Le froid qu’il fait aujourd’hui me rappelle un épisode un peu tragique. Un jour, un rabbin avait voulu demander à quelqu’un qui manifestait fort peu de générosité de faire quelque chose pour les autres. Il va donc le voir. Bien que ce fut en plein hiver, le rabbin est resté sur le pas de la porte, sans vouloir pénétrer à l’intérieur. Alors cet homme, riche, et évidemment en bras de chemise dans son intérieur confortable, a fini par lui dire : « Monsieur le rabbin, vous ne voulez pas entrer ? Il fait froid ! » Le rabbin est ainsi resté dehors très longtemps, jusqu’à ce que l’autre soit transi de froid… C’est alors qu’il a formulé sa demande ; et l’autre a compris.
On pouvait définir la misère d’une triple manière : la misère physique, qui est d’être dans un dénuement total ; la misère morale, le sentiment de se sentir totalement abandonné par ses semblables ; la misère que j’appellerais spirituelle : une vie sans repères, une existence sans coordonnées. Et dans ces trois situations, il y a quelque chose à faire.
Je voudrais souligner ce qui peut se résumer en trois mots : nous savons, nous pouvons, et nous devons. Et dans le fil de cette progression, il faut agir. Nous ne pouvons plus dire : « Je ne sais pas… », « je ne savais pas… » La presse est là, la télévision montre, les témoignages abondent. Pour pendre un exemple qui nous touche beaucoup, en tant que Juifs : beaucoup ont prétendu qu’en 1939-1945, ils ne connaissaient pas le drame qui se déroulait dans les camps… Aujourd’hui, il est impossible de se cacher le soleil avec un doigt. Sachant, tous, ce qui se passe dans le monde, ne pas agir me paraît être une fuite totale des responsabilités.
Je voudrais rappeler ce que disait un prix Nobel, Elie Wiesel, qui est de mon peuple : « La plus grande honte que je connaisse au monde, c’est la faim. » Pourquoi ? Parce qu’on sait que le monde regorge de richesses et que moi, je suis là, perdu dans mon coin, à ne pas pouvoir manger. Et le Talmud a dit un jour que la pire des morts, c’est celle de la soif, parce qu’on sait que le monde regorge d’eau et qu’il suffirait de quelques gouttes pour vivre.
Alors en définitive, que faut-il faire ? Essentiellement deux choses, me semble t-il : une prise de conscience, c’est pourquoi des journées comme celles-ci me paraissent fondamentales ; et se souvenir qu’un homme qui n’assume pas de responsabilité dans ce monde a déjà perdu sa propre dignité.
On a déjà parlé de la dignité des pauvres. Je voudrais parler de la dignité des riches. En fin de compte, s’ils ne font rien, c'est qu’ils n’ont pas compris qui ils étaient. Et ce sens, l’action que les communautés religieuses doivent mener me paraît être véritablement au premier plan. Que nous soyons pasteur, rabbin, prêtre ou imam, nous sommes tout le jour à parler aux gens des grands idéaux. Alors, plus que de leur parler de Dieu, ne faudrait-il pas leur parler de leur prochain et leur rappeler que tout homme est créé à l’image de Dieu, et qu’accepter de voir sans rien faire (alors qu’on pourrait réagir) quelqu’un qui souffre, c’est d’une certaine façon trahir son Créateur. Au lieu d’être simplement une dimension verticale entre la terre et le ciel, la religion ne doit-elle pas se vivre comme relation horizontale entre les hommes ? C’est pourquoi, pour ma part, j’estime que notre présence à tous ici plus qu’un témoignage ; elle est un sens des responsabilités.
L’aptitude à combattre la misère, c’est l’étalon des progrès réels d’une véritable civilisation. Je crois que nous n’aurons vraiment le progrès que si nous sommes capables, en particulier nous les Occidentaux, de résoudre ce problème. Je pense qu’une journée comme ce 17 octobre est d’une extrême importance parce que finalement elle relativise nos propres problèmes. Permettez-moi de dire, sans développer, qu’en tant que Français qui entend tous les jours les chiffres catastrophiques du chômage, si je regarde comment vivent des milliards de personnes sur la terre, je ne puis m’empêcher de dire qu’après tout, je ne suis pas si malheureux que ça ! Concrètement, j’aimerais que vous sachiez, mes chers amis, que, dans la communauté que j’ai l’honneur de présider, je fais tout pour faire comprendre aux gens qu’ils n’ont pas le droit d’être heureux tout seuls. Par exemple, chaque fois qu'est organisé une fête ou quelque autre événement, j’ai pris la décision de dire cette occasion qu’une partie de ce qui a été dépensé devrait être consacrée aux plus défavorisés. Parce que, en hébreu, un même mot désigne la charité et la justice. Quand on pratique la charité, on ne fait que la justice. Et quand, dans une société, un sentiment de justice peut émerger, eh bien ! un certain équilibre existe. Il y aurait finalement beaucoup moins de violence dans le monde, me semble-t-il, si chacun avait le sentiment de justice. Et comment faire régner ce sentiment de justice ? Par des journées comme celles-ci.
Il me paraissait fondamental que soit bien perçu que, au-delà des spécificités de nos religions, nous sommes vraiment tous unis dans un même combat : celui de la dignité de l’homme, et donc de la dignité de Dieu.