne de la population à subir ces orientations. La plupart sont orientés dans l’enseignement spécialisé au cours du primaire ; un certain nombre en fin de maternelle ou en début de secondaire.
L’école : un monde inconnu
Les difficultés scolaires des élèves vivant dans la précarité sont d’ordres très différents. Souvent elles se cumulent. Les principaux obstacles sont d’ordre culturel. Le fossé culturel que doit franchir à l’école un enfant de milieu populaire, et plus encore un enfant vivant dans la grande pauvreté, est énorme : quand il entre à l’école – souvent en maternelle - l’enfant arrive dans un monde inconnu dont le fonctionnement, l’environnement, le langage, les activités sont parfois totalement différents de ce qu’il vit dans son milieu. Il n’a pas acquis ou expérimenté ce qui est implicitement attendu par la plupart des enseignants : par exemple, la familiarisation avec le matériel, certaines activités ou compétences, le langage et le vocabulaire de l’école… De multiples malentendus et frictions surgissent, à la fois avec les professionnels et avec les autres élèves, en raison de difficultés de compréhension, de la différence de langage et de références culturelles, etc. Les réactions des enseignants face à ces difficultés et aux multiples incidents qui peuvent surgir dès le début de la scolarité sont cruciales pour l’accrochage et la réussite scolaires, et ce, tout au long de la scolarité.
Les autres difficultés sont davantage matérielles : pouvoir se plier au rythme de l’école (ponctualité, régularité), pouvoir répondre adéquatement à ses multiples exigences et demandes (en matériel, contribution financière, travail à domicile…) est extrêmement difficile pour les familles qui vivent dans la précarité, même si elles peuvent percevoir et comprendre ces demandes, ce qui n’est pas toujours le cas. Les conditions de vie dures, le logement inadapté, le manque d’argent, les urgences, … font que souvent toute l’énergie est mobilisée pour faire face à une difficulté prioritaire : de quoi nourrir la famille en fin de mois, la recherche d’un logement ou d’un moyen de chauffage en plein hiver, une personne malade dans la famille… Tout le reste passe alors au second plan. Les occasions de tensions, de conflits et de rancœur entre familles et école sont nombreuses ; elles s’amplifient du fait que les parents communiquent difficilement avec le monde de l’école et même parfois le fuient, par peur ou par honte.
Apprendre peut sembler dangereux !
De très nombreux enfants, face à ces obstacles et aux réactions qu’ils suscitent, développent des attitudes de repli, de silence, de passivité ; d’autres, au contraire, se montrent agités ou agressifs et sont vite perçus comme des perturbateurs.
Par contre, ce que l’enfant vit, ce qu’il apprend dans sa famille est peu connu et valorisé par l’école. Souvent, « ce qu’il amène de chez lui » est jugé négativement. L’enfant apprend alors à se taire ou à mentir pour se protéger et protéger sa famille. Pire, entrer dans le projet de l’école, apprendre, peut lui apparaître comme dangereux !
Généralement, les familles défavorisées sont peu conscientes de la gravité du retard et des difficultés scolaires de leur enfant : elles ont du mal à les percevoir et en sont peu informées par l’école. Elles sont souvent alertées par le mal-être de leur enfant. Généralement aussi, l’enfant en grande difficulté reçoit peu d’aide de la part de l’école ; il n’est pas rare qu’il soit « abandonné », n’étant plus interrogé et ne recevant pas le même travail que les autres. Les enfants et les familles démunis et fragiles, peu familiarisés avec l’école et peu informés de leurs droits et des aides possibles, sont les premières victimes de pratiques parfois arbitraires.
Les réactions et stratégies des familles peuvent varier, selon leur expérience et les appuis qu’elles trouvent : elles vont de la soumission à la rébellion, en passant par la recherche d’aide ou le changement d’école… Certaines familles refusent avec force l’orientation de leurs enfants en enseignement spécialisé : souvent un parent en a fait l’expérience et l’a vécue négativement. Certaines familles ne comprennent ni l’enjeu, ni le fonctionnement de l’enseignement spécialisé ; certaines ignorent même que leur enfant le fréquente.
L’urgence d’une formation des professionnels
Le niveau socio-économique moyen des enfants orientés en enseignement spécialisé (tous types confondus) est nettement plus bas que celui de ceux fréquentant l’enseignement ordinaire. Un enfant vivant dans un quartier très défavorisé a quatre fois plus de risques de connaître cette orientation qu’un enfant vivant dans un quartier très favorisé. L’orientation en enseignement spécialisé représente pour les enfants défavorisés qui ne présentent pas de handicap spécifique, l’échelon ultime de la relégation et de la ségrégation qui caractérisent le système scolaire de la Communauté française. Elle est vécue douloureusement par les enfants et les familles. Des adolescents souvent la refusent et arrêtent leur scolarité.
La formation des professionnels à la connaissance des publics avec lesquels ils sont amenés à travailler, aux pratiques pour les rencontrer et bâtir avec eux des stratégies communes pour réaliser leurs missions, est indispensable et urgente. Une réflexion globale est à mener pour détecter les difficultés des enfants, de tous ordres, dès qu’elles se présentent et tout au long du cursus scolaire. L’enseignement doit être capable de les repérer et d’y répondre dans la mesure où elles ressortent de ses responsabilités, au sein de la classe et de l’école en priorité. Si elles ne sont pas de son ressort, il doit pouvoir en tenir compte et éventuellement soutenir la famille pour qu’elle accède à des aides extérieures. Sans cela, le droit à l’éducation reste inaccessible pour la plupart des enfants vivant dans la pauvreté.