Initiatives populaires au Bangladesh

Mohammad Anisur Rahman

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Mohammad Anisur Rahman, « Initiatives populaires au Bangladesh », Revue Quart Monde [En ligne], 210 | 2009/2, mis en ligne le 05 novembre 2009, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3409

Récemment, Research Initiatives Bangladesh (RIB), un organisme soutenant au Bangladesh la recherche sur la pauvreté et dont l’auteur de ces lignes est le directeur, a lancé, avec la participation de soixante-dix journalistes, une enquête sur les initiatives créatrices prises par des défavorisés de ce pays pour améliorer leur existence.

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Bangladesh

« Il ne suffit pas d’essayer d’éliminer les manques ; vous ne pourrez jamais les éliminer complètement de l’extérieur ; ce qui est beaucoup plus grand est de susciter chez les gens la volonté d’éliminer leurs propres manques. » Rabindranath Tagore.

Les défavorisés ont, à toutes les époques et dans tous les pays, pris des initiatives, individuelles ou collectives, pour progresser à leur manière sans attendre une aide extérieure. Celles-ci ne visent pas seulement le progrès économique, car il s’y mêle souvent la volonté de répondre à des besoins non économiques particulièrement stimulants.

Le besoin humain de créer de la beauté a très souvent la première place. Bappy, par exemple, né dans une famille de charpentier dans le village de Shimakhali, excelle dans la sculpture sur bois. Il manque de place pour ranger ses œuvres et s’il lutte contre la pauvreté économique, absorbé par sa passion, il rêve d’exposer ses œuvres un jour à Dhaka (Tahmina et al 2006b, p.47).

Ou encore ce jeune homme vivant dans le village reculé de Bbattala : il n’avait pu poursuivre ses études au-delà de la cinquième classe parce que son père n’avait pas d’argent pour lui acheter des livres. Devenu marchand de yaourts, il commença en 1969 à constituer une bibliothèque avec les gains de sa vente. Il se mit à prêter des livres aux étudiants nécessiteux de son village, en commençant par les livres de la sixième classe où lui-même n’avait pu entrer. Aujourd’hui, sa bibliothèque comprend dix mille ouvrages, payés avec son « propre sang » et il prête des livres chaque année à une bonne centaine d’étudiants de familles à bas revenu, réalisant ainsi son rêve personnel d’éducation. Comme il dit aux journalistes qui l’interviewaient, « Jusqu’à maintenant, soixante-deux garçons éduqués grâce à mes livres, ont un emploi. Quand je les vois, je trouve la paix dans ma vie » (Tahmina et al 2006a, p.35).

Ils s’unissent pour cultiver et pêcher

Les initiatives collectives sont pour les personnes défavorisées une manière particulière de joindre leurs forces afin de réfléchir et progresser ensemble.

Un leader social du village de Maheswarchanda a mobilisé les fermiers de son village pendant des jours et des jours, pour une délibération sur la manière d’améliorer leur vie sociale et économique. Le résultat fut une redistribution volontaire des terres, en 1996 en vue d’une culture collective. Des experts de l’agriculture extensive se joignirent à eux pour les conseiller. Il s’ensuivit une augmentation spectaculaire de la production et des revenus.

Dans le village de Gurguri, un autre groupe entreprenant a commencé à sortir de l’extrême pauvreté, sans aucun appui extérieur (Morol 2006, 2ème partie, pp.310-313). Réunis en association, les villageois réussirent à louer, pour un loyer nominal, un terrain en contrebas d’un demi-hectare pour la pisciculture. Avec le profit tiré du poisson et grâce à un prêt, l’association loua tout un marais pour la pisciculture à grande échelle, embaucha des ouvriers pour préparer le terrain, acheta un filet, des tonnes d’alevins et de quoi les nourrir, des engrais, etc. La situation des membres du groupe, travaillant dur et se pliant à une discipline stricte pour gérer l’association, a changé de façon spectaculaire.

Ils créent des caisses d’épargne et de prêts

Des groupes pauvres créent eux-mêmes collectivement des caisses d’épargne et de prêt, sans faire d’emprunt mais avec un apport technique extérieur.

La bibliothèque publique de l’union de Dihi, ouverte en 1977 par les jeunes du lieu, diffère des autres (Mukta et al 2006, pp.8-33). Son terrain a été donné par un villageois illettré. Outre la fourniture de livres, elle offre aussi aux fermiers une formation en agriculture, élevage de volaille, sylviculture, santé, planning familial, histoire du pays, etc. et organise presque annuellement des camps pour soigner les yeux. Elle gère aussi une crèche. Elle soutient financièrement les étudiants méritants des familles à bas revenu. Elle est gérée avec la contribution de villageois, y compris de ceux à bas revenu, qui donnent ce qu’ils peuvent L’entreprise est maintenant entièrement autonome.

Ils inventent une école maternelle

Un certain nombre d’initiatives populaires ont été lancées ou aidées par des personnes « amies du peuple » du monde des sciences et des lettres. En voici un exemple.

Une personne éduquée, résidant à Dakha, ne croyait pas à l’aide donnée aux défavorisés qui engendre la dépendance ; elle vint chez les familles les plus défavorisées de son village d’origine, Kajoli. Il s’agissait, pour la plupart, de travailleurs journaliers sans revenu régulier. Il leur demanda de confier leurs enfants d’âge préscolaire, un par famille, à une école maternelle pour laquelle il fournirait une salle, un lieu de récréation et le matériel scolaire de base. Les enfants se réuniraient là vingt-six jours par mois pour s’amuser tout en apprenant, sous la supervision d’une fille du village ayant reçu une certaine éducation. Il y aurait vingt-six enfants dans la classe, un de chaque famille. Une condition était posée : chaque jour, une maman nourrirait tous les enfants de l’école.

La première réaction des parents, qui n’avaient jamais songé à envoyer leurs enfants à l’école, fut de dire : « Nous sommes si pauvres ! Comment pourrions-nous nourrir tant d’enfants ? ». - « Mais ce ne sera que pour un seul des jours de classe du mois ! Est-ce que vous ne nourrissez pas vos enfants à la maison tous les jours du mois ? » - « Bien sûr ! Nous n’y avions pas pensé. Nous pouvons le faire ! ».

C’est ainsi que ce modèle innovateur de maternelle, maintenant connu dans tout le pays comme « le modèle kajoli de maternelle » a vu le jour en 2003 (Daily Star 2005).

La recherche-action participative

Les initiatives collectives présentées jusqu’ici sont naturellement le fruit d’une réflexion collective spontanée, non stimulée par des gens de l’extérieur. Un mouvement très répandu aujourd’hui, né au milieu des années 70 sous le nom de « Recherche-action participative » (PR ou PAR), a maintenant une large base d’expérience en ce qui regarde la méthodologie et la pédagogie pour promouvoir chez les gens la recherche sur eux-mêmes. Selon cette démarche, les animateurs extérieurs (les « équipes d’action », comme les appelle Wresinski) se forment en suivant un parcours d’ateliers de « brainstorming » entre eux La tâche, « à la Wresinski », n’est pas d’expliquer aux gens mais de les aider à penser. Les animateurs se rendent auprès des personnes défavorisées pour animer leur auto investigation collective. Ils devront être capables de se retirer quand les groupes sont en mesure de poursuivre seuls leurs investigations et leur action collective. Research Initiatives Bangladesh (RIB) a introduit le terme de gonogobeshona à la place de l’expression plus lourde « recherche-action participative », pensant que les personnes défavorisées s’identifieraient plus facilement avec ce nouveau nom (gonogobeshona : gono = populaire ; gobeshona = recherche). Le Projet contre la faim du Bangladesh, avec la collaboration de RIB, est aussi engagé, depuis 2004, dans la promotion de gonogobeshona dans le pays.

Pêcheurs, gens sans terre mobilisent des jeunes aisés

La première animation de gonogobeshona au Bangladesh fut entreprise en 2003 dans un projet RIB de l’union de Belaichandi, dans le cadre d’une organisation de pêcheurs et de gens sans terre, soutenue par une ONG, le Centre de recherche sur le développement. L’organisation choisit cent personnes très démunies de ressources pour un gonogobeshona sur les aspects de leur pauvreté et les moyens de les surmonter. Ces gonogobeshoks se réunirent régulièrement en petits et en grands groupes pendant six mois, pour discuter sur leur pauvreté et les moyens d’avancer. Les causes de la pauvreté furent identifiées : à la fois l’exploitation, l’injustice sociale et les faiblesses personnelles des défavorisés, telles que le jeu, l’absence de discipline et de prévision dans la gestion familiale, les dissensions à l’intérieur des familles. Les gonogobeshoks revendiquèrent leur droit à cultiver des terres en friche. Ils lancèrent des campagnes pour faire connaître les résultats de leur recherche et leurs demandes à la communauté plus large, et ils commencèrent à gagner popularité et sympathie dans la localité. Comme certains défenseurs d’intérêts cherchaient à leur faire obstacle  plus de cent-cinquante jeunes de familles aisées du village mobilisèrent les gens en leur faveur et la présentation des résultats du gonogobeshona eut lieu dans une atmosphère de fête. Leur lutte pour la terre s’est trouvée ainsi élevée à un nouveau niveau de mobilisation sociale. (Azad 2006).

Les femmes brisent leur enfermement

Une étude du gonogobeshona dans trois villages de l’union de Laksmichap permet de dégager quelques points (Rahman, Matiur 2006).

Les groupes gonogobeshona d’une trentaine de personnes chacun se réunissent une fois par semaine pour débattre de divers aspects de leur vie. Ils appellent cela gobeshona, voulant dire par là : penser, faire fonctionner son cerveau, découvrir « la réalité », « évaluer le positif et le négatif des choses » (Rahman, Matiur 2005, p.24).

Des signes clairs de changement sont visibles. Les gobeshoks sont beaucoup plus réfléchis, comparés à d’autres dans ces villages. Ils réfléchissent à la manière de surmonter leurs manques ; ils discutent sur l’éducation de leurs enfants sur les problèmes de santé, de dot, les maux des mariages précoces, le bien-être de la famille, le planning familial, etc. Ils pratiquent aussi, comme ils disent, le gobeshona bilatéral, avec leurs maris, leurs parents ou d’autres membres de leur famille, à propos d’eux-mêmes, de leur famille, de la société.

Un résultat direct en cet endroit a été, pour les femmes, d’acquérir la force de prendre la parole. La gobeshok Dipali Rani Roy dit : « Avant, j’hésitais à parler devant les gens ; après avoir fait gobeshona, j’ai eu le courage de parler. Je suis plus intelligente maintenant ; personne ne peut me tromper » (op.cit. p.31). Elles ont compris qu’elles devaient d’abord améliorer leur savoir et leur sagesse pour que les autres ne puissent les tromper. Comme elles le notent, elles ont découvert le que « le savoir est pouvoir ». Ainsi Morjina de Vendipara confie-t-elle : « Auparavant, j’étais sans sagesse et mon mari et mes beaux-parents n’accordaient aucune importance à ce que je disais. Maintenant avec gobeshona, ma sagesse s’est développée. Je peux conseiller mon mari sur diverses questions, et mon importance dans la famille a augmenté » (op.cit. p.31).

Parce qu’elles réfléchissent désormais activement, beaucoup de filles gobeshok essaient différentes activités pour accroître les revenus de leur famille, au lieu de rester enfermées dans la cuisine. Elles cultivent des légumes, plantent des arbres, élèvent poulets et canards ; certaines ont acheté vaches ou chèvres ; beaucoup se sont mises à tricoter, quelques-unes ont commencé à gagner de l’argent en travaillant comme bonnes dans d’autres maisons. Et qui plus est, alors qu’elles recevaient auparavant un maigre salaire pour un travail à l’extérieur, elles refusent maintenant de travailler pour une rémunération trop basse.

Des pauvres soutiennent plus pauvres qu’eux-mêmes

Reste à évoquer le cas de gens dans une grande misère confrontés à la nécessité de réfléchir ensemble pour identifier ceux qui, parmi eux, méritaient le plus de recevoir les secours désespérément insuffisants donnés lors d’une grave inondation au Bangladesh. Pendant la grave inondation qui a affecté le pays en 1974 et a été suivie par une sérieuse famine, l’auteur de ces lignes a conduit une équipe de secours d’étudiants et d’enseignants de l’Université de Dhaka dans un certain nombre de villages inondés du district de Brahmanbaria. Des gens à bas revenu étaient restés sans nourriture pendant des jours et ce que nous apportions n’était qu’une goutte dans l’océan. Je décidai que la distribution de ces secours aussi limités à des gens mourant de faim ne serait pas faite par nous mais par eux-mêmes. Comme des centaines de villageois, dans le premier village où nous arrivâmes avec notre bateau, se précipitaient sur nous en se bousculant follement pour recevoir du riz, je les invitai à identifier ensemble les plus affamés parmi eux, qui recevraient le riz. Les anciens poussèrent leurs enfants vers nous, arguant qu’ils étaient sans nourriture depuis deux, trois ou quatre jours. Je leur dis qu’il pouvait y avoir des enfants restés sans manger depuis quatre jours : est-ce qu’ils ne devraient pas les indiquer en priorité ?

Lentement, les villageois furent d’accord, et commencèrent à discuter avec vigueur pour savoir qui avait le plus besoin des secours (gonogobeshona comme nous disons aujourd’hui). Quelques-uns  indiquèrent alors une famille comme ayant été le plus victime de l’inondation. J’invitai la foule entière à débattre de cette proposition et à chercher s’il y avait une famille ayant souffert davantage, et à nous recommander unanimement la première famille qu’il nous faudrait aider. Finalement, selon  une recommandation unanime, notre première ration de riz fut donnée à cette famille. Je demandai alors quelle famille nous devions aider ensuite, et nous eûmes de nouveau une recommandation unanime. Nous aidâmes ainsi seulement quatre familles de ce village. Comme nous avions si peu de secours à distribuer, nous demandâmes aux villageois s’ils voulaient nous indiquer dans quels autres villages nous devions aller, tant les gens y souffraient beaucoup. Les villageois coopérèrent tous et nous les laissâmes, à part les quatre familles que nous avions secourues, avec leur faim. Tous vinrent à la rive et nous bénirent pour notre mission au secours de ceux qui en avaient le plus besoin. La même expérience se répéta exactement, avec les mêmes étapes, dans trois autres villages.

La capacité de penser enfin libérée

Wresinski avait essentiellement deux messages au sujet de la pauvreté. Le premier : la pauvreté est une notion recouvrant un ensemble de privations, la privation de dignité étant l’indice le plus profond. Le second : la clef qui ouvre la porte de sortie de la pauvreté est l’affirmation et le développement du savoir et de la réflexion des gens eux-mêmes. L’expérience des défavorisés du Bangladesh prenant des initiatives pour faire face à la pauvreté et s’en sortir confirme pleinement ce point de vue. Le discours dominant néglige ces deux messages, adoptant une vision linéaire et économiste de la pauvreté qui ignore la nature fondamentale, multidimensionnelle, de la souffrance humaine due à la pauvreté, laissant aussi de côté un outil essentiel pour la détruire : la libération de la capacité de penser des défavorisés.

Mohammad Anisur Rahman

Le Professeur Mohammad Anisur Rahman, économiste diplômé d’Harvard (USA), a été enseignant dans les Universités de Dhaka (Bengladesh) et d’Islamabad (Pakistan) et membre de la première Commission du Plan au Bangladesh. Il fut en 1990 directeur d’un Programme de Développement rural participatif au sein de l’Organisation internationale du Travail à Genève (Suisse)et président de l’Association d’Économie du Bengladesh de 1993 à 1995.

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