Apprendre à penser avec les familles les plus défavorisées

Françoise Ferrand-Vanderelst

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Françoise Ferrand-Vanderelst, « Apprendre à penser avec les familles les plus défavorisées », Revue Quart Monde [En ligne], 140 | 1991/3, mis en ligne le 23 mars 2021, consulté le 04 novembre 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3709

Les premiers concernés par la connaissance de la grande pauvreté sont ceux qui vivent cette réalité. Ils ne demandent pas seulement à pouvoir en témoigner, mais à pouvoir la penser avec d'autres.

Les personnes des familles les plus défavorisées ont une pensée. Cette reconnaissance est au cœur de la lutte contre l'exclusion. Penser avec elles signifie les associer, avoir besoin de leur réflexion.

Quand nous sommes arrivées à Lille comme volontaires, Brigitte Seinnave et moi-même, il y a vingt ans, dans le quartier de Moulins-Lille, très vite nous sommes entrées en contact avec les jeunes de ce quartier - des jeunes qui étaient très présents. Nous avons fait beaucoup d'activités avec eux, nous avons passé beaucoup de temps. Nous habitions au fond d'une courée, et tous les soirs, ils venaient chez nous.

Un jour, une fille que nous voyions rarement est arrivée. Jacqueline, 18 ans. Elle m'invitait à venir boire un verre au café avec elle. Il y avait beaucoup de cafés dans ce quartier populaire, et c'était souvent un sujet de discussion avec les jeunes qui y passaient de longues heures. J'ai refusé. Elle m'a dit : « Si tu es seulement venue ici pour faire des activités avec nous, tu peux dégager ! »

Ce jour-là a été un déclic. Il est sûr que la rencontre avec Jacqueline m'a fait comprendre quelque chose de fondamental dans la relation avec les très pauvres. Non seulement elle avait une réflexion, un avis sur elle-même, mais elle avait une pensée sur moi, sur ce que nous devions être dans ce quartier. Cela m'intéressait vraiment.

Je pourrais parler très longtemps de Jacqueline. Une partie de notre histoire commune est écrite dans le livre « T'es jeune ou quoi ? »

Ce qui est important pour moi, et qui renverse toutes les valeurs apprises et transmises par la société, c'est d'avoir fait l'expérience de l'intelligence. Cette expérience, que des jeunes, des adultes qui ne sont pas passés par les écoles, par l'enseignement supérieur, sont intéressants, capables de penser avec vous.

A cause de Jacqueline, j'ai cru à cette intelligence des pauvres, et depuis vingt ans, c'est ce qui me passionne. Cet homme qui mendie dans la rue, n'est pas seulement un homme qui fait le geste de mendier. Il se voit en train de mendier, et il nous voit passer à côté de lui. Il a une pensée par rapport à cela.

Une des plus grandes injustices dont nous sommes témoins, ce sont les dégâts causés par la misère - la misère qui casse les intelligences des enfants, des jeunes, des adultes, au point d'atteindre leur psychisme.

Nous avons en tête des personnes, des visages défigurés par les conditions et les années de misère, et le titre de cet article ne semble pas s'adresser à eux.

Apprendre à penser avec M et Mme Sagneault, couple vivant dans une vieille caravane sur une aire de voyageurs, couple martyrisé sur ce terrain, ça veut dire quoi ?

En permanence, M. Sagneault nous dit : « Il faut être respecté, et être la main dans la main. » M. et Mme Sagneault ne nous confrontent certes pas dans une discussion comme peut le faire Jacqueline ; non seulement ils décrivent ce qu'ils vivent sur ce terrain en permanence, mais ils nous donnent une clef sur ce qu'il faudrait faire pour que leur vie change : il faut être la main dans la main, avec les gens de ce terrain, mais on ne peut le faire seuls.

Le 7 juin dernier, au Comité économique et social européen, à Bruxelles, s'est tenue la deuxième Université populaire Quart Monde sur le thème du partenariat des plus pauvres dans la construction européenne. Des délégués européens du Quart Monde ont dialogué avec des fonctionnaires, des membres du Comité, des parlementaires, des personnalités. Au cours de cette session, plusieurs responsables européens encourageaient les militants du Quart Monde en ces termes : « Continuez à nous apporter vos témoignages, c'est de cela que nous avons besoin. »

Mais les populations du Quart Monde ne demandent pas simplement d'exprimer leur vécu. Ces personnes ont une pensée sur leur vie, sur le monde, mais cette pensée dérange, et pour cette raison, on ne l'écouta pas, on ne la sollicite pas.

La pensée des très pauvres, leur parole va trop loin, elle est souvent trop directe. Elle nous engagerait trop.

Par exemple, au cours de ce dialogue à l'Université populaire Quart Monde au CES européen, une déléguée du Quart Monde des Pays-Bas interrompt le débat en cours, et reprend d'une façon claire et précise la question qui est centrale, évoquée dans l'introduction de la journée, mais non reprise au cours du dialogue : « Alors est-ce que le Quart Monde pourra avoir un siège au CES ? »

Dans une mairie du Val-d'Oise, le Maire accepte qu'une mère de famille vienne parler de son logement très dégradé, mais quand un autre militant Quart Monde parle au cours de ce rendez-vous du respect de la dignité humaine, le Maire se lève, et fait sortir la délégation...

On accepte que les pauvres parlent de leur vécu. On n'accepte pas qu'ils en tirent une pensée. Est-ce donc réservé à d'autres ?

Au sein des Universités populaires, nous essayons de permettre aux familles d'acquérir une certaine rigueur dans l'expression, pour que cette pensée soit compréhensible, transmissible, et qu'elle puisse s'enrichir au contact des autres. La base de l'Université populaire est un profond respect.

Notre relation avec les très pauvres est souvent une relation affective, au niveau des sentiments, du cœur, ou parfois une relation de contrôle, ou de conseils, de morale. Nous avons du mal à situer la relation au niveau de la réflexion. Pour cela, il faut en avoir fait l'expérience, par une encontre en face à face.

Par exemple une famille de cinq enfants vit dans un trois pièces sans salle de bains, à Paris. Sur un des murs , le père de famille a écrit :

« Vous qui entrez ici, je sais ce que vous pensez. Vous vous dites : qu'est-ce que c'est ce père de famille qui se permet d'avoir cinq enfants et qui les fait vivre dans ce taudis ? Ce n'est pas la peine de me juger, je me juge assez moi-même. » Cet exemple le montre, les familles défavorisées sont conscientes. Elles ne sont ni aveugles, ni sourdes à tous les reproches qui leur sont faits. Elles nous demandent d'essayer de comprendre pourquoi elles en sont arrivées là. Et surtout, elles nous demandent de les rejoindre, de les aider à mettre en œuvre, à mettre en action, tout ce qu'elles entrevoient comme pistes de changement.

Apprendre à penser avec les personnes très pauvres, c'est mettre notre propre intelligence au service de leurs aspirations. C'est, avec M. et Mme Sagneault, mettre en œuvre sur le terrain où ils sont, leur aspiration à vivre en paix et à être main dans la main.

Nous pouvons reprendre ici comment un militant du Quart Monde exprime ce partenariat très concrètement, au sein des Universités populaires.

Dans les Universités populaires Quart Monde, lieux d'apprentissage de la prise de parole, se retrouvent à la fois des familles de la misère et des citoyens de tous bords. Sur un thème d'année, les participants travaillent à partir de leur propre expérience et bâtissent une pensée commune.

M. Givart, de Belgique, nous dit ceci :

« La question qu'il faudrait quand même se poser, c'est : qu'est-ce qu'ils viennent faire là, les riches ? Il faut qu'ils parlent, qu'ils ne parlent pas de nous, les pauvres, il faudrait qu'ils parlent de leur richesse.

J'en vois qui sont riches, et qui ne parlent qu'aux riches. Et c'est ça la plus vilaine chose qui me dégoûte.

Si tu as un riche qui est instruit, mais qui ne veut jamais rien dire, il n'a pas sa place avec nous. Tu peux avoir un très pauvre comme homme d'intelligence. Ce n'est pas celui qui est riche qui sait tout faire. Ce n'est pas une grande personnalité qui a toute la vérité.

Quelqu'un qui est sincère avec le Quart Monde, ce n'est pas quelqu'un qui ne fait que parler par la douceur. C'est quelqu'un, pour moi, qui met de la hargne, qui a de la colère dans son parler pour bien montrer qu'il comptait avec le pauvre.

Si les riches ne veulent pas parler avec nous, je me demande s'ils ne viennent pas pour en tirer des profits pour eux-mêmes d'entendre parler les pauvres, faire un livre par exemple, encore sur le dos des pauvres. »

En fait, cet homme nous redit ce que disait Jacqueline à Lille, il y a vingt ans : je n'ai pas seulement besoin de faire des activités avec toi, ni même de parler, et que toi tu m'écoutes. J'ai besoin qu'on réfléchisse ensemble, toi avec ce que tu es, moi avec ce que je suis, pour bâtir des projets communs, une vie commune - la communauté des hommes dont nul ne serait exclu. Et cet apprentissage de penser ensemble passe par l'affrontement, l'affrontement de idées. Et de cela, nous ne devons pas avoir peur.

La parole des pauvres dérange vraiment, et nous oblige sans cesse à inventer, et oser ce partenariat.

Il faut certainement du temps pour arriver à une identité commune « d'êtres humains » tout simplement. Mais, il n'est pas certain qu'il ne s'agisse que d'une question de temps. C'est un regard posé sur l'autre quel qu'il soit, un être global avec un corps, un cœur et une intelligence. Et ce n'est pas non plus une question de devoir. C'est une aventure que nous est proposée là : nous laisser surprendre, étonner par la pertinence, l'humour, l'intelligence, la lucidité des gens du Quart Monde.

C'est un pacte que nous scellons ensemble. Un pacte qui nous fait chercher en permanence des moyens, non seulement pour que les pauvres s'expriment, mais pour qu'ils puissent se confronter à d'autres, qu'ils puissent exercer leur intelligence, et que leur présence et leur participation nous deviennent non seulement nécessaires, mais indispensables. Les conditions qu'ils vivent nous deviennent alors insupportables parce que nous nous reconnaissons en eux.

De cette pensée commune naît un engagement pour un changement.

Françoise Ferrand-Vanderelst

Françoise Ferrand-Vanderelst, née en 1945, professeur d'Education physique et sportive, enseigne pendant quatre ans en secteur extra-scolaire. En 1971, elle rejoint le volontariat du Mouvement ATD Quart Monde. Engagée pendant quinze ans avec les jeunes, elle a ensuite animé les universités populaires du Quart Monde et s'est fait embaucher dans le secteur nettoyage.

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