Donner lieu au refus de la misère

Jean Mouton-Brady

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Jean Mouton-Brady, « Donner lieu au refus de la misère », Revue Quart Monde [En ligne], 144 | 1992/3, mis en ligne le 05 février 1993, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3588

Les nombreux amis d'ATD Quart Monde connaissent tous la dalle du parvis du Trocadéro. Peu nombreux en revanche sont ceux qui ont entendu parler d'un petit groupe qui a pris en charge ce haut lieu et qui s'efforce de diffuser son message : le « Comité pour la commémoration des victimes de la misère. »

S'il me revient de présenter ici ce comité, c'est sans doute que mon engagement, pour modeste qu'il soit, au sein d'ATD, est lié avant tout à cette dalle.

Tout a commencé pour moi en 1984 et sur le plan professionnel. Diplomate, ministre plénipotentiaire, je dirigeais à cette époque la « Mission de liaison auprès des organisations non-gouvernementales. » Une des tâches essentielles de cette sorte d'« ambassade » d'un type très particulier, consiste à servir d'interlocuteur et de relais entre les grandes associations internationales, telles que la Croix-Rouge, Médecins sans frontières ou Amnesty international d'une part, et les diverses directions du ministère français des Affaires étrangères de l'autre. Il était donc normal qu'à ce titre, ATD Quart Monde entre en contact avec la Mission et avec son chef.

Mes premières rencontres avec le père Joseph Wresinski remontent au début de l'année 1984. Il s'agissait alors d'organiser une entrevue à New York  avec M. Perez de Cuellar, à cette époque secrétaire général des Nations Unies. Ayant ainsi fait connaissance avec le Mouvement et avec ses dirigeants, j'ai été convié par la suite à plusieurs manifestations d'ATD. Cela faisait partie de mon rôle d'informateur.

Un peu plus tard, Mme de Vos van Steenwijk, présidente internationale d'ATD, a été décorée de la Croix de la Légion d'Honneur. Elle m'avait demandé de participer à cette cérémonie et d'y prononcer une « allocution de circonstance. » En préparant ce texte, j'ai pris conscience de ce que représentait ATD et mon engagement a commencé à se préciser.

Un peu plus tard encore, le père Joseph me proposa un travail concret. Il se préoccupait de réunir pour la grande manifestation du 17 octobre 1987 « quelques amis » qui l'assisteraient pour les questions de protocole et notamment pour l'accueil des personnalités lors de l'inauguration de la dalle. J'ai donc accepté de faire partie de ce « comité d'accueil. »

Il est bien connu qu'il n'y a que le provisoire qui dure et, de fait, notre comité d'accueil s'est transformé rapidement en « Comité permanent de la dalle pour la commémoration des victimes de la misère. »

Il n'est pas certain que cette appellation soit définitive en raison du nouvel objectif que se propose le Mouvement : faire proclamer le 17 octobre « Journée mondiale du refus de la misère. » Notre comité ayant commencé à prendre en charge cette campagne, deviendra peut-être « Comité pour la journée mondiale du refus de la misère. » De même, lorsque nous faisons référence au « Comité de la dalle » nous sommes déjà dépassés par les événements, car il n'y a pas seulement une dalle, celle de Paris, mais bien plusieurs dalles, répliques de la première, aussi bien à l'Ile de la Réunion qu'au pied du mur de Berlin ou à Genève, en attendant New York et beaucoup d'autres lieux.

Le Comité compte une vingtaine de membres, chiffre approximatif, car certains le quittent pour des raisons diverses, vite remplacés par de nouveaux venus. Sa composition est mixte ; à côté de plusieurs volontaires assurant en particulier le secrétariat, on trouve des alliés et des amis du Mouvement. La présidence est assurée depuis l'origine par M. Henri de Clermont-Tonnere. Il regroupe des personnes ayant une position sociale leur permettant d'intervenir efficacement en faveur des familles du Quart Monde. On trouve entre autres, des fonctionnaires d'autorité, de hauts magistrats, des dirigeants d'entreprise, des diplomates, et, comme il convient, plusieurs dames exerçant elles aussi d'importantes responsabilités.

Le Comité se réunit tous les deux mois, ou plus souvent notamment lors de la préparation de la grande manifestation annuelle du 17 octobre.

Concrètement, que fait le Comité ?

Son rôle est d'arriver à ce que le plus grand nombre possible de personnes, gens modestes ou grands de ce monde, connaissent la dalle et viennent s'y recueillir. De ses origines, le comité a gardé la vocation particulière d'y accueillir des personnalités. Il travaille également à la prospection et à la documentation afin de repérer les manifestions publiques dans lesquelles peut trouver place une visite à la dalle. Il assure la rédaction et la diffusion d'un dépliant rappelant au passant anonyme la signification du rassemblement mensuel sur le parvis du Trocadéro, qui suscite leur légitime curiosité.

A quoi s'ajoute un travail d'organisation et de collecte de fonds pour régler le difficile problème des dépenses liées aux manifestations autour de la dalle.

Si comme tous les membres de ce comité, j'ai accepté de grand cœur d'apporter cette aide ponctuelle au Mouvement, c'est peu à peu, au fil des ans, que j'ai mesuré ce que représentait cette discrète plaque de marbre un peu perdue sur cette immense esplanade, et le rôle qu'elle est appelée à jouer dans le combat contre l'extrême pauvreté. Désormais, mes amis du comité et moi-même avons tous conscience, que la dalle est tout à la fois un symbole, un mémorial, un lieu de rassemblement et un appel à l'action.

Un symbole tout d'abord

Ce symbole, c'est celui de la victoire remportée par les familles du Quart Monde qui ont fait reconnaître leur existence et leur droit à une vie humaine, en ce haut lieu non seulement de la France mais du monde.

Imagine-t-on l'audace qu'il a fallu au père Joseph pour faire accepter l'inscription d'un tel texte en cet endroit où l'on vient des quatre coins de la planète afin d'admirer l'un des plus beaux panoramas de Paris ?

Un endroit au demeurant prédestiné puisqu'il s'agit du Parvis des libertés et des droits de l'homme, lequel jouxte le bâtiment où, en décembre 1948, a été proclamée la Déclaration universelle des droits de l'homme.

Ce sont là autant de fiertés, pour nous autres Français, qui nous souvenons que notre pays, patrie des droits de l'homme, a vu naître également le Mouvement ATD Quart Monde, aujourd'hui répandu sur tous les continents.

La dalle est aussi un mémorial

Le texte qui s'y trouve porte une signature : celle du père Joseph Wresinski. Ainsi se trouve pérennisé le souvenir de celui à qui le Quart Monde doit d'être reconnu.

Mais en même temps hommage est rendu aux victimes de tous les temps, de la faim, de l'ignorance et de la violence. C'est aussi en pensant à toutes les familles qui furent longtemps ses compagnes d'infortune que le père Joseph a rédigé le texte gravé sur la dalle.

La dalle est un lieu de rassemblement

En dehors de la grande manifestation qui marque chaque année l'anniversaire de son inauguration, une rencontre, qui au début intriguait fort la police, regroupe sur le parvis le 17 de chaque mois, familles du Quart Monde, volontaires, alliés, et en premier lieu ceux des membres du comité qui peuvent se libérer ce jour-là. La lecture du message du père Joseph, une minute de recueillement, quelques témoignages sur le vie des plus pauvres, un chant, ponctuent ces rendez-vous.

Cette brève cérémonie est avant tout un encouragement pour les plus pauvres. Elle leur rappelle que s'ils doivent lutter pour améliorer leur sort, ils ne sont plus seuls. Les paroles prononcées, mais aussi la présence à leur côté d'autres familles pauvres mêlées à des gens de toutes conditions sociales, leur donnent l'assurance qu'ils sont des humains comme les autres, que leur dignité d'homme et de femme est reconnue et respectée.

La dalle enfin est un appel à l'action. Et c'est là peut-être, pour moi qui dans la vie de tous les jours n'ai pas souvent l'occasion de manifester de façon concrète ma solidarité avec les familles du Quart Monde, l'aspect le plus important.

La venue de personnalités qui, de par leurs fonctions, peuvent faire bouger la société, n'est jamais un geste indifférent. Lorsque Mme Mitterrand, femme du chef de l'Etat, M Francis Blanchard, à l'époque directeur général du Bureau International du Travail, Mme Catherine Lalumière, secrétaire générale du Conseil de l'Europe, M. Mattéoli, président du Conseil Economique et Social, ou encore lorsque le président indien de Rotary International, affirment en public leur adhésion aux principes et aux objectifs du Mouvement, ils s'engagent, et l'on peut espérer que grâce à eux, et avec eux, la bataille contre la misère sera sinon définitivement gagnée, du moins bien engagée.

Parmi ces visiteurs, le plus illustre est sans doute M Perez de Cuellar qui a prononcé à cette occasion le 17 juin 1989, un émouvant discours.

Désormais plus libre de son temps, il a promis de consacrer une partie de ses activités à la lutte contre la grande pauvreté, et d'ores et déjà il préside le Comité d'honneur pour que le 17 octobre de chaque année devienne « Journée mondiale du refus de la misère. »

Cet exemple me paraît très illustratif du rôle que peut jouer la dalle. Je me remets en mémoire cette comparaison surprenante qu'un allié du Mouvement n'a pas hésité à formuler au cours d'une réunion. La dalle, a-t-il dit, me fait un  peu penser à ce que sont les sacrements dans les Eglises chrétiennes. Elle aussi est « symbole qui réalise ce qu'il signifie. »

Poursuivant la comparaison, je serais tenté d'ajouter : les sacrements s'enracinent dans un acte fondateur. Cet acte, le père Joseph l'a posé sur le parvis du Trocadéro le 17 octobre 1987. Il nous appartient maintenant de lui faire donner tous ses fruits.

Jean Mouton-Brady

Jean Mouton-Brady est marié et père de douze enfants. Ancien élève de l'Ecole Nationale d'Administration. Ancien diplomate. Ministre plénipotentiaire attaché de Consulat en Allemagne. Secrétaire d'Ambassade en Allemagne puis en Autriche. Conseiller d'Ambassade à Rome (Saint-Siège). Directeur adjoint du personnel au ministère des Affaires étrangères. Directeur des Affaires Consulaires. Consul général à Milan. Chef de la mission de liaison auprès des ONG. Actuellement il est président de plusieurs associations s'intéressant à l'accueil des étrangers en France (étudiants, stagiaires, réfugiés).

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