Le contexte actuel est bien celui d'une crise mondiale aux multiples aspects : crise financière, alimentaire, crise énergétique, crise liée au changement climatique, à la croissance des inégalités.
Comment cette crise mondiale affecte-t-elle les liens économiques, sociaux et familiaux de celles et ceux qui sont quotidiennement confrontés à la misère ? Quelle est leur participation à la vie publique ? Qu'apprenons-nous de leur expérience, pour les recherches de sortie de crise ?
Les réalités que je vais très brièvement évoquer soulèvent de telles questions. Elles viennent de Haïti où ATD Quart Monde est présent depuis 1984. Elles pourraient venir d'autres pays car la crise est bien mondiale et dans tous les pays il y a des personnes et des familles vivant dans un grand dénuement comme dans tous les pays il y a des personnes et des institutions qui s'en inquiètent et ne l'acceptent pas.
Il y a exactement un an, des émeutes de la faim secouaient de nombreux pays.
A Haïti, la vague de faim a poussé la foule à envahir les rues de villes de province pour crier que la population était à bout. Cela s’est terminé par des manifestations plus violentes à la capitale.
Les familles des quartiers les plus pauvres n’ont pas participé à ces manifestations. Depuis plusieurs années leur situation se dégrade. Elles ont connu des périodes de violence dans leur communauté et des périodes d'abandon à des groupes armés. Ces périodes les ont durablement et profondément affaiblies.
Le pays a été très sévèrement touché dans ses structures et dans ses liens sociaux. De plus, en septembre dernier, il a subi de plein fouet plusieurs cyclones. La crise mondiale continue de laminer une économie faible.
Qu'observe-t-on ?
Accès au marché du travail formel ou informel
Depuis longtemps, la fermeture des usines et des entreprises ne les concerne plus. Dix à quinze ans en arrière, elles avaient encore accès au travail salarié à l'usine. Depuis 2001, l'offre se raréfie et touche d'autres segments de la population, plus qualifiés.
L'accès au secteur informel leur devient aussi de plus en plus difficile. Par exemple, ils ne trouvent plus de « petit boulot » chez des familles plus aisées : cuisine, lessive, entretien de la cour, enlèvement d’ordures, gardiennage. Beaucoup de ces familles aisées ont quitté les quartiers proches des bidonvilles ou sont parties en exil.
Les plus pauvres ne se risquent plus dans le crédit d’usurier qu’ils nomment communément « le coup de poignard » parce qu’ils ont trop peur de ne plus pouvoir rembourser et d’être persécutés par leur créancier. Le crédit en général devient plus inaccessible. Ils ne peuvent même pas faire face aux exigences d'un micro-crédit mis en place par une ONG et pourtant spécialement conçu pour les plus fragiles. Ceux qui y arrivent au prix de gros sacrifices font la triste constatation : « Nous nous battons pour ne pas entamer le capital, mais c’est trop dur de ne pas pouvoir donner à manger aux enfants, c’est comme si on travaille pour rien, juste pour rembourser. C’est trop dur, je ne peux pas voir mes enfants souffrir. »
L'on évoque souvent les soutiens financiers venant de la famille à l’extérieur du pays. Ces soutiens sont eux aussi affectés par les difficultés que rencontre la diaspora. Mais surtout, les familles les plus pauvres ne sont pas des récipiendaires directs de ces envois en argent. Quand elles connaissent une personne proche vivant hors du pays, elles n’ont pas toujours les moyens de rester en lien avec elle. Pour les parents, c'est plutôt une charge supplémentaire : ils s'inquiètent pour leurs jeunes partis clandestinement, leur laissant la charge de petits-enfants.
Accès aux programmes d'aide à l'emploi
Chercher de l’aide mobilise beaucoup d’énergie mais là aussi les plus pauvres ne sont pas toujours la cible formelle des programmes d'aide à l'emploi ou de formation, par exemple.
Des travaux à haute intensité de main d’œuvre ont été lancés, procurant de l'emploi pour une quinzaine de jours à des adultes. Mais ils ont provoqué aussi beaucoup de crispation car la demande est toujours plus forte que l’offre. Les candidats doivent souvent marchander pour obtenir ce gagne pain pour quelques jours. Les conditions de travail peuvent être très médiocres voire dangereuses : patauger dans des eaux stagnantes et malodorantes pendant des heures sans aucune protection, ou dans la poussière sans masque. Un homme est mort des suites d’un accident de travail. D’autres travaillent et ne sont pas payés.
La formation professionnelle
Dans une zone de la capitale, un projet de formation professionnelle a été lancé pour 1800 jeunes. La majorité de ceux qui ont répondu ont le niveau de baccalauréat ou fin du premier niveau secondaire. Ceux avec des niveaux plus bas sont déjà trop engagés dans des responsabilités familiales, et plus massivement les filles. Certains ne peuvent pas payer les frais de déplacement ne serait-ce que pour aller passer les tests au centre de formation.
Accès aux soins de santé
L'accès aux soins de santé est devenu presque une impossibilité pour les plus démunis.
Même dans un Centre de santé communautaire, le prix d'une consultation médicale augmente. En deux ans, il a doublé. En partenariat avec ce Centre, ATD Quart Monde mène depuis vingt ans un programme d’accès aux soins et d’éducation à la santé en faveur des familles les plus démunies. Pour elles, la consultation est beaucoup moins élevée. Malgré tout, les familles qui bénéficient de ce tarif préférentiel n'ont pas toujours les moyens d'apporter cette contribution bien qu'elle ouvre sur la prise en charge totale des soins.
L’activité « Bébés Bienvenus » est un accompagnement des parents pour le développement harmonieux de leurs enfants de zéro à trois ans. Elle a permis de détecter un nombre plus élevé de cas de malnutrition plus ou moins aigüe, et deux enfants sont morts au cours du 4ème trimestre 2008, ayant souffert de malnutrition chronique pendant une trop longue période avant d’entrer dans le programme d’urgence récemment mis en place dans ce centre.
Placement d'enfants, adoption sans consentement
Une alternative proposée par divers services, aux familles vivant dans la misère est le placement de leurs enfants dans des établissements appelés abusivement « orphelinats ».
C'est une alternative douloureuse. Des parents ont ainsi perdu trace de leurs enfants partis en adoption, sans que le consentement ait été clairement établi.
Repenser l’avenir sur d’autres bases éthiques
De telles réalités se retrouvent à des degrés divers sur tous les continents.
Elles semblent confirmer que partout dans le monde, à chaque secousse politique, économique, sociale, ou catastrophe naturelle, les familles les plus pauvres s’enfoncent davantage dans la misère. Est-ce inéluctable ?
Bien sûr que non. Hier, des voix s'élevaient pour refuser la fatalité de la misère, tant dans les sphères privées que publiques. Aujourd'hui, de plus en plus de voix s'élèvent pour demander que la crise transforme en profondeur les liens entre les personnes, les liens entre les pays – pour demander que la valeur centrale qui donne sens à tous ces liens soit l'être humain.
Mais – et cela semble contradictoire - l'on observe avec inquiétude que des plans de relance pour sortir de la crise visent les classes moyennes et laissent les plus pauvres aux mesures d'assistance et d'urgence.
Il ne s'agit pas d'opposer des souffrances à d'autres souffrances. Des plans de relance pour soutenir ceux et celles qui perdent aujourd'hui leur emploi ou leur habitat, pour soutenir des jeunes en formation ou entrant dans la vie active, de tels plans sont nécessaires.
Mais le risque est réel que ceux qui, hier et encore aujourd'hui vivent dans la misère, soient durablement abandonnés à des mesures d'assistance, durablement relégués dans des circuits marginaux.
A un moment où des changements structurels s'imposent, il faut repenser l'avenir du monde sur d'autres bases éthiques que celles qui ont prévalu depuis des décennies.
A cet égard, l'UNESCO et ses partenaires, dont la société civile, ont à prendre leur part de responsabilité. Et j'en viens à la partie « opportunités » de ce Forum ouvert. L'on a évoqué à plusieurs reprises la nécessité d'organiser des dialogues, de tenir des Forums d'analyses et de propositions. Cela ramène aux questions que je soulevais en introduction. Comment assurer que l'expertise des plus démunis soi prise en compte dans ces dialogues, dans ces forums ? Comment assurer que leur voix fasse partie du concert de toutes les voix dans les recherches de sortie de crises ?
A travers nos diverses appartenances (politiques, économiques, éthiques, philosophies, scientifiques,...), nous pouvons agir pour que les plus vulnérables ne soient pas laissés de côté, comme cela a été souligné.
En premier lieu, nous devons rendre justice aux efforts quotidiens des plus pauvres car ils sont en première ligne dans ce combat contre la misère.
Deuxièmement, nous pouvons et nous devons soutenir celles et ceux qui ne veulent pas abandonner les plus pauvres – et parmi ceux-là se trouvent aussi des personnes vivant dans la pauvreté. Les soutenir financièrement, les soutenir pour durer dans leur engagement, reconnaître la valeur de leur engagement, en tirer des enseignements.
Et troisièmement, nous pouvons introduire, au sein de nos divers réseaux, la pratique de partenariats durables – incluant les populations et communauté dans la misère et les organisations de leur choix. Cela n'est pas magique, cela est même très exigeant, mais cela n'est pas utopique. J'en citerai en exemple les consultations qui ont eu lieu sur le projet de Principes Directeurs « Extrême pauvreté et droits de l'homme : les droits des pauvres ». Des personnes très défavorisées ont pu, ensemble et avec d'autres partenaires, préparer et donner leur avis et formuler des propositions aux experts chargés du projet. Cela a eu lieu au Pérou, en Thaïlande, en France, en Pologne, au Sénégal et en Suisse. Ces consultations transmises au Conseil des droits de l'homme des Nations Unies ont pesé dans la suite du projet.
Nous devons poursuivre le questionnement amorcé dans ce Forum ouvert. Le Directeur général de l'UNESCO ouvre une piste lorsqu'il écrit dans son introduction au 35 C/5 (Projet de programme et de budget 2010-2011) : « Pour sortir de la crise, il ne suffira pas de réformer le système financier et bancaire et de le doter de mécanismes de régulations plus efficaces. Ce pilier devra être complété par un autre pilier, avec des dispositions en matière d'investissement dans tous les services sociaux qui représentent de précieux biens publics mondiaux – non seulement dans les domaines propres à l'UNESCO mais aussi dans des domaines comme la santé. Non seulement le secteur social est un bon investissement mais il est essentiel pour que les générations présentes et futures puissent exercer leurs droits et pour assurer la stabilité et la paix, qui sont au cœur du mandat de l'UNESCO et de l'ensemble du système des Nations Unies. »