Mutations économiques et exclusion sociale. Stratégies pour l’emploi

Bent Rold Andersen

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Bent Rold Andersen, « Mutations économiques et exclusion sociale. Stratégies pour l’emploi », Revue Quart Monde [En ligne], 147 | 1993/2, mis en ligne le 01 décembre 1993, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3278

Transfert d’investissements vers des créneaux financièrement rentables, accélération de la productivité par l’automatisation des techniques de production, délocalisation de celle-ci vers des zones à main d’œuvre meilleur marché. L’Europe du marché unique n’a-t-elle pas, depuis vingt ans, fait porter de manière quasi systématique le poids du chômage par ceux qui étaient les plus fragiles, par ceux qui pouvaient le moins s’approprier les retombées positives des mutations ? L’Europe a-t-elle vu qu’elle s’affaiblissait en laissant les mécanismes d’éviction des moins performants prévaloir sur les mécanismes d’attraction des capacités ?

Cette intervention est reprise des actes du séminaire « Le rôle des partenaires sociaux dans la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale », Aalborg (Danemark), 19-21 mars 1992, publiés par le GEIE Animation et Recherche, F-59042 Lille Cedex. Le séminaire était organisé par la Commission des CE, dans le cadre du programme Pauvreté III. Nous sommes reconnaissants à M.B.R. Andersen de nous avoir permis de publier ici l’essentiel de son intervention.

L’avenir de l’Europe a deux visages. Le premier est le marché intérieur, l’élimination des entraves à la libre circulation des personnes, des biens, des idées et des échanges culturels. C’est un visage avenant, vivant, dynamique, qui promet opulence et liberté tant culturelle que politique.

Ce visage-là me séduit !

L’autre visage est celui de la dimension sociale. Celle-ci suppose l’engagement que la richesse produite par le marché unique et l’union économique bénéficie à tous les citoyens, et pas seulement aux membres les plus forts et les plus doués de notre société. Elle fait naître l’attente qu’une partie des gains matériels soit employée à la lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. En tant que fils d’un des Etats-providence scandinaves, cet aspect-là me séduit aussi particulièrement.

Mais j’ai aussi des craintes à l’égard de ces deux visages de l’Europe. Une de mes craintes est qu’ils ne soient pas traités sur un pied d’égalité. Incontestablement, les contours du marché intérieur sont définis de manière nettement plus précise que ceux de la dimension sociale. Des efforts de loin plus considérables que pour la dimension sociale ont été consacrés à la mise en place de fondations solides pour le marché intérieur.

Une autre crainte est que, même si la dimension sociale est relativement visible pour ce qui concerne les travailleurs intégrés au marché de l’emploi, elle devient nettement plus floue dès lors qu’il s’agit des personnes en dehors du marché de l’emploi. Ce sont précisément les personnes exclues et pauvres qui se trouvent être les moins protégées.

Mais ma préoccupation la plus vive est que ces deux visages semblent ne pas appartenir à la même réalité. Je crains que la croissance et les mutations économiques qui doivent découler du marché intérieur et de l’union monétaire n’accentuent simultanément l’exclusion sociale. J’ai bien peur que même les programmes sociaux les plus ambitieux ne suffisent pas pour contrer le surcroît d’exclusion sociale, sauf à adopter une modification fondamentale des stratégies de lutte contre l’exclusion.

En réalité, la stratégie adoptée jusqu’à présent ne se concentre pas sur l’exclusion sociale, mais bien sur les exclus. Les efforts ne sont pas dirigés vers les causes de l’exclusion, vers les mécanismes à travers lesquels l’exclusion se manifeste, mais uniquement vers la réadaptation et la réinsertion des personnes déjà exposées à l’exclusion. Je suis convaincu qu’il y a là un gaspillage des ressources.

Il suffit de comparer le nombre de personnes susceptibles d’être touchées par de tels programmes avec le nombre actuel de chômeurs en Europe ; et nous n’envisageons pas ici l’effet des mutations structurelles que connaîtront les entreprises européennes quand les forces du marché unique seront pleinement libérées ; nous devons aussi penser à l’augmentation prévisible de l’immigration, à l’effondrement de la natalité entraîné, en partie, par la participation accrue des femmes au marché du travail, un élément par ailleurs positif, ou encore au nombre croissant des personnes âgées, dont beaucoup ne touchent pas une pension suffisante (…)

Je me concentrerai sur les mécanismes du marché de l’emploi qui conduisent de la mutation économique à l’exclusion sociale. Ce faisant, je laisserai volontairement de côté d’autres mécanismes essentiels, tels que la modification des structures familiales, le vieillissement de la population, l’immigration et la limitation des régimes d’assurance sociale aux salariés.

Dans tout pays, ce marché est constitué par l’offre d’un grand nombre d’emplois exigeant chacun des compétences spécifiques du travailleur. Ces compétences sont généralement en rapport avec les aptitudes professionnelles ou la formation officielle, mais l’emploi peut aussi être conditionné par des éléments d’ordre régional ou géographique. Les emplois proposés diffèrent par les aptitudes physiques, intellectuelles et autres qu’ils requièrent. D’un autre côté, chaque salarié propose une combinaison d’aptitudes et de caractéristiques qui lui est propre. Le marché met en relation l’offre d’emplois et la demande des individus.

Le changement correspond à une élévation ou à un abaissement du niveau des aptitudes et autres caractéristiques requises. Certains emplois disparaissent et, partant, certaines combinaisons d’aptitudes et de caractéristiques cessent d’être demandées. De nouveaux types d’emplois apparaissent, et, dès lors, des combinaisons de caractéristiques jamais demandées auparavant par les entreprises sont désormais requises.

L’intégration européenne, l’ouverture des marchés, l’élimination du protectionnisme, et qui plus est, les bouleversements survenus en Europe orientale, accéléreront sans aucun doute le rythme déjà rapide du changement des tendances de l’emploi.

L’essence de la mutation économique est le transfert des personnes des emplois en voie de disparition vers des emplois totalement nouveaux. Si ce processus est entravé, aucune mutation ou croissance économique n’aura lieu. Ce transfert ne signifie pas forcément le passage d’une entreprise à une autre ; il peut aussi signifier une modification du contenu d’un emploi, en raison par exemple de l’introduction de nouvelles technologies.

De tels transferts de personnes d’une catégorie d’emploi à une autre peuvent être une cause d’exclusion sociale. Mais ce ne sera pas nécessairement le cas. En principe, les travailleurs peuvent être attirés vers les nouvelles possibilités d’emploi ou évincés des emplois en voie de disparition. Le premier mécanisme, dit d’attraction, n’est pas générateur d’exclusion, tandis que le second, dit d’éviction, est susceptible de l’être et le sera d’ailleurs dans la majorité des cas.

Si l’on veut prévenir l’exclusion sociale, nous devons nous efforcer d’encourager au mieux les changements provoqués par les mécanismes d’attraction plutôt que par ceux d’éviction.

Les mécanismes d’attraction

La mutation économique provoquera initialement une pénurie de main-d’œuvre pour les nouveaux emplois et un surplus de main-d’œuvre dans les secteurs où des emplois disparaissent.

Cette situation aura pour effet une tendance à la hausse des salaires dans les nouveaux emplois, et un effet inverse dans le cas des emplois en voie de disparition. En outre, les nouveaux emplois peuvent offrir une meilleure qualité et sécurité de l’emploi, et d’autres conditions particulièrement attirantes pour les salariés.

Certaines personnes dont l’emploi est condamné à disparaître envisageront de passer vers un des nouveaux emplois ou d’acquérir les compétences demandées dans les secteurs technologiques porteurs. Ces travailleurs sont littéralement attirés par les meilleures conditions proposées.

Le transfert d’emplois en voie de disparition vers de nouveaux emplois comporte deux aspects : le dégagement de la main-d’œuvre des emplois en voie de disparition et l’emploi de la main d’œuvre dans les nouvelles possibilités d’emploi.

Si le transfert de main d’œuvre est uniquement réalisé par le biais du mécanisme d’attraction, aucun licenciement ne sera nécessaire. Les personnes les moins mobiles et les plus vulnérables peuvent conserver leur ancien emploi, emploi qu’elles maîtrisent encore la plupart du temps. Le mécanisme d’attraction ne mène pas à l’exclusion du marché de l’emploi. Toutefois, comme les rapports salariaux doivent refléter la pénurie et le surplus de l’offre liés à la modification du type des emplois demandés, il sera nécessaire d’accepter une inégalité plus importante des salaires et d’autres conditions de travail au cours de la période de transition.

Cette tension peut être atténuée à condition d’accroître la mobilité de la main d’œuvre. A cet égard, il faut prendre en considération le fait que les personnes qui répondent positivement à l’attrait des nouvelles possibilités d’emploi sont vraisemblablement les plus mobiles, celles qui jouissent d’une bonne formation de base, qui n’ont pas d’attaches familiales ou de liens avec leur ancien cadre de vie ou emploi trop forts, et qui sont socialement mobiles et sociables.

Que faire pour s’assurer que le changement suivra la voie du mécanisme d’attraction ?

Ce dont nous avons besoin avant tout, c’est d’un système de services complets pour l’emploi, qui mette en relation emplois vacants et salariés en quête d’emploi, avec l’appui de services de promotion de la mobilité et de primes de mobilité, par exemple, des indemnités couvrant le coût de la vie et les dépenses directes pendant la période d’enseignement et de formation, mais aussi, une couverture des frais de déménagement, une orientation professionnelle, un suivi familial, un soutien dans la recherche de possibilités de garde d’enfants ou d’assistance pour d’autres personnes à charge, etc.

Pour le succès de l’opération, des services pour l’emploi de ce type doivent d’une part posséder des capacités suffisantes pour couvrir l’ensemble du marché de l’emploi, suivre étroitement son évolution, entretenir un dialogue permanent avec les entreprises les plus importantes, et proposer des services et primes pour la mobilité et l’orientation de leurs clients individuels. Ils doivent, d’autre part, être en mesure de servir toute personne, indépendamment de son statut professionnel initial, de son revenu et de sa formation, ainsi que toute entreprise, indépendamment de son secteur d’activité, de sa taille ou de la technologie adoptée. Il est essentiel que ce système ne soit pas réservé aux chômeurs ou aux groupes marginalisés.

Le problème est qu’une mutation rapide est de nature à alimenter simultanément les tendances inflationnistes et les tensions sociales. Le mécanisme d’attraction ne jouera en effet que si les salaires peuvent augmenter dans les secteurs qui connaissent une pénurie de main-d’œuvre. Ceci ne pose pas de problème en soi. Les salaires baisseront lorsque les emplois à pourvoir seront occupés et que la pénurie aura cessé. Mais ce processus demande du temps, et dans l’intervalle, des hausses salariales peuvent être réclamées et satisfaites dans les secteurs étrangers à la pénurie pour combler les écarts salariaux. Dans ce cas, le mécanisme d’attraction ne peut jouer, et en fait de croissance, c’est une inflation que connaît l’économie.

Pour éviter ce travers, les Etats membres ont axé leur politique de lutte contre les tendances inflationnistes sur le recours à des instruments macro. L’idée est d’exploiter des instruments financiers et monétaires pour réduire la demande de main-d’œuvre jusqu’au point où les pénuries de main-d’œuvre dans les secteurs en croissance sont éliminées, et, partant, l’inflation jugulée.

Dans la plupart des Etats membres de la Communauté, cette politique a, sans aucun doute, atteint son principal objectif : éviter la spirale inflationniste des années 60.

Mais résorber les pénuries par la réduction de la demande revient à sacrifier les incitations à la mobilité et, partant, les incitations à un accroissement de la mobilité personnelle par le biais de l’éducation, de la formation et de la mobilité géographique. Contrairement à une croyance très répandue, cette politique macro-économique restrictive n’accroît pas la mobilité de la main-d’œuvre, mais accentue plutôt les rigidités de la main-d’œuvre et affecte par conséquent sa faculté d’adaptation à long terme au changement.

Le mécanisme d’attraction ne peut jouer lorsque l’apparition de toute pénurie de main- d’œuvre est empêchée. Les tensions à long terme, ancrées dans la politique économique, s’en trouvent amplifiées.

On remarquera, par ailleurs, que cette politique, si elle élimine les pénuries, n’élimine aucunement, ni même ne réduit les surplus de main-d’œuvre dans les secteurs en repli. Ceux-ci vont, au contraire, essuyer les conséquences des modifications structurelles et, en outre, souffrir d’une demande générale insuffisante. Dès lors, cette politique aboutira inévitablement à un chômage incompressible et à l’exclusion sociale.

Nous voici donc face à un dilemme profond : si la politique macro-économique est restrictive au point d’empêcher l’apparition de pénuries, toute mutation se soldera par l’exclusion sociale. La croissance économique cessera et nous nous priverons des avantages des mutations économiques et du progrès technologique. Par contre, si des pénuries sont autorisées, une inflation, même minime, semble inévitable. Mais, dans ce dernier cas, la croissance n’est pas totalement étouffée et l’exclusion sociale sera moindre (…)

Le changement et la croissance sans inflation, ni exclusion sociale massive ne seront possibles qu’à la condition que les politiques actives de l’emploi soient couplées à des politiques financières et monétaires moins restrictives.

Voilà comment nous devons concevoir notre stratégie centrale ! Jusqu’à présent, le seul pays d’Europe où la stratégie d’attraction a joué un rôle est la Suède. Et ce pays a effectivement joui d’un bas niveau d’exclusion sociale malgré une croissance rapide.

Dans le contexte des objectifs contradictoires impliqués par les politiques macro-économiques globales, je ne pense pas que le processus de mutation économique pourra se produire en n’impliquant que le seul mécanisme d’attraction.

En d’autres termes, le dégagement de main-d’œuvre des secteurs d’emplois en voie de disparition passera par les licenciements.

Le mécanisme d’éviction

Il diffère essentiellement du mécanisme d’attraction à deux égards :

1) Les personnes licenciées dans des secteurs d’emplois voués à disparaître ne sont pas automatiquement embauchées dans les nouveaux secteurs d’emplois et ne comblent, dès lors, pas les pénuries de main-d’œuvre que ces derniers connaissent.

2) Les travailleurs licenciés ne sont ordinairement pas les plus mobiles et les plus efficaces.

Le mécanisme d’éviction fait peser le poids du changement sur les épaules les plus fragiles et son coût économique et humain est maximal.

Si licenciement n’est pas synonyme d’exclusion du marché du travail, des efforts très lourds doivent en général être consentis pour le transfert des travailleurs licenciés vers les nouveaux emplois, d’autant que ces travailleurs sont souvent les moins mobiles. Quand ces efforts échouent, le demandeur d’emploi se retrouve évincé du marché du travail.

Les services nécessaires à ces travailleurs en quête d’un nouvel emploi sont pour bonne part identiques à ceux nécessaires aux travailleurs professionnellement performants, attirés par les nouveaux emplois : informations sur les emplois vacants, soutien économique pendant la période de transition, primes de mobilité. En raison de leur vulnérabilité professionnelle, cependant, les exclus ont besoin d’une orientation professionnelle, d’un soutien psychologique, etc., renforcés.

Le problème majeur demeure néanmoins l’éligibilité. Il faut cesser de lier le droit à de tels services et indemnités à des critères aussi élémentaires que le handicap physique, l’immigration, l’âge ou le chômage de longue durée.

Ces derniers, le plus souvent préconisés et utilisés comme critères d’éligibilité pour des programmes de formation professionnelle, d’orientation et de soutien personnel, de mesures de réadaptation, etc., ne sont pas valides dans la mesure où ils couvrent trop de personnes pour lesquelles ces mesures ne sont pas nécessaires et en écartent trop d’autres qui en ont besoin.

Il est vrai que les personnes souffrant d’un handicap, et en particulier d’un handicap mental, sont plus exposées à l’exclusion que le citoyen moyen. Toutefois, la majorité des personnes handicapées ne souffre pas d’exclusion. Et celles que l’exclusion touche le plus ne présentent pas de handicaps manifestes. L’exclusion permanente d’une personne ne dépend pas des caractéristiques ou des aptitudes qu’elle a perdues, mais bien de celles qui lui restent. Les caractéristiques qui handicapent le plus les personnes sur le marché de l’emploi, surtout dans un contexte de mutation, sont de nature bien moins tangible : par exemple, une personnalité sensible et fragile, l’insociabilité, l’incapacité de travailler en équipe ou sous contrôle social, l’angoisse face au changement, le soutien social insuffisant. Les personnes qui présentent ce profil et qui sont exposées à des défis ou au stress peuvent réagir par la peur, l’apathie, la résistance, voire la toxicomanie ou des troubles psychiques sérieux.

On voit difficilement quel avantage il y a à diviser les services pour les personnes licenciées en programmes distincts ciblant des groupes spéciaux, comme c’est aujourd’hui le cas pour nombre de programmes nationaux et communautaires. Une telle compartimentation augmente non seulement les charges et les coûts administratifs, mais a également pour conséquence qu’une grande partie de ceux qui sont réellement exclus et qui ont autant besoin de services généraux que renforcés ne rentrent dans aucune catégorie éligible. L’efficacité des programmes s’en trouve, dès lors réduite.

Les mesures mentionnées visent à donner aux exclus les aptitudes nécessaires pour des offres du circuit ordinaire de l’emploi. A côté de ces mesures, d’autres initiatives visent la création d’entreprises qui proposent aux exclus des emplois adaptés à leur situation, comme les ateliers protégés, l’emploi semi- protégé ou encore le placement sélectif dans le « troisième circuit de travail. »

Tant de point de vue économique qu’humain, ces dispositions spéciales d’emploi, adaptées à la situation des exclus eux-mêmes, sont préférables à un soutien passif.

A mon sens, les stratégies de lutte contre l’exclusion sociale peuvent obéir à la hiérarchie suivante :

1) première action, une stratégie de mutation économique fondée sur le mécanisme d’attraction ;

2) en cas d’échec, une stratégie de transfert des travailleurs licenciés vers les secteurs d’emploi en expansion ;

3) en troisième ressort, le placement dans des créneaux d’activités spécifiques ou dans des emplois protégés d’une manière ou d’une autre ;

4) et, si cette dernière mesure échoue, la seule solution qui reste est l’aide aux exclus sous une forme ou l’autre de transfert de revenus.

Pour conclure, quelques mots de cette dernière « solution. »

De toute évidence, le soutien passif est la solution la moins satisfaisante, tant sur le plan économique qu’humain. Il est considéré comme une mission générale des systèmes de sécurité sociale.

Les régimes de sécurité sociale de tous les Etats membres connaissent, toutefois, de sérieuses limites et se trouvent, dès lors, dans l’incapacité de pourvoir aux besoins de nombre des exclus. La conséquence en est qu’il est impossible de garantir à tous ne serait-ce qu’un niveau de vie minimum et certains exclus sont condamnés à vivre dans des conditions humiliantes de pauvreté, voire de misère (…)

Dans de nombreux pays, le régime d’assurance sociale ne couvre que les salariés qui connaissent ou ont connu une situation régulière d’emploi. Beaucoup d’exclus sont des personnes qui n’ont eu que des emplois intermittents ou qui ont occupé un emploi atypique, de sorte qu’elles échappent aux catégories des bénéficiaires. Un système de sécurité sociale complémentaire pour les groupes marginalisés du marché du travail apparaît comme une nécessité évidente.

Les risques couverts par les régimes de sécurité sociale sont pour la plupart très spécifiques et concernent des besoins soit à court terme (période de chômage ou de maladie, par exemple) soit à long terme (pension ou invalidité.) Cela revient à dire que les personnes qui se retrouvent exclues en raison de la contraction d’un secteur d’emploi n’auront droit à une allocation que dans la mesure où elles souffrent d’une maladie chronique ou d’un handicap. Pourtant, la plupart des exclus ne sont pas dans ce cas.

L’exclusion sociale liée à la mutation économique n’est pas reconnue comme le critère d’un besoin permanent de soutien. Le résultat en est que beaucoup n’auront d’autre issue que le recours à l’assistance sociale. Dans la plupart des pays, l’aide accordée est minime, soumise à un examen des ressources et laisse des stigmates.

De toute évidence, des prestations sociales dont l’attribution ne dépende pas d’une évaluation médicale de la capacité de travailler, mais de l’examen pratique de la possibilité de placement de la personne sur le marché de l’emploi grâce à des procédures actives de recyclage, d’orientation, de placement sélectif, etc., sont nécessaires.

En résumé, si nous voulons récolter les fruits du marché intérieur et de l’abolition du protectionnisme, une mutation économique significative doit avoir lieu. Le danger évident est que cette mutation ne se solde pas par un surcroît de croissance et de bien-être, mais accentue plutôt les rigidités du marché de l’emploi, l’exclusion sociale et la misère de nombreux citoyens, et alourdisse le budget des transferts de revenus.

La seule façon d’éviter ce scénario est d’adopter de nouvelles stratégies qui combinent les politiques économiques et sociales avec la politique de l’emploi.

Il est temps de réunir les deux visages de la future Europe et de montrer qu’ils appartiennent à une seule et même réalité.

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