Concilier population, environnement et développement ?

Jacques Véron

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Jacques Véron, « Concilier population, environnement et développement ? », Revue Quart Monde [En ligne], 146 | 1993/1, mis en ligne le 05 août 1993, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3269

La population mondiale est, aux yeux de beaucoup, le problème écologique majeur. Pour un démographe, parle-t-on de « la population » ou « des populations » ? Peut-on dissocier les populations de la diversité de leur contexte ?

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Ecologie

Tout récemment, j'écoutais un climatologue expliquer ce que l'on sait véritablement de l'effet de serre, aujourd'hui. Sur l'effet de serre, disait-il, on affirme tout et n'importe quoi. La relation entre réchauffement de la terre et émissions de gaz est beaucoup plus complexe qu'on ne le prétend. Là où l'on croit voir de simples dépendances, il y a, en réalité, des dépendances mutuelles. De larges zones d'ombres demeurent. Il existe encore de nombreuses incertitudes. Ce scientifique concluait sur une des seules grandes certitudes : un des problèmes majeurs de notre temps et de l'écologie est la croissance de la population.

Mais pourquoi donc la démographie échapperait-elle à la complexité ?

2,3,4,5...6 milliards d'hommes

Les questions de population déchaînent bien souvent les passions. Trop de gens, trop de vieux, pas assez d'actifs, trop de migrants... Aux débuts de la montée du chômage en France, il était courant que les économistes imputent ce phénomène à l'arrivée sur le marché du travail des « classes nombreuses » du baby boom. Aujourd'hui qui s'aventurerait encore à expliquer l'explosion du chômage exclusivement par l'évolution démographique ? Mais nombreux sont ceux qui continuent à prétendre que la pauvreté ou les problèmes d'environnement ont pour origine « la population. »

Par souci de clarté, on serait tenté de demander à chacun de préciser ce qu'il entend exactement par « population » (sinon, autant dire que tout irait mieux sur terre s'il n'y avait pas d'êtres humains !). La « population », est-ce le rythme de croissance démographique jugé trop rapide ? La densité excessive ? Le risque de mouvements de population jugés indésirables ?

Pour éclairer le débat, rappelons quand même quelques chiffres : la population mondiale atteindra bientôt six milliards d'habitants. Vers 1930, elle n'en comptait que deux milliards. Ce siècle a donc connu une formidable accélération de la croissance du nombre des habitants de la planète. Bien que des prévisions à long terme soient très hasardeuses, on peut penser que le chiffre auquel la population mondiale se stabilisera se situe au voisinage de dix milliards. Autre fait remarquable, cette croissance démographique se produit essentiellement dans les pays en développement. Plus des deux-tiers de l'humanité vivent dan s le Tiers monde.

Alors, ces populations pauvres toujours plus nombreuses, en Inde, au Bangladesh, en Ethiopie ou ailleurs soulèvent bien un des grands problèmes de cette fin de siècle, mais avant tout un problème de développement. Et lorsque l'on parle de la croissance de la population comme d'une « catastrophe écologique », à quoi fait-on allusion exactement ? A la réalité d'aujourd'hui ou à un potentiel ?

Qui dégrade l'environnement ?

L'environnement est sollicité, menacé, perturbé de diverses manières. On pollue des rivières avec des engrais, on envoie du gaz carbonique ou du méthane dans l'atmosphère, on coupe des forêts, on couvre de béton des régions côtières, on défigure des paysages... Les responsables de la dégradation de l'environnement ne manquent pas. Ils peuvent être riches et trop consommer. Ils peuvent être pauvres et ne pas laisser le temps à l'environnement de se régénérer. Les usines polluent (via la production), les voitures polluent (via la consommation.)

Les pauvres participent à une dégradation généralement locale. Ils coupent les buissons et entretiennent la désertification, épuisent des réserves d'eau, pêchent de trop grandes quantités de poissons... Les effets peuvent dépasser le cadre local : couper des forêts au Népal provoque des inondations au Bangladesh. Mais à l'échelle globale, la détérioration semble plutôt le fait des pays riches. Le CO² est largement émis par le Nord.

Bhopal est une ville du Sud, mais l'usine de sinistre mémoire y avait été installée par le Nord pour raison de bas salaires et de règlements de sécurité rudimentaires. Tchernobyl a peu à voir avec la croissance démographique. Par contre, lorsque la population augmente à un rythme annuel de 3 % dans des régions déjà fragiles, comme c'est le cas en Afrique, les sols ne peuvent que se dégrader. Dans certains cas, la population est donc en cause ; elle ne l'est pas toujours. Alors, finissons d'opposer riches et pauvres, Nord et Sud. Tous contribuent à cette dégradation. Tous mettent durement - mais différemment - à l'épreuve la planète. Essayons plutôt de voir comment réduire la pollution et mieux protéger la terre. Efforçons-nous de dépasser ces clivages stériles, au nom de l'unité de notre avenir à tous. Chercher des responsables ailleurs, c'est de la part du monde développé, fuir sa propre responsabilité, c'est vouloir éviter sa propre remise en question. Elle serait pourtant salutaire. Mieux vaut prendre conscience des contraintes réelles et, simultanément, des marges de manœuvre. Mieux vaut agir que condamner.

Pauvreté des hommes, fragilité des sols

Dans le Tiers monde, l'augmentation rapide du nombre des hommes est, avant tout, un problème de développement. Les pays doivent faire face à des demandes en très forte expansion de soins de santé et d'enseignement. Le marché du travail est incapable d'absorber la main d'œuvre excédentaire. Pourtant, il faudrait l'employer.

Ce développement, indispensable, n'est lui-même pas facilité par les données d'un environnement difficile. Dans les montagnes de l'extrême nord du Cameroun, les densités de population sont très élevées. Pour survivre, les paysans sont condamnés à faire des prouesses. Mais les familles restent très nombreuses : c'est l'enfermement dans le cercle vicieux de la misère ou de la pauvreté. Pour réduire la pression démographique à terme, un minimum de développement est nécessaire.

Il y a souvent, dans le Tiers monde, association entre pauvreté des hommes et fragilité des terres. La dégradation, locale, de l'environnement est alors forte parce que le pouvoir de régénérescence des sols est très faible (c'est le cas du Sahel, bien sûr) Il n'y a guère d'alternative, pour les populations concernées, si ce n'est aller un peu plus loin - c'est-à-dire migrer - afin de s'y installer provisoirement. Tout cela ne favorise pas l'éducation, condition nécessaire d'une prise en charge par des populations pauvres de leur destin.

Alors, lorsqu'il y a confrontation de deux précarités, l'une économique et l'autre écologique, quelle doit être la priorité ? Quand l'homme et la nature sont en conflit, comment, et qui et au nom de quel principe arbitrer ?

Développement : vous avez dit « durable » ?

Le Tiers monde doit se développer. Il le faut pour que la croissance de la population se ralentisse. C'est une nécessité. La contrainte démographique doit à tout prix s'alléger, même si le facteur population n'est pas seul responsable du mal- développement.

La transition démographique, qui est le passage d'un équilibre de mortalité et natalité élevées à un équilibre de mortalité et natalité faibles, est en cours, un peu partout. Seule l'Afrique présente une résistance. Pour que la transition démographique se produise ou s'accélère là où elle est déjà un cours, il importe qu'il y ait développement. Une meilleure santé des mères et des enfants est, par exemple, un facteur de réduction de la fécondité. En effet, lorsque la survie des enfants augmente, leur nombre tend à diminuer. Une meilleure santé des mères passe aussi par un plus grand espacement des naissances, ce qui tend également à limiter la taille des familles. Les centres de santé sont, enfin, un lieu d'information sur la planification familiale.

Sans développement, l'espoir de voir les pays du Tiers monde échapper au cercle vicieux de la pauvreté n'est guère permis. Mais de quel développement peut-il s'agir ? Si chaque habitant ders pays pauvres se mettait à vivre comme nous, la planète n'y survivrait pas.

Il ne fait aucun doute que l'aspiration au modèle occidental de production et de consommation est très forte dans les pays en développement. Or, tout le monde, en convient : la généralisation du modèle de consommation occidental à l'ensemble de la planète serait suicidaire pour tous. Il est donc indispensable d'innover pour définir un nouveau modèle de développement compatible avec le maintien à long terme, de la planète dans des conditions écologiques acceptables. Définir un autre modèle de développement est un des défis d’aujourd'hui.

Ce modèle de développement ne saurait être une référence seulement pour les autres. Nous devons nous livrer à notre auto-critique : il est impensable de prétendre offrir aux pays du Tiers monde un modèle différent du nôtre, tout en cherchant à tout prix à préserver notre modèle actuel pour nous. S'il y a une seule terre et un seul avenir - ce dont il est aujourd'hui difficile de douter - le modèle doit être commun. Par « commun », nous entendons respectueux de l'environnement d'une manière équivalente. Il ne s'agit pas de définir un modèle unique que l'on chercherait à imposer de manière plus ou moins autoritaire. Il s'agit d'un modèle commun, intégrant une relation différente avec la nature, un modèle que l'on conjuguerait en fonction du contexte local, les contraintes environnementales n'étant pas partout les mêmes. Une de nos tâches est peut-être de favoriser son émergence.

Science et valeurs : un faux débat

Lorsqu' il est question d'écologie aujourd'hui, à quoi fait-on finalement référence ? A une science ou à des valeurs ? Gardons-nous - dit-on - de confondre « écologue » (c'est-à-dire scientifique étudiant les écosystèmes) et « écologiste » (personne engagée dans la lutte contre les atteintes portées à l'environnement)

Pour certains, les problèmes que soulèvent aujourd'hui la science et les techniques appellent exclusivement des solutions d'ordre scientifique et technique : il faudrait mettre au point des techniques permettant de produire plus d'électricité à moindre coût, de faire rouler plus de voitures en consommant moins d'énergie, de développer des espèces plus résistantes ce qui permettrait de limiter l'emploi de pesticides... L'écologie c'est sérieux, disent-ils. L'esprit de Rio est jugé dangereux. Cette conférence des Nations Unies (« le Sommet de la Terre »), conférence politique, ne pouvait, selon les scientifiques signataires de la Déclaration d'Heidelberg, rien résoudre puisque seule la science permet un vrai développement, une véritable protection de l'environnement.

Là encore, évitons les faux débats. Il n'est pas question de nier l'importance du rôle de la science. Mais science ne veut pas dire (ou pourrait ne pas vouloir dire) technique. On devrait pouvoir faire bon usage de la science ! La science est indispensable à une meilleure connaissance des inter-relations complexes entre systèmes naturels, population, systèmes économiques et sociaux, changement technique... Mais de là à prétendre que la solution passe exclusivement par la science, il y a un abîme. Des incertitudes sont, bien sûr, liées au fait que notre connaissance des phénomènes en cause (phénomènes très instables, comme il en existe en météorologie, par exemple.) Plus radicalement, on peut s'interroger, voire s'effrayer, d'une humanité guidée par la science. Que seraient des sociétés sans valeurs ?

La diversité des idées, expression de ces valeurs, participe à la démocratie. Refusons sa confiscation par le scientisme ou toute autre idéologie.

Un slogan de l 'écologie dit qu'il faut penser globalement et agir localement. Penser globalement est un impératif dans un monde constitué d'une imbrication d'interdépendance. Agir localement est une contrainte d'efficacité.

Evitons toutefois la tentation d'imposer à d'autres des contraintes sous prétexte d'être en présence d'un phénomène à caractère global ; les Etats ou les citoyens perdraient leur autonomie. Les pays riches n'ont pas à contraindre les pays en développement d'adopter des programmes draconiens de planification familiale. Par contre, ils peuvent, au nom d'un intérêt commun, prendre en charge certains coûts assumés aujourd'hui par les seuls pays en développement. Si l'humanité juge que la forêt amazonienne mérite d'être protégée, elle doit prendre en charge une partie du coût de sa protection.

Nous allons nécessairement vers un monde dont le maître mot est la solidarité. Solidarité dans les problèmes, solidarité dans les solutions. Espérons que cette solidarité ne sera pas seulement subie mais de plus en plus choisie. Espérons-le, au nom d'une certaine idée de l'homme...

Jacques Véron

Jacques Véron, né en 1950, est chercheur à l'Institut national d'études démographiques ( INED) et démographe au Centre français sur la population et le développement ( CEPED), organisme chargé de coopérer avec les pays en développement dans le domaine démographique. Auteur d'un ouvrage d'enseignement sur la démographie paru chez Armand Colin et d'une réflexion critique sur cette discipline, à paraître au Seuil, il prépare actuellement un Que sais-je ? sur le thème Population et développement.

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