Réflexions sur un texte du père Joseph Wresinski

Université populaire Quart Monde Ile-de-France

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Université populaire Quart Monde Ile-de-France, « Réflexions sur un texte du père Joseph Wresinski », Revue Quart Monde [En ligne], 144 | 1992/3, mis en ligne le 05 février 1993, consulté le 25 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3574

Alwine de Vos van Steenwijk vient d'éditer un premier tome des « Ecrits et Paroles du père Joseph Wresinski ; Aux volontaires, 1960-1967 » (Ed. Saint-Paul - Ed. Quart Monde)

Ici des participants de l'Université populaire de l'Ile-de-France, personnes qui ont l'expérience de la grande pauvreté et volontaires, se confrontent aux textes du père Joseph dans les extraits suivants (en italique.)

Elles approfondissent les relations que vouloir mettre fin à la misère suppose de vivre ensemble.

« Parmi les idées qui courent dans notre maison et que nous aimons partager avec ceux qui viennent travailler avec nous, il y en a une dont je voudrais vous parler ce soir. Elle consiste à penser que les pauvres n'ont pas besoin de nous, car notre longue absence les a obligés à s'organiser d'une certaine manière, en trouvant dans leur propre milieu les ressources dont ils avaient besoin pour survivre... De quel droit viendrions-nous à présent remettre en question cette manière de survie ? Mais cette question est-elle légitime ? »

M. Roger Russel : Au moment de la réunion que vous avez eue avec le père Joseph, il parlait d'un courant de pensée qui disait que les pauvres depuis longtemps étaient sans volontaires et sans rien, et s'étaient organisés pour survivre. Et vous les volontaires, vous pensiez qu'on n'avait pas besoin de vous, parce que, en tant que pauvres, on s'aidait mutuellement, on se secourait comme on pouvait, et que vous, a priori, vous ne pouviez pas apporter grand chose.

Mme Liliane Macaud : Moi je comprends que le père Joseph pense que c'est un peu obligatoire que vous soyez là, que sans vous les familles ne peuvent rien faire, et sans les familles vous ne pouvez rien faire, vous. Il faut former un groupe uni. Les familles, elles, ont besoin de vous pour les aider, et vous, s'il n'y a pas les familles, vous n'avez pas lieu d'être là. Il faut faire une grande famille ensemble.

M. Roger Russel : Oui, mais comment allaient être admis les volontaires ? Parce qu'en fin de compte, les pauvres dans le camp de Noisy s'organisaient entre eux, et ils ne pensaient pas que de l'extérieur, on pouvait leur apporter de l'aide. Ce qu'ils pensaient c'était aux moyens d'obtenir des secours.

Mme Christiane Russel : Quelqu'un qui a vécu tout le temps dans la pauvreté, quand il voit un volontaire arriver, il se dit : « Qu'est-ce qu'il va venir nous faire en fin de compte ? »

M. Roger Russel : Au camp de Noisy il y avait déjà des secours, avec l'abbé Pierre, avec les vêtements, la soupe populaire. Il y avait beaucoup de gens qui venaient dans ce camp de Noisy, mais on voyait bien que ça ne sortait pas les familles de la misère.

On comprend bien que les gens se demandent ce que les volontaires allaient pouvoir apporter pour les pauvres. Ils se disaient : « On a déjà des secours pour l'urgence », et apporter une pensée comme le père Joseph, qui sortirait les gens de l'assistanat, ils ne voyaient pas. C'est pour ça que le père Joseph demande aux volontaires : qu'est-ce que vous allez apporter aux pauvres ?

Mme Louise Gautier : Les pauvres disaient : « Ces gens-là vont venir, ils vont nous embêter, nous on est bien tranquilles, on n'a pas besoin d'eux. » Parce qu'en fin de compte, ils ne pouvaient pas se douter de ce que vous, vous pouviez leur apporter, et aussi de ce que eux pouvaient apporter.

J'ai connu pareil aux Grands Chênes. Quand les gens ont vu arriver Antoine, au début, ils ne voulaient pas le voir. Après, Antoine a insisté, a insisté. Mais s'il n'avait pas insisté, les gens de la cité des Grands Chênes se seraient toujours débrouillés par eux-mêmes. Ils ne pensaient pas que Antonio, que les volontaires, pouvaient leur apporter quelque chose, leur apprendre quelque chose.

Mme Christiane Russel : C'est-à-dire que les familles ne voulaient pas que les volontaires viennent les embêter, les déranger.

Mme Louise Gautier : Au début, les gens avaient surtout peur : « Oui, si ces gens-là viennent, on va avoir les assistantes sociales sur le dos, etc. » Ils avaient peur qu'on leur enlève le peu qu'ils avaient, en laissant d'autres personnes arriver chez eux.

Mme Françoise Ferrand : Est-ce que vous croyez que c'est toujours actuel, que des familles pauvres ont toujours peur des gens qui viennent de l'extérieur ?

Mme Louise Gautier : Au début j'ai envoyé promener Antoine quand il m'a posé des questions, en lui disant que je ne le dirai pas parce que je ne savais pas où ça irait. Après il m'a expliqué où ça allait. J'ai même écrit un cahier sur la mort de ma petite fille, tout ça. Mais ce sont des choses que je ne voulais pas dire parce que j'avais peur que ça aille ailleurs, que les assistantes sociales me tombent sur le dos, placent les autres gosses. On avait cette peur-là et les pauvres ont toujours cette peur-là. Même à l'heure actuelle.

Mme Mauricette Simon : C'est le dialogue, on a peur de parler. Quand on est pauvre on a peur d'aller au-delà, vers des gens qui sont un peu plus que nous.

M. Didier Gallois : On a peur de ne pas être à la hauteur.

Mme Mauricette Simon : Voilà, moi c'est ce que j'ai. De ne pas savoir dire mes mots, ce que je pense de ma pauvreté. Au début c'est ce qui me faisait peur dans le Mouvement, comment je vais me trouver à parler, à dialoguer. Et maintenant...

« …L'amour est-il possible chez les pauvres ? Peuvent-ils créer des échanges fraternels et désintéressés ?

C'est au nom de l'amour ou de la fraternité que beaucoup d'entre nous introduisent parmi les pauvres. Nous légitimons notre intervention par les manques dans leur vie, auxquels nous nous sentons appelés à remédier. Et parmi ces manques nous voyons le manque d'amour, car nous projetons sur eux notre propre façon de concevoir l'amour, notre propre manière de valoriser une certaine forme de relations entre l'homme et Dieu, qui leur manquent très certainement.

Vous allez me dire que ce n'est pas nécessairement une démarche abusive : nous n'allons pas chez eux d'une manière unilatérale, dans la mesure où ils nous demandent des choses : l'école, une intervention de notre part auprès des allocations familiales... Il est bien évident que, si nous restons dans le domaine du service, notre intervention ne peut pas être mise en doute. Mais il faut savoir qu'alors nous n'irons pas très loin. Nous apporterons simplement une aide, certainement valable et nécessaire, mais qui ne changera pas leur manière d'envisager la vie. Si les pauvres nous demandent cette aide, il est utile que nous répondions aussitôt et même s'ils ne le demandaient pas, il est légitime que nous leur apportions ce que nous apportons à tous les autres hommes. Ce sont des biens communs : la santé, la culture... Mais cela ne modifiera pas leurs relations avec les hommes, ni avec Dieu. »

M. Roger Russel : Quand les volontaires sont arrivés dans le camp, ils n'étaient pas en mesure de comprendre que nous étions capables d'aimer.

Mme Mauricette Simon : Ils avaient peur.

M. Roger Russel : Quand ils voyaient notre manière de vivre, ils se disaient : « Il leur manque tellement de choses. » Devant les cris, les pleurs, les bagarres qu'il y a dans un camp où il y a de la misère, les volontaires se disent : « Mais ils sont brutaux, ces gens-là. » La violence leur saute aux yeux. Et ils se demandent : « Est-ce qu'ils aiment vraiment leurs enfants, est-ce qu'ils s'aiment entre eux ? »

Parce que les volontaires ne connaissaient pas ce milieu-là. A partir du moment où le père Joseph leur a expliqué, ils ont pu se rendre compte qu'on est en mesure de pouvoir nous aimer, que la violence est due à nos conditions de vie.

Là il parle de l'amour avec Dieu, mais on a l'acceptation de la religion ou pas, et on est capable d'aimer pareil.

Au point de vue humain, on a beaucoup de violence entre nous, parce que la vie est trop dure. Il y a le chômage, il y a les saisies, il y a le manque de manger, tout ça... Des fois on se bagarre avec les enfants à cause de ça justement. Alors les gens peuvent dire qu'on ne s'aime pas, ou qu 'on n'a pas le mode de vie pour arriver à s'aimer. Les volontaires, il fallait qu'ils dépassent cela, parce qu'ils ne connaissaient pas. Il fallait qu'ils voient l'amour qu'on a entre nous pour comprendre qu'on est capable d'aimer.

Mme Liliane Macaud : Ca, ils l'on appris à mesure. Je crois que le père Joseph s'en est rendu compte tout de suite de l'amour qu'on avait en nous.

M. Roger Russel : Il connaissait l'amour inné qu'on avait en nous, et qu'on ne peut pas développer parce que les autres nous brisent. La société nous brise parce qu'elle nous accuse toujours.

Mme Françoise Ferrand : Oui, mais comme vous dites, il y a tous les signes extérieurs de gens qui ne s'aiment pas. Ce n'est pas si facile que ça. C'est ce qu'on attend encore maintenant. Par exemple, au nom de la protection de l'enfance, on ne reconnaît pas que les parents aiment leurs enfants.

M. Roger Russel : Mais les gens qui arrivent dans un camp comme ça, ils arrivent en disant :

« Nous on sait ce que c'est l'amour, et eux ils ne savent pas. » « Au nom de l'amour et de la fraternité », ils arrivent en disant : « Vous n'avez pas le droit de laisser pleurer vos enfants parce qu'ils n'ont rien à manger, il faut réagir, il faut aller au boulot. » Ils jugent les gens, sans savoir qu'ils sont malheureux de voir leurs enfants pleurer de faim, qu'ils souffrent autant qu'eux. Mais vu que la misère est trop dure, ça fait presque une indifférence sur leur visage, ils se crispent pour ne pas pleurer, pour ne pas souffrir devant des gens, pour avoir leur fierté à eux de dire comme ça : « Ce n'est pas notre faute si nos gosses ne mangent pas, ce n'est pas notre faute si on n'a pas de boulot. »

Au nom de l'amour et de la protection de l'enfance, on vient nous dire : puisque vous n'arrivez pas à vous occuper de vos gosses, on va vous les placer, on va s'en occuper.

Mme Françoise Ferrand : Comment ça se fait qu'on n’arrive pas à faire comprendre l'amour qu'il y a chez les familles pauvres ?

M. Roger Russel : Ce qui nous accuse nous, c'est le manque de sécurités matérielles. Ils disent qu'on n'aime pas nos gosses, parce qu'on ne leur apporte pas les sécurités matérielles, et on est jugés là-dessus. On n’est pas jugés parce qu'on a mis une fessée à un enfant. On est jugés parce qu'on ne l'habille pas bien, parce qu'on ne peut pas lui donner à manger. C'est la structure sociale qui joue. Le fait d'avoir les moyens, d'avoir un salaire qui permette d'avoir les sécurités matérielles, vous n'êtes plus jugés.

Mme Liliane Macaud : Moi j'ai toujours pensé qu'il faudrait que pendant un mois, des gens de milieu riche viennent habiter avec les pauvres, qu'ils partagent le salaire des pauvres, et vous verrez que ça changerait.

Je crois que c'est le manque de connaissance des pauvres. Un manque de connaissance ou un manque d'information. On ne voit pas si une mère de famille se prive de manger pour acheter une paire de chaussures à ses gosses.

M. Roger Russel : Ils ne comprennent pas qu'on ait autant de gosses, parce que eux ils jugent différemment. Ils disent que pour avoir des enfants, il faut avoir les moyens. Tant qu'on n'a pas les moyens de les avoir, autant ne pas avoir des gosses. Même les courant de pensée actuelle c'est encore ça. Vous avez des gens qui ont un salaire de dix mille francs par mois, mais qui disent que pour avoir des enfants il faut une sécurité encore meilleure.

Mme Françoise Ferrand : Quand le père Joseph dit : « C'est au nom de l'amour ou de la fraternité que beaucoup d'entre nous s'introduisent parmi les pauvres. Nous légitimons notre intervention par les manques dans leur vie... »

Mme Liliane Macaud : C'est ça, c'est les manques matériels.

M. Didier Gallois : Là il parle des biens communs : la santé, la culture. Quand je suis allé à l'hôpital, le médecin en chef, il me demande : « Est-ce que vous êtes assuré social ? On a fait des recherches, vous n'y êtes pas. » Il me dit : « Vous vous rendez compte combien vous allez coûter à la société ? » Comme j'avais su que sa mère avait été opérée à cœur ouvert je lui ai dit : « Et votre mère, quand elle a été opérée, ça a coûté combien à la société ? » Parce que moi je suis ouvrier, et qu'en ce moment je suis au chômage, ça coûte cher à la société ? Le cardiologue a qui j'en ai parlé, il m'a dit : « De toutes façons ce médecin ne peut pas voir les ouvriers. Dès qu'il y en a un, il cherche à l'enterrer. »

Mme Françoise Ferrand : Il est marqué après : parmi ces manques, nous voyons le manque d'amour.

Mme Christiane Russel : C'est parce qu'ils sont dans la pauvreté. Les riches ont de l'argent, ce n'est pas pareil.

M. Roger Russel : Pourquoi n'aurions-nous pas la même relation avec l'homme et avec Dieu, comme il est marqué ? Le pauvre est en mesure de pouvoir rejeter Dieu, comme de l'accepter, et le riche aussi.

Mme Liliane Macaud : Combien de fois ça m’arrive de dire, pourtant j'ai la confiance du bon Dieu, mais quand il m'arrive des malheurs, je me dis : « Mais qu'est-ce que je lui ai fait pour qu'il me déteste comme ça ?

M. Roger Russel : Vous n'êtes pas toute seule !

Mme Liliane Macaud : On y est attaché, mais quand il y a une journée qui ne va pas, je me dis : Qu'est-ce que j'ai pu lui faire pour que j'ai une journée comme ça. Ce n'est pas toujours évident. On met toute notre confiance en Dieu, et puis par derrière tout s'écrase

M Roger Russel : Les riches ils pensent que c'est à cause d'eux qu'ils sont arrivés là. Ils disent que c'est par eux-mêmes, ce n'est pas par Dieu : « Nous on a été capables, on a été instruit, on a l'intelligence. » Tandis que nous…

« C'est lorsque nous voulons aller plus loin, que l'on pourrait dire que les pauvres n'ont pas besoin de nous. La question se pose lorsque nous voulons intervenir chez eux au nom de l'amour. Car est-il légitime que nous imposions aux hommes une conception de Dieu, de l'homme ou des structures de la société ? Les leur offrir est légitime si cela est demandé. C'est d'ailleurs à cette condition seulement, qu'ils peuvent intérioriser ce que nous avons à proposer... »

Mme Mauricette Simon : C'est difficile. Quand les gens sont tellement bas, ils ne croient pas qu'il y a des gens de l'extérieur qui vont venir pour les relever.

M. Roger Russel : Là ce qu'on voit, c'est que si des gens de l'extérieur n'apportent que des aides matérielles aux familles pauvres, ça n'ira pas loin. On dira : C'est utile qu'ils soient là parce qu'ils supportent quelque chose, mais au point de vue des relations entre les hommes ça changera rien. Si le regard est le même entre les familles riches, ou les personnes extérieures, un regard d'indifférence par rapport aux possibilités des familles du Quart Monde, à ce moment-là, il n'y a pas de regard d'amour. Il faut qu'il y ait un regard réciproque qui fait qu'on soit à la même hauteur, il n'y a pas d'inférieur. On est tous à la même hauteur, et on a tous la faculté de pouvoir apprendre.

Mme Françoise Ferrand : Ca veut dire qu'on peut faire plein de choses pour les pauvres, on peut faire plein de services, plein d'aides, mais s'il n'y a pas ce changement de regard qui fait que pauvres ou riches, on est pareil, ça ne changera rien au fond ?

Mme Christiane Russel : Moi j'ai vécu dans une famille aisée, mon père était dans l'administration. Moi je n'ai pas été élevée à dire : « Faut aider, faut aider. » J'ai été dans la rue pendant un moment, et c'est là que j'ai compris après, petit à petit. Parce que moi, je peux le dire, j'ai mangé dans les poubelles, et j'avais cinq francs pour manger des fois. Mais je n'ai pas compris tout de suite ce que c'était la pauvreté. Après quand il y a eu le Mouvement, je ne voulais pas rentrer dans ce Mouvement. C'est petit à petit que j'ai compris, et que je me demandais : Mais pourquoi il y a tant d'injustices que ça ?

Mme Liliane Macaud : Je pense que le père Joseph dans sa tête devait se dire : Il y a les services à leur donner, mais il y a aussi l'amour qu'on a à leur apporter. Parce que si les volontaires font ça comme un travail, ça ne sert à rien, ils le font à la place des gens, c'est ça qu'il voulait dire.

Mme Mauricette Simon : Le père Joseph voulait surtout dire que les pauvres donnent d'eux-mêmes déjà, avec les volontaires. Il ne voulait pas que ce soit toujours les volontaires qui aillent, il voulait que ce soit les pauvres qui aillent en premier pour leur donner leurs idées. C'est ce que je ressens. Il attendait l'appel des pauvres en premier, qu'ils donnent leurs idées, ce qu'ils pensaient eux-mêmes, et après, les volontaires pourraient noter, voir... Que les pauvres sortent d'eux-mêmes.

Mme Liliane Macaud : C'est pour ça que le père Joseph disait toujours : Il faut écrire, pour qu'on se rappelle de tout.

Université populaire Quart Monde Ile-de-France

Un groupe de l’Université populaire Quart Monde de l’Ile-de-France et la Maison Joseph Wresinski de Baillet en France ont proposé des rencontres régulières de travail sur des textes du père Joseph. Un groupe de douze personnes s’est réuni cinq fois de février à juillet 1992 : Mme Sylvie Daudet, Mme Françoise Ferrand, M. Didier et Mme Annie Gallois, Mme Louise Gautier, Mme Romy Hoffmann, Mme Solange Ligot, Mme Liliane Macaud, Mme Micheline Mahier, M. Roger et Mme Christiane Russel, Mme Mauricette Simon.

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