La revue Quart Monde nous propose de partager les réflexions que nous portons, dans le cadre du Mouvement Luttes Solidarités Travail (LST), sur la manière dont les plus pauvres se situent face à la « crise » économique mondiale qui se profile. Pour nous, il s’impose de réfléchir au départ des résistances à la misère développées par ces personnes au quotidien. Ces résistances à la misère traversent les siècles. Ce qui est particulier aujourd'hui, c'est l'environnement global qui se prépare à une crise économique majeure, face à laquelle les plus pauvres risquent fort d'être encore fragilisés. Dans le Rapport Général sur la Pauvreté (RGP) en 1994, des militants de LST introduisent le chapitre « Conditions de travail et dignité humaine » par cette phrase : « Nous pensons que le terme ‘crise’ sert essentiellement de repère chronologique dans l’histoire, car au regard de la pauvreté, la crise est permanente. »
Nous ne pouvons que confirmer ce que nous disions en 1994. Pour les plus pauvres, une existence « de crise » est permanente.
Dans les lieux de réflexion suscités par le Mouvement LST, des personnes parmi les plus défavorisées et d'autres se rassemblent pour réfléchir ensemble. Nous tentons d’identifier et mettre en résonance les moyens qu'il est encore possible de développer pour résister à la misère.
Diffuser ce que sont les espérances et les attentes des plus pauvres dans nos sociétés est certainement essentiel. Aujourd'hui, il nous semble important de raconter comment nos sociétés s'organisent et évoluent en écrasant au passage les divers moyens mis en œuvre par ces derniers pour survivre et résister à la misère. On ne peut pas taire non plus les signes de barbarie que nous percevons dans diverses mesures mises en œuvre par nos États dans la gestion des aspects humains liés à la crise. Cela se passe dans nos démocraties occidentales dont le modèle s'impose à la planète pour le meilleur ou pour le pire.
Nous tentons de comprendre comment les réalités des plus pauvres sont ou ne sont pas prises en compte dans les choix de société et les perspectives d'avenir.
L'utilité des pauvres
L'« utilité » des pauvres dans l'Histoire n'est plus à démontrer. On peut épingler l'un ou l'autre fait. Du point de vue politique et des fondements de nos démocraties occidentales, 1789 et la Révolution française marquent un tournant. « Liberté, Égalité, Fraternité ». Là aussi nous trouvons les fondements de la Déclaration universelle des droits de l'homme. Tout cela était enraciné dans les résistances à une misère populaire et paysanne grandissante. Et pourtant très vite les plus pauvres déchanteront.
On observe d’ailleurs qu'à travers les mutations qui caractérisent le passage vers une société industrielle, une bonne part de la main d'œuvre des premières fabriques provenait des zones de grande pauvreté et de misère. Les « workhouses » et autres projets d'enfermement et de mise au travail forcé des plus pauvres offraient une main d'œuvre à bon marché et soumise. D'autre part cela créait un sentiment de peur au niveau de l'ensemble des classes laborieuses et de la classe ouvrière naissante.
Ces constats de l'Histoire nous forcent à dire qu'il en est encore ainsi aujourd'hui et que la répression sur les plus pauvres et ce qu'ils mettent en place pour survivre prend d'autres formes tout aussi violentes. Ici comme ailleurs, vis-à-vis des plus pauvres « l'arme alimentaire » est à l'œuvre. Dans les pays qui bénéficient d'une certaine « évolution » dans les outils de traitement des pauvretés, ce sont des éléments comme le droit à la famille ou celui d'être parents qui sont menacés.
Voici ce que nous en disions il y a une quinzaine d'années au départ de nos réalités de vie en Belgique :
« Les tendances qui se précisent actuellement produiront de plus en plus de pauvreté demain et une exploitation extrême et légalisée des plus pauvres. Ne voit-on pas par exemple, les législations en matière de chômage et de minimex1 imposer aux allocataires sociaux privés d’emploi depuis plusieurs années, une sorte de travail forcé qui les place dans une exploitation dangereuse...
De plus, malgré nous, nous contribuerons par ces pratiques à favoriser les tendances actuelles qui veulent faire baisser les salaires du travail.
Malgré nous, nous serons opposés aujourd’hui à ceux qui nous rejoindront peut-être demain dans les zones de misère. »2
« La pauvreté n’est pas seulement une condition de vie insupportable en raison des expériences quotidiennes mais aussi en raison des expressions de mépris qui leur sont adressées ; ces représentations et ces formulations constituent pour les plus pauvres la plus grande injustice qui leur est faite depuis longtemps, à savoir de faire croire que le plus écrasé est responsable de son état, que le dominé est responsable de sa condition de misère. »3
« Ces idées et représentations (rappellent) d’autres affirmations injustes qui ont été proclamées au siècle passé, selon lesquelles la misère dans laquelle vivaient les pauvres, leurs familles, était due à leur ‘fainéantise’, leur ‘imprévoyance’, leur ‘immoralité’…
‘Notre courage est nié tout le temps.’ »4
Il y a vingt ans d'ici, les plus pauvres pouvaient encore survivre grâce aux activités économiques qu'ils développaient le plus souvent de manière autonome. Des solidarités immédiates entre des proches ne mettaient pas en péril des équilibres familiaux pourtant précaires, et permettaient de se procurer des moyens de survie. Actuellement, les moyens mis en œuvre par les plus pauvres pour échapper à la misère sont la plupart du temps devenus illégaux. En Belgique par exemple les diverses législations dont dépendent les allocataires sociaux5 limitent les possibilités d'héberger un ami, un membre de la famille, un enfant, sous peine de voir son revenu « d'allocation » réduit au taux prévu pour des personnes cohabitantes, voire dans certains cas supprimé.
C'est ce que nous appelons « l'arme alimentaire » qui exerce sa pression sur les familles et les personnes les plus fragilisées. Cette arme, qui se cache derrière des objectifs d'insertion, produit ses effets les plus destructeurs dans les divers projets « d'insertion par l'emploi ». On crée une réserve de travailleurs soumis et exploitables à souhait et on fragilise l'ensemble du monde du travail à travers des rapports de concurrence exacerbés.
Contrôle et répression des moyens de résistance à la misère
H. est mère de famille dont certains enfants sont déjà « à leur ménage ». Il lui reste deux enfants à charge. Parfois aussi elle a la charge de certains de ses petits-enfants. Elle est une jeune grand-maman et bénéficie actuellement d'une aide du CPAS à travers un RIS6.
Depuis de nombreuses générations, les parents, grands-parents, arrière grands-parents de H. vivaient de divers « petits métiers » dont la récupération. H. n'a pas exercé ces métiers-là.
Le CPAS dont elle dépend lui met comme condition « de trouver un emploi » pour garder le RIS. Après de nombreuses recherches et des périodes d'essais en travail bénévole, elle trouve une possibilité « d'emploi » dans une association qui travaille dans la récupération. Ce sera un contrat spécial financé par le CPAS. Ce contrat de travail lui permettra, après un certain temps, de retrouver un droit au chômage et de ne plus être à « charge » du CPAS. Pendant les fêtes de fin d'année, elle tombe malade. Elle doit être hospitalisée et opérée d'urgence. Elle a peur de perdre ce nouvel emploi avec les risques de perdre également l'aide du CPAS. Elle reprend le travail après une brève convalescence. Cela ne tiendra pas longtemps. Après quelques jours elle est ré-hospitalisée d'urgence pour un début de péritonite. Dans la hâte, le médecin qui la suit ne remplit pas le certificat correctement. De plus, elle apprend qu'au travail, certaines personnes, dont ses chefs immédiats, suspectent que sa maladie n'est pas réelle et son certificat falsifié.
Toutes ces souffrances, tous ce mépris à supporter pour remplir les conditions imposées pour bénéficier de l'aide sociale… On se pose certaines questions. Les générations qui ont précédé H. vivaient pauvrement, mais ne subissaient pas une pression pareille, et développaient des solidarités qui permettaient de passer les temps difficiles et d’éviter de tomber dans la misère. On peut se poser la question de ce qui reste comme moyen pour survivre. Actuellement, les métiers de la récupération sont pratiqués par des associations et de plus en plus par des multinationales, du fait que ce marché devient rentable. La mode étant au recyclage on observe aussi que cette activité économique organise un certain « recyclage » des travailleurs les plus pauvres. Très souvent intégration rime avec exploitation. Sans oublier également tous les produits expédiés en Afrique, dont le démantèlement pour recyclage est délicat et qui sont « dépecés » par des travailleurs de l'ombre. A quel prix humain et au bénéfice de qui ?
Nous pourrions également parler du droit « d'habiter ». On voit que l'accès au logement est de plus en plus difficile pour beaucoup, et particulièrement pour ceux qui ont le moins de moyens. La spéculation, les coûts de location, de chauffage, en augmentation croissante. Les règlements de « conformité » des logements et de l'habitat limitent de plus en plus l'accès à la possibilité de se loger pour de nombreuses personnes et familles.
Tout cela nous laisse imaginer la difficulté pour les plus pauvres de vivre en famille ou d'en fonder une.
L'histoire de Ch. est révélatrice de la même « barbarie ». Vers les derniers mois de sa grossesse d'un septième enfant, elle voit ses allocations de chômage suspendues. Le CPAS refuse également de lui accorder une aide (RIS ou autre) sous prétexte qu'il ne faut pas se substituer à la sanction de l'ONEm7. Le mouvement LST introduit avec cette maman diverses procédures de recours contre ces décisions. Elle restera encore deux mois sans revenu après la naissance de son dernier enfant avant de retrouver l'aide d'un CPAS. Durant quatre mois c'est l'absence totale de revenu pour cette famille qui doit accueillir la naissance d'un nouveau-né.
Ch. raconte: « Je peux maintenant toucher du CPAS mais cela n'a pas été facile. C'est embêtant mais surtout humiliant. Parce que d'habitude je ne demande rien. J'essaie toujours de me débrouiller par moi-même. Mais je ne peux pas faire autrement. Je ne mangeais pas grand-chose de la semaine et je gardais ce que j'avais pour quand les enfants venaient. J'étais obligée... C'est la peur de se dire que demain je n'aurai peut-être plus droit à rien ou la peur vis-à-vis du propriétaire. »8
Un terrible défi pour nos sociétés
Nous n'allons pas nous étendre sur les détails de ce fait de vie mais sur quelques conclusions que nous voulons mettre en évidence.
Si Ch. n'avait pas trouvé la force et le soutien pour mettre en route des démarches et des recours, voici quelques difficultés supplémentaires qu'elle aurait affrontées. Pour garder son logement afin d'accueillir le nouveau-né et garder l’autre enfant qui est encore avec elle, cette maman a pu bénéficier du bon vouloir du propriétaire pour reporter à plus tard les loyers qu'elle ne pouvait pas payer en l'absence de revenu.
Les frais d'accouchement resteront à sa charge car la suspension du chômage entraîne la perte de sa couverture mutuelle. Elle devra également rembourser la prime de naissance qui est octroyée avant la naissance. A cela nous devons ajouter son hospitalisation pour dépression après la naissance et la nécessité de développer des solidarités pour éviter l'éclatement de la famille.
Tant de souffrances ne feront jamais un conte de Noël, mais elles nous rappellent que pour les plus pauvres la Déclaration universelle des droits de l'homme constitue un terrible défi pour nos sociétés.
Au delà des crises, les plus pauvres, partout, paient toujours le prix fort. Comme pour toute échelle qui se dresse, ce sont les échelons et les éléments du bas qui supportent les plus fortes contraintes... mais si le bas n'est pas là, sur quoi peut s’appuyer l'échelle ?
Nous n'oublions pas qu'il y a tous les autres que nous ne rencontrons pas, que nous ne connaissons pas ?