Quelle liberté de circuler en Europe ?

Catherine Haguenau

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Catherine Haguenau, « Quelle liberté de circuler en Europe ? », Revue Quart Monde [Online], 143 | 1992/2, Online since 01 December 1992, connection on 13 November 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3610

La Communauté européenne a fait de la libre circulation des personnes entre ses douze pays membres un objectif essentiel. Comment concerne-t-il les citoyens les plus défavorisés ?

L'objectif premier de la Communauté économique européenne est la création d'un espace de liberté, où la libre circulation des biens et des personnes serait assurée.

La libre circulation des personnes recouvre le droit de séjourner et le droit de s'établir dans tout Etat membre de la Communauté. Ces droits sont intimement liés à la notion de domicile. Si un Français veut élire domicile en Espagne ou aux Pays-Bas, il faut qu'il ait le droit de s'y installer. La liberté de circuler est une condition préalable au libre choix du domicile.

Les droits des personnes dans la Communauté ont été progressivement étendus, mais force est de constater que les plus pauvres demeurent exclus de la libre circulation.

A l'origine, dans le traité de 1957 et les textes adoptés pour son application, seuls les travailleurs bénéficiaient de la liberté de circuler. Trente ans plus tard, l'Acte unique européen consacre le principe de libre circulation des personnes et plusieurs directives mettent partiellement en œuvre le principe. Le traité sur l'Union européenne, signé à Maastricht le 7 février 1992, vient de reconnaître la « citoyenneté de l'Union » à toutes les personnes ayant la nationalité d'un Etat membre. Les citoyens de l'Union ont le droit de circuler et de séjourner sur tout le territoire de la communauté... « sous réserve des limitations et conditions prévues par le présent traité et par les dispositions prises pour son application. »

Concrètement, l'exclusion des plus pauvres n'est pas abolie et le traité sur l'Union institue deux catégories de citoyens : les citoyens à part entière et ceux qui auront le nom de citoyens sans en avoir les droits.

Toute réflexion sur le libre choix du domicile et la libre circulation dans la Communauté amène ainsi à s'interroger sur la place des plus pauvres dans la construction de l'Europe et sur l'articulation entre reconnaissance des droits et garantie des droits. Si les textes proclamant le droit de libre circulation sont rédigés en termes très généraux, les textes garantissant ce droit excluent les pauvres. C'est donc au stade de la garantie du droit qu'un combat doit être mené afin de permettre à TOUS les ressortissants communautaires de bénéficier de la libre circulation et de participer à la réalisation de l'Europe communautaire.

Avant d'examiner la nécessité d'une garantie du libre choix du domicile, nous présenterons la situation actuelle, l'accès au libre choix du domicile refusé aux plus pauvres.

L'accès au libre choix du domicile refusé aux plus pauvres

La réalité de ce refus est indéniable bien qu'il soit contraire aux droits de l'homme

La constatation du refus

Avant 1990, le bénéfice de la libre circulation était réservé aux travailleurs, salariés ou non, ainsi qu'aux membres de leur famille proche.

L'état du droit était extrêmement révélateur de la conception générale qu'ont les Etats de la Communauté. Communauté économique, elle devait faciliter la croissance de l'économie, et notamment assurer le déplacement de la main-d'œuvre. Dans cette optique, l'archétype du travailleur travaille à plein temps et ne se déplace guère plus d'une fois au cours de sa vie professionnelle. La Cour de justice des Communautés reprit à son compte cette vision traditionnelle. Dans plusieurs arrêts où elle eut à définir la qualité de travailleur, la Cour décida qu’un travailleur au sens communautaire devait poursuivre une « activité réelle et effective »1, quand bien même cette activité ne lui procurait pas l'équivalent de revenu minimum dans l'Etat d'accueil. Il est possible de compléter son revenu par des ressources tirées de la propriété ou de l'assistance publique. Le travail à temps partiel est inclus dans la définition2. Le critère déterminant réside dans la nature du travail. La Cour a expliqué qu'une activité poursuivie « à une si petite échelle qu'elle doit être regardée comme purement marginale ou auxiliaire » n'est pas un travail. Les activités qui constituent « seulement des moyens de réintégration ou de réinsertion » ne confèrent pas la qualité de travailleur. La Cour en a jugé ainsi à propos du travail dans une entreprise créée pour les personnes incapables de travailler dans les conditions habituelles (drogués, handicapés)3. On peut se demander si les activités à la marge du marché du travail, la ferraille, certaines activités de réinsertion des titulaires du revenu minimum d'insertion, par exemple, entreraient dans la définition restrictive de la Cour de justice.

Quant aux chômeurs, ils sont protégés pendant douze mois, s'ils se trouvent au chômage dans l'Etat d'accueil sans l'avoir voulu, d'après une directive communautaire. Les personnes qui souhaitent se déplacer d'un Etat à l'autre pour chercher du travail se sont vues récemment reconnaître ce droit par la Cour de justice. Elles peuvent toutefois être expulsées au terme d'un « délai raisonnable » à moins de prouver qu'elles poursuivent leur recherche et qu'elles ont « des chances véritables d'être embauchées. »4

En 1990, trois directives ont été adoptées, qui sont censées « généraliser » le droit de séjour dans tout Etat membre de la Communauté. Elles sont applicables au 30 juin 1992.5 La première directive accorde le droit de séjour aux étudiants, la seconde aux retraités et la troisième aux personnes qui ne sont pas couvertes par un autre texte. On aurait pu croire que les personnes les plus pauvres bénéficieraient enfin de la libre circulation. Il n'est est rien. Sauf pour les étudiants, les directives exigent que les personnes voulant se déplacer dans la Communauté prouvent qu'elles sont inscrites à la sécurité sociale dans l'Etat d'origine et qu'elles disposent de « ressources suffisantes pour éviter qu'(elles) ne deviennent (...) une charge pour l'assistance sociale de l'Etat membre d'accueil. » Les ressources sont considérées comme suffisantes si elles excèdent le plancher de l'assistance sociale de l'Etat d'accueil (par exemple le montant du revenu minimum d'insertion en France ou de l'income support au Royaume-Uni) ou à défaut le montant de la pension minimale de sécurité sociale. Les Etats craignent visiblement que les personnes pauvres se ruent vers les Etats où la sécurité sociale est généreuse. Ils consentent à laisser entrer les étudiants, qui sont vus comme de futurs travailleurs, mais se méfient des personnes qui risqueraient de tomber à leur charge sans rien leur rapporter économiquement parlant. La logique économique qui prévalait aux origines de la Communauté domine toujours et conduit à interdire aux plus pauvres des ressortissants communautaires l'accès à un droit fondamental.

Un refus contraire aux droits fondamentaux

La Cour de justice a depuis longtemps reconnu que les droits fondamentaux, issus des traditions constitutionnelles communes aux Etats membres ou de textes internationaux, s'imposent aux institutions de la Communauté6 ainsi qu'aux Etats quand ils appliquent le droit communautaire.7

La libre circulation des personnes est-elle un droit fondamental en ce sens ? Il semble bien que oui.

Les constitutions de la plupart des Etats reconnaissent la liberté de circuler.

De nombreux traités internationaux aussi, en particulier la convention européenne des droits de l'homme (quatrième protocole.) La charte sociale européenne, également adoptée sous l'égide du Conseil de l'Europe, enjoint les signataires à ne pas diminuer les droits sociaux ou politiques des bénéficiaires de l'assistance sociale. La liberté de circuler est traditionnellement classée parmi les droits politiques. Elle ne devrait pas être refusée aux personnes qui doivent recourir à l'assistance.

Ceci dit, la Cour de justice n'a jamais à ce jour mentionné la charte sociale européenne dans une décision. Il lui est difficile de le faire parce que trois Etats n'ont pas ratifié la charte et que les Etats peuvent choisir les dispositions qui les lieront. Les principes affirmés par la charte ont une valeur obligatoire très variable.

La charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs, adoptée en décembre 1990 par les Etats membres sauf le Royaume-Uni, proclame la liberté de circulation de « tout citoyen des Communautés européennes. » Le programme d'application de la charte élaboré par la Commission est beaucoup moins large. Il ne concerne pratiquement que les travailleurs, comme le titre même de la charte l'y invitait. La charte et le programme de la Commission fournissent une illustration supplémentaire de l'importance de la garantie des droits.

La nécessité d'une garantie du libre choix du domicile

Deux types de garanties paraissent indispensables et complémentaires. Le libre choix du domicile doit être garanti matériellement, au moyen d'une garantie de ressources, étant entendu que la garantie de ressources ne doit pas faire oublier la nécessité d'une reconnaissance plus large de la qualité de travailleur. Le libre choix du domicile doit être garanti en quelque sorte moralement par la reconnaissance des plus pauvres comme des personnes dans la Communauté.

La garantie de ressources

A l'heure actuelle, huit des douze Etats membres ont institué une forme de revenu minimum. Le revenu minimum n'existe pas en Grèce, en Espagne, au Portugal et en Italie. De toute façon, le revenu minimum n'est pas forcément « exportable », c'est-à-dire que le versement cesse quand le bénéficiaire quitte le pays. D'après le règlement communautaire sur la sécurité sociale, seules les prestations de sécurité sociale peuvent être transférées d'un Etat à l'autre, pas les prestations d'assistance sociale. Les règles nationales vont dans le même sens. Le revenu minium d'insertion français et l'income support britannique, par exemple, ne sont pas exportables. Cela signifie d'une part que les bénéficiaires d'un revenu minimum sont fixés dans leur pays, voire dans la commune responsable de leur dossier, alors que les autres citoyens peuvent changer de résidence ou de domicile comme bon leur semble. Cela signifie d'autre part que les bénéficiaires d'un revenu minimum ne peuvent pas aller s'installer dans un autre Etat, faute des « ressources suffisantes » requises. Ils sont contraints de laisser leurs ressources derrière eux, et par là-même ne remplissent pas les conditions de la libre circulation.

Un revenu minimum « communautaire » pourrait améliorer la situation des personnes les plus pauvres. Cette idée a été envisagée par le Conseil des Communautés dans son premier programme de lutte contre la pauvreté en 1974. Elle a été reprise par la Commission et par le Parlement européen. En l'état actuel du projet de la Commission, le revenu minimum « communautaire » serait communautaire dans son principe et national dans son application. Un texte communautaire obligerait les Etats membres à prévoir un revenu minimum. Les Etats détermineraient les modalités de ce revenu. Pour qu'un revenu minimum communautaire permette réellement aux personnes les plus pauvres de bénéficier de la liberté de circuler, le texte communautaire devrait prévoir des règles minimales : un montant déterminé, qui serait considéré comme suffisant par tous les Etats, et le droit de recevoir ce revenu dans un autre pays. Si le texte communautaire ne prévoyait pas ces règles, il y a peu de chances pour que la situation des plus pauvres, laissée à la discrétion des Etats, change véritablement. L'impulsion communautaire est indispensable pour que les Etats concilient les impératifs économiques, dont la réalité n'est pas contestable, avec l'ouverture de la Communauté à tous les citoyens. Celle-ci suppose, par de-là la garantie de ressources, une volonté commune de faire entrer le Quart Monde dans la citoyenneté.

La garantie par la reconnaissance des plus pauvres comme des personnes dans la Communauté

Le revenu minimum communautaire ne contribuera à la libre circulation des plus pauvres que s'il est explicitement conçu comme tel. Ceci suppose de les reconnaître comme des personnes intéressées à l'Europe, non comme des assistés. Cela entraîne des interrogations sur le sens du revenu minimum, d'une part, et sur le partage des responsabilités dans la Communauté, d'autre part.

- Le sens du revenu minimum varie du tout au tout selon que les pouvoirs publics et les citoyens y voient un moyen d'assurer la survie des plus pauvres et le contrôle de la société sur des gens dont elle se méfie ou, à l'opposé, un instrument de l'accès au droit pour les plus pauvres.

Dans la première hypothèse, le revenu minimum rejoint les prestations d'assistance sociale les plus classiques. Dans la seconde hypothèse, le revenu minimum est un élément d'un ensemble de mesures visant à permettre aux plus pauvres d'accéder à leurs droits et d'assumer leurs devoirs de citoyens. Le revenu minimum d'insertion français constitue un premier pas dans cette voie. Son obtention ouvre droit à la protection sociale. Plus fondamentalement, le contrat d'insertion résulte en théorie d'une discussion entre partenaires. Les plus pauvres ne sont plus considérés comme incapables de prendre des engagements. Au niveau communautaire, seule la compréhension de la garantie de ressources dans toute sa dimension permettrait qu'enfin les plus pauvres soient considérés comme des personnes intéressées par la construction de l'Europe. N'est-il pas révélateur que pour l'instant les textes communautaires parlent de libre circulation des personnes et refusent son bénéfice aux plus démunies d'entre elles.

- La création d'un revenu minimum « communautaire » entraînerait également un nouveau partage des responsabilités entre les Etats et la Communauté.

Actuellement, la lutte contre la pauvreté relève exclusivement des Etats. Les programmes communautaires de lutte contre la pauvreté se bornent à prévoir un financement partiel des actions nationales par la Communauté, la transmission des informations sur les actions entreprises et l'évaluation de ces actions.

Si un revenu minimum communautaire voyait le jour, il imposerait aux Etats une obligation communautaire. Les Etats devraient verser un certain montant d'argent en raison d'une décision prise à un niveau supérieur. Certes, les Etats auraient participé à la décision au sein du Conseil, mais tant les règles de majorité que la nécessité de faire des concessions aboutissent souvent à imposer aux Etats des règles communautaires dont ils ne veulent pas.

Le revenu minimum d'insertion donne lieu à une situation similaire. Le parlement a voté une loi créant le revenu minimum d'insertion, et les communes doivent organiser l'insertion. A la différence du revenu communautaire toutefois, le financement est à la charge de l'autorité qui a pris la décision, l'Etat. Il est fort improbable, en l'état actuel du budget communautaire, que le financement du revenu communautaire soit assuré par la Communauté. Le partage des responsabilités entre l'Etat et les communes en France entraîne le rejet des plus pauvres de certaines communes. Des municipalités refusent que des bénéficiaires potentiels du revenu minimum d'insertion s'installent dans la commune car elles craignent de devoir faire des efforts pour l'insertion et de devoir accueillir définitivement des personnes qu'elles jugent peu recommandables. Cette attitude illustre a contrario l'idée que le revenu minimum puisse être un levier vers une acceptation des plus pauvres parmi les citoyens.

Quelle leçon en tirer pour la Communauté ? La création d'un revenu minimum communautaire risque d'entraîner un décalage entre l'ouverture d'un droit, susceptible de faire boule de neige, par la Communauté et le refus éventuel des Etats de prévoir des modalités de garantie du droit pour ne pas augmenter leur charge financière ni changer leur regard sur les plus pauvres. Pour éviter cela, il faudra qu'au moment où la décision communautaire sera prise, l'ambition du revenu minimum soit clairement précisée, et les modalités d'application prévues en conséquence.

1 CJCE 23-3-82 Levin, Recueil des arrêts de la Cour de justice des Communautés européennes (ci-après Rec.) 1982, p. 1035.

2 CJCE 3-6-86 Kempf, Rec. 1986, p. 1742.

3 CJCE 31-5-89 Bettray, Rec. 1989, p. 1621.

4 CJCE 26-2-91 Antonissen Rec. 1991 p. 745.

5 Directives du 28-6-90, JO des Communautés, L. 180, 13-7-90.

6 CJCE 14-5-74, Nold, Rec. 1974 p. 491.

7 CJCE 30-9-87, Demirel, Rec. 1987 p. 3719.

1 CJCE 23-3-82 Levin, Recueil des arrêts de la Cour de justice des Communautés européennes (ci-après Rec.) 1982, p. 1035.

2 CJCE 3-6-86 Kempf, Rec. 1986, p. 1742.

3 CJCE 31-5-89 Bettray, Rec. 1989, p. 1621.

4 CJCE 26-2-91 Antonissen Rec. 1991 p. 745.

5 Directives du 28-6-90, JO des Communautés, L. 180, 13-7-90.

6 CJCE 14-5-74, Nold, Rec. 1974 p. 491.

7 CJCE 30-9-87, Demirel, Rec. 1987 p. 3719.

Catherine Haguenau

Catherine Haguenau, née en 1967, a fait des études de droit en France et en Angleterre (DEA de droit communautaire et LLM European Legal Studies.) Assistante en droit public à l'Université d'Orléans, elle prépare une thèse sur l'application du droit communautaire en France, en Allemagne et au Royaume-Uni. Elle a participé aux Universités populaires en Ile-de-France de 1988 à 1990, et fait partie du secrétariat juridique du Mouvement ATD Quart Monde (France)

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