Quand un bébé naît, une aventure commence. Ses parents étaient fils et fille, par lui ils deviennent père et mère. Mais au moment où naît un enfant, où naît une famille, tout le monde est un peu fragile et cela est vrai à chaque naissance. Les parents souhaitent partager leurs questions, demander conseil et ils écrivent souvent à notre journal.
Un dialogue personnel s’installe parfois avec certaines familles, elles nous envoient des photos, nous racontent régulièrement ce qui se passe avec l’enfant.
Les thèmes abordés dans le courrier que nous recevons sont multiples, je n’aborderai ici que celui des « parents partenaires de l’avenir de leurs enfants. » Il en ressort que les parents se sentent d’abord partenaires du présent de leur enfant quand il est tout petit, au moment où les relations se créent et où l’avenir se dessine.
En filigrane de tout ce courrier, on aperçoit des changements. Des changements, il y en a toujours, il y en aura toujours, mais je crois qu’actuellement les changements s’accélèrent. Et, comme nous sommes tous à la fois acteurs et spectateurs des changements, dans la famille et dans la société, il nous est difficile de prendre du recul, d’en évaluer et d’apprécier la portée. La famille est poussée par son dynamisme intérieur et fortement ébranlée de l’extérieur. Celles qui auront de jeunes enfants pendant les années 90 seront de plus en plus hétérogènes, par leur composition, leur statut, leur mode de vie, de par les situations sociales, professionnelles, affectives auxquelles elles sont confrontées. Si ce paysage familial mouvant est assez insécurisant pour les jeunes parents, le décor social me semble franchement aride.
La société et ses normes
Dans les années 1960-70, la psychologie de l’enfance a fait énormément de progrès, on se connaît beaucoup mieux, on se passionne pour le développement de l’enfant. Dans l’enthousiasme de ces années-là, la Ligue des Familles a créé le slogan « Pour une société, enfants admis » qui a été repris en Belgique dans tous les discours officiels. Mais quel bilan peut-on en faire aujourd’hui ? Etre père et mère n’est pas devenu plus facile. Les parents qui mettent un enfant au monde sont beaucoup mieux informés que ne l’étaient leurs parents, mais il semble que jamais ils n’ont eu autant de contraintes les empêchant de mettre leur savoir à profit. Les parents qui nous écrivent sont des parents sous pression qui rêvent d’harmonie. Ils savent que leur bébé est une personne, ils l’ont lu, ils l’ont vu à la télévision. Mais plus conscients de leu responsabilité, de leur rôle, ils ont la hantise d’être de bons parents. Une mère écrit ce que beaucoup pensent : « Mon bébé est merveilleux, j’ai peur de l’abîmer. » Ils prennent parfois à la lettre que « tout se joue avant six ans », quand ce n’est pas avant trois ans ou avant trois mois ! Alors, si le bébé pleure et qu’il est inconsolable, s’il ne mange pas bien, si à la crèche on leur dit qu’il ne s’adapte pas bien, immédiatement, la culpabilité guette. Le regard des autres amplifie encore cette culpabilité : « Comment, il n’est pas encore propre, mais enfin, à son âge ! » ou bien : « Et tu le laisses faire des colères ? »
Les parents sont tiraillés entre leur désir d’inventer leur projet familial, de chercher leurs propres solutions quand il y a des difficultés – ce à quoi le Journal les invite – de se faire confiance parce qu’ils sentent bien qu’ils connaissent leur enfant mieux que tous ceux qui leur donnent des conseils, et leur demande d’une norme qui rassure. Auparavant, la norme était d’ordre moral, le comportement de l’enfant se jugeait plutôt dans ces termes : « C’est bien » ou « C’est mal. » Ensuite, cette norme est un peu tombée en désuétude, et l’évolution de la psychologie a plutôt donné de nouveaux repères : « C’est normal » ou « Ce n’est pas normal. » Alors les parents demandent : « Est-ce que c’est normal qu’il fasse des colères ? » Maintenant, il faut l’épanouissement, le bonheur immédiat des enfants. On croit se libérer de contraintes, faire des progrès, on change les mots mais on est allé vers une nouvelle contrainte et non vers plus de liberté.
On parle beaucoup des nouveaux pères. Bien sûr, les pères aident et interviennent plus, mais porter dans sa tête l’éducation de l’enfant, c’est encore l’affaire des mères. Une étudiante vient de terminer un mémoire de fin d’études sur l’image du père à travers le courrier que nous recevons au Journal. Elle a relevé les adjectifs employés par les femmes pour dire que leur mari aide beaucoup : « merveilleux », « gentil », « formidable », « exceptionnel. » Comme si c’était encore exceptionnel que le père soit vraiment partie prenante dans la famille ! Les pères sont quand même plus présents, et les couples doivent inventer de nouveaux rôles, un nouveau mode de vie. Et c’est urgent parce qu’il me semble que les mères sont particulièrement vulnérables actuellement. Comment, pour elles, harmoniser vie professionnelle et maternité quand la société, ou plutôt « l’air du temps », leur tient simultanément deux discours franchement contradictoires ? D’un côté, on leur dit : « Votre rôle est merveilleux et irremplaçable auprès de votre enfant, votre responsabilité est magnifique et énorme », et c’est vrai. De l’autre : « Il faut qu’une femme s’épanouisse dans une réussite personnelle, dans une autonomie hors de la famille. » Si « l’air du temps » le leur dit, à l’intérieur d’elles-mêmes les mères vivent ce dilemme. Soumises à des conseils divers, quoi qu’elles fassent, les mères ont l’impression qu’elles ont tort.
Se retrouver dans les autres
En toile de fond de toutes ces lettres se retrouve la solitude : solitude géographique parce que les familles sont éclatées, solitude dans le couple, solitude dans la parole : « Je n’ai personne à qui parler, alors je vous écris… »
Le Journal me paraît avoir vraiment aidé les parents. Il est lu parce qu’il est truffé de témoignages dans lesquels les parents se retrouvent. Ils les lisent en premier et peuvent dire : « Ouf ! Les autres aussi s’énervent ! Ouf ! Les enfants des autres aussi se disputent ! Ouf ! Les autres aussi en ont parfois assez ! » Si l’on veut faire passer une information concernant la vie affective, il faut d’abord que les gens se sentent reconnus dans ce qu’ils éprouvent, dans leurs sentiments, dans leurs émotions, qu’elles soient positives ou négatives. Le second point, c’est que dans les moments de doute - puisque les parents nous écrivent pour nous poser des questions et nous demander conseil - notre regard positif sur leur enfant les aide beaucoup. Un regard qui valorise leur enfant à leurs yeux et qui leur restitue en retour leur compétence, eux qui ont tellement peur de ne pas être de bons parents.
Le Journal de votre enfant
Le Journal de votre enfant raconte, photos et témoignages à l’appui, dans un langage accessible à tous, le développement d’un petit enfant et comment se crée la relation entre lui et ses parents, les plaisirs qu’elle apporte et la disponibilité qu’elle demande. Son originalité ? L’abonnement pend cours à la naissance de l’enfant et le suit de mois en mois pendant trois ans. L’information arrive au moment où les parents en ont besoin (n°2 : « Bientôt 2 mois » ; n°3 : « Bientôt 3 mois », etc) Tous les numéros sont réédités chaque année.
Un journal qui parle aux parents de leur enfant, à l’âge qu’il a, est assez familier pour devenir un ami de la famille. Assez distant pour qu’on puisse lui écrire presque incognito. Depuis dix ans, le dialogue avec les lecteurs se poursuit, ressourcement permanent.