Même en 1990, la misère existe. Elle est là, à notre porte et on ne la voit qu’avec les « yeux du cœur », dirait le Petit Prince. Elle se cache dans les petits faits de tous les jours. Par mon travail, chaque semaine j’approche cinq familles en difficulté. Entre 8 et 12h, 14 et 18h, je les surprends dans leur vie de tous les jours. Et pendant un mois, six mois, un an ou deux, nous cheminons ensemble. Elles ont des habitudes que je ne peux pas bousculer, mais nous bavardons beaucoup. Sans poser de questions : il faut que l’amitié, la confiance, la connaissance soient établies réciproquement, sinon elles me cacheront le plus possible la réalité, ce qui est leur droit. Il faut attendre. Je reste prudente : une parole peut tout remettre en question.
Deviner la souffrance
J’ai passé dernièrement une matinée à faire des démarches avec une mère de famille pour obtenir une aide financière de la DASS. Depuis huit jours, il n’y avait plus un sou dans la maison. J’ai eu honte avec elle d’aller de bureau en bureau, d’attendre… Puis nous avons obtenu un peu d’argent et nous sommes vites allées au supermarché pour acheter l’indispensable : le pain, le lait, des œufs, des pâtes. Timidement, elle m’a demandé de prendre une bouteille de vin – pas chère – pour que son mari soit content. Moi, fatiguée, et pensant que l’argent était donné pour les enfants, je lui ai répondu : « Pas question ! » Par la suite, j’ai appris que le mari avait cru que je le prenais pour un alcoolique, sa colère est tombée sur sa femme. Je n’ai pas compris son comportement. Deux mois plus tard, il m’a raconté sa jeunesse et la vie de son père alcoolique. Là, j’ai compris.
J’ai compris que le poids du passé pèse lourdement sur leurs épaules. C’est long d’attendre qu’ils racontent d’eux-mêmes des bribes de leur enfance, de leur famille, de leurs parents. Pourtant il faut attendre, il faut que j’accepte de ne comprendre que plus tard pourquoi ils en sont là, forgés dans des années de souffrance, de mauvaise santé (à cause des logements insalubres et d’une alimentation déficiente), d’insécurité, de peur de la mise sous tutelle ou du placement de leurs enfants ou de ceux des voisins.
J’ai un peu compris leurs réticences, leurs angoisses, leurs peurs devant les autres, les démarches diverses, le langage différent, les nombreux papiers avec des mots compliqués que parfois je ne comprends pas moi non plus.
Alors en faisant le ménage avec la mère, je reste prudente.
Il faut deviner plutôt que questionner. Deviner la fatigue, l’épuisement de la maman, les nuits blanches, les démarches folles pour trouver du travail, de l’argent, des écoles…
Comprendre le mutisme, la gêne du mari d’être là, sans travail, traînant, mal dans sa peau.
Supposer la faim. Si les allocations familiales arrivent en retard, c’est un souci pour les parents de manger en faisant des dettes. Il n’y a pas de vaisselle à laver, le frigidaire est branché mais vide, les armoires sont faciles à ranger, il n’y a pas de restes. « Les enfants ont déjeuné », me dit-on, le matin quand j’arrive. Mais où sont les bols et les miettes de pain ? Quelle casserole a servi ?
Apprendre à quoi la misère les réduit
Il leur faut aussi supporter les coupures de courant. Aujourd’hui, je ne peux pas faire le repassage. Pour sauver la face, ils on encore le courage de dire à l’assistante sociale : « Cela change, c’est romantique les repas à la chandelle. » Mais après son départ coulent des larmes de rage. Les coupures de courant, c’est aussi la peur du feu : les enfants aiment jouer avec les bougies, il leur arrive de brûler des papiers importants, ils vont sans cesse aux toilettes pour le plaisir de promener la bougie allumée ou ils se font peur. C’est aussi la honte. Il faut chercher ses affaires dans le noir et être vu des voisins. Mais je découvre les solutions qu’ils trouvent entre eux : prendre les enfants des voisins pour qu’ils regardent la télévision, tricher avec les branchements électriques
La lessive fait quelquefois problème. Par exemple, la machine est en panne, le réparateur est long à venir, car on n’a pas fini de payer la réparation précédente ; je frotte à la main, à genoux devant la baignoire. Là, avec la maman, nous avons parfois de bons fous rires, et cela fait du bien.
Une autre famille de cinq enfants avait économisé 1 500 F pour acheter une machine à laver en solde qui avait été retenue avec100 F d’arrhes. Le lendemain, quatre enfants sont tombés malades, on a appelé SOS médecin (car le médecin habituel n’avait pas pu être payé) : 280 F pour le docteur, 435 F pour la pharmacie, payés tout de suite car les enfants passent avant tout. Mais la Sécurité sociale, pour se rembourser une dette, garde le remboursement à toucher par la famille. Il a fallu, la rage au cœur, décommander la machine et perdre les arrhes. Et depuis, on refrotte à la main… la maman en a les mains rugueuses, sèches.
Le passage du facteur est toujours stressant : espoir d’argent, de bons papiers. Voir l’enveloppe suffit pour comprendre : « Celui-ci est un bon papier, celui-là est mauvais. » Si la confiance n’est pas établie avec moi, ils cachent les lettres sans les ouvrir. Si la confiance est là, ils me les font lire et les voisins arrivent pour me faire lire les leurs. D’un côté, je préfère qu’ils lisent eux-mêmes, s’ils savent lire, et je prends l’air très occupé. D’un autre côté, je dois être toute écoute en les regardant pour qu’ils se sachent importants à mes yeux.
Je découvre ce que c’est de faire les démarches à pied ou en autobus ; de devoir repérer les lieux quand on ne sait pas ; de s’expliquer sans cesse ; d’être renvoyé de bureau en bureau ; d’attendre, toujours attendre, partout ; de ne pas être considéré. Un jour, avec une mère, nous étions en retard à un rendez-vous important, nous nous sommes fait attraper tellement toutes les deux que nous n’avons pas pu ouvrir la bouche.
Dans la durée, des situations plus lancinantes apparaissent : la honte des dettes et le chômage, qui détruisent les familles, les démarches, les saisies. Je verrai les meubles disparaître comme ils sont venus. On m’expliquera plus tard, en sachant bien que j’ai compris, que les meubles ont été mis chez les voisins à l’abri de la saisie. Je retrouverai cette immense solidarité lorsqu’ils hébergent ou reçoivent quelqu’un à manger chez eux, sans poser de questions et parfois longtemps.
Cette connaissance modifie nos comportements
Dans une famille, la mère apprend à lire en utilisant tout ce qui nous tombe sous la main : une recette de cuisine prêtée, une grille de mots croisés. L’homme cherche un emploi dans les annonces des journaux. Souvent ils commencent par me demander de lire. Je dois lire et recopier en gros sur un papier l’adresse de l’embauche. Puis petit à petit, en ayant l’air très occupée par une vaisselle, je leur demande de me lire les grosses lettres ou les accidents du jour.
Dans une autre famille, j’ai hésité plus de six mois sur le comportement à avoir : une vitre était cassée dans une chambre où dormait une jeune de seize ans, enceinte, enfuie de chez elle et accueillie dans cette famille. Elle ne s’est jamais plainte du froid et a bourré la fenêtre avec du carton et du plastique. Que faire ? J’ai souvent asticoté le père de famille pour qu’il fasse la réparation. Il me disait qu’il allait le faire, mais ne passait pas à l’acte. (Peut-être ne savait-il pas comment faire ?). J’avais entendu lors d’une réunion du Quart Monde que quelqu’un pouvait aider pour ce genre de travaux. Mais si je fais entrer un homme derrière le dos du mari, il risque d’en être humilié et d’en vouloir à sa femme, de l’interroger, de la surveiller, peut-être de la battre et je risque d’être mise à la porte. Comment faire ? J’ai ruminé longtemps, hésitant à faire moi-même la réparation. Pour finir, j’ai pris les dimensions de la vitre avec le père, nous avons été à l’usine pour l’acheter moins cher. Au retour, je me suis absorbée dans un repassage, laissant le père faire le travail seul, mais prête à l’aider au moment important de la pose. Il a réussi. Alors, la femme a repris confiance en lui et s’est mise à nettoyer sa maison de fond en comble. Lui est allé aider un voisin à remplacer un carreau cassé. Cela a fait boule de neige.
Trouver de nouveaux partenaires
Pour nous, travailleuses familiales, c’est épuisant d’être dans cesse confrontées à la misère, à l’angoisse, à la peur, à la faim, au manque d’argent. Avec mes collègues, travailleurs sociaux, nous essayons d’insister sur la compréhension des familles et nous n’acceptons pas certains jugements comme : « C’est une classe poubelle » ou « C’est une imbécile heureuse. » Par exemple, je suis allée rencontrer plusieurs fois la maîtresse de Marie-Laure qui a raté son démarrage au cours préparatoire, car il lui manquait quelqu’un qui l’aime et l’aurait aidée à revoir le soir la leçon du jour.
Malheureusement, la maîtresse ne voyait pas comment faire confiance à la famille. Il est difficile d’aller plus loin.
C’est stupéfiant de rencontre aux quatre coins de Roubaix, où j’ai vécu pendant huit ans, et maintenant à Bordeaux où je vis depuis trois ans, les mêmes signes de misère et d’énergie pour vivre au jour le jour, pour s’en sortir, pour redémarrer chaque matin. Avec tous les membres du Mouvement ATD Quart Monde, je recherche la compréhension de leur passé, l’explication de leur misère pour ne pas les blesser encore plus. Je ne peux pas affirmer d’espérance tant qu’une famille à côté de moi sera tremblante de mon manque d’écoute pour elle.