Accepter de se décentrer

Alain Bruel

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Alain Bruel, « Accepter de se décentrer », Revue Quart Monde [En ligne], 139 | 1991/2, mis en ligne le 01 décembre 1991, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3752

La justice des mineurs, en France, est certainement une institution qui rencontre les familles en grande pauvreté. Mais ces rencontres sont souvent des rendez-vous manqués qui renforcent les malentendus. Le partenariat suppose de faire d’abord un grand travail pour se comprendre. Le juge des enfants peut y contribuer concrètement.

L’assistance éducative est née, en France, en 1958, dans un système de protection sociale et judiciaire fondé sur la bonne conscience des intervenants. Ils considéraient que leur projet était excellent et que si leurs interlocuteurs s’y opposaient, c’était en raison de leurs carences ou de leurs vices personnels. Le fait qu’une action éducative soit par nature bonne n’était pas remis en cause. Il a fallu déchanter. Une évolution des idées s’est opérée à partir des travaux publiés en 1972. Un numéro de la revue Esprit sur le travail social notamment a démonté les mécanismes du contrôle social et a montré que, dans son fonctionnement, des professionnels projetaient les valeurs du milieu dans lequel ils avaient été élevés, et qu’ils avaient été accoutumés à respecter.

Donc, toute une critique du contrôle social a été faite ; nous, les juges pour enfants en avons été culpabilisés. Nous nous sommes sortis de cette prise de conscience en disant que nous remplissions tout de même un rôle utile sur le plan social parce qu’il existe des enfants en danger. Et certains, parmi les familles le plus pauvres, le sont. Il y a donc quelquefois nécessité d’intervenir de manière plus ou moins autoritaire. Le contrôle social étant nécessaire mais pas forcément bon, il faut intervenir autant que nécessaire, mais pas plus. Il nous faut aussi donner aux gens les moyens de se défendre.

Une réflexion s’est donc faite à la juridiction des mineurs et dans le travail social sur les notions de débat « contradictoire » et de « défense », c’est-à-dire celles qui permettent aux gens de discuter, de se faire assister par des avocats, par des juristes. Seulement, nous voyons très vite les limites d’un tel système, car introduire un avocat dans une procédure d’assistance éducative, c’est introduire quelqu’un qui ne connaît pas forcément mieux que le juge les personnes en grande pauvreté qu’il est censé défendre. C’est une modalité essentielle du statut de justiciable en dehors duquel les parents de milieux défavorisés ne sauraient être considérés comme pleinement partenaires de la juridiction des mineurs.

Se comprendre

Il faut d’abord reconnaître que la communication à laquelle nous sommes préparés les tient à l’écart. Que nous soyons psychologues ou assistants sociaux, avocats ou juges, nous parlons tous un même langage pseudo-scientifique auquel nos interlocuteurs des milieux défavorisés n’ont pas accès. Ils peuvent assister à n os débats sans rien y comprendre. Alors comment faire pour sortir de ce cercle vicieux ?

La première idée qui vient à l’esprit, est d’améliorer l’information. Chacun de nous a une responsabilité personnelle à ce niveau pour assurer ce travail d’explication – même de redite – et de compréhension. Il est certain que les services sociaux et les juges pour enfants doivent aussi faire ce travail. J’ai moi-même essayé d’agir dans le sens.

Au lieu d’exiger que mon greffier prenne des notes pendant que j’entendais les gens, je lui demandais d’être présent pour la régularité de la procédure et je rédigeais moi-même le procès-verbal de l’entretien, en impliquant les gens qui étaient dans mon bureau. Une fois l’essentiel de l’entretien passé, je leur disais que je mettais noir sur blanc ce que j’avais perçu et compris d’eux et que j’ajoutais ce que je trouvais important qu’ils sachent. Je leur lisais ce que j’écrivais, de façon à le faire plus lentement. Je leur demandais aussi de m’arrêter si je disais quelque chose ne correspondant pas à ce qu’ils pensaient ou à ce qu'ils avaient voulu me faire comprendre. Alors je me mettais à rédiger un résumé de l’entretien d’une demie à trois-quarts de page. Cette méthode permettait aux gens de m’arrêter en disant : « ça, j’aimerais mieux que vous ne le mettiez pas sur le procès-verbal, parce que je ne sais pas ce qu’il peut en advenir », ou bien : « Là, vous vous êtes trompé, mon fils n’est pas né en 1982, mais en 1983. » Certains m’ont parfois dit : « Mais, monsieur le juge, vous n’avez rien compris. Ce n’est pas cela que je voulais dire. » Ce qui m’amenait à refaire ma copie. Je me souviens aussi d’une situation particulière d’incompréhension : chaque fois que j’essayais de résumer, l’anxiété de la personne et son opposition étaient telles qu’elle déniait toute valeur à ce que je rédigeais. Alors je lui ai proposé de faire elle-même le procès-verbal. Elle n’a pas voulu et il n’y a pas eu de procès-verbal. Cette technique toute simple peut permettre de savoir ce que l’autre a compris des projets que l’on a, de percevoir ce que l’on voulait dire, et si l’on s’est trompé, de rectifier le tir.

Un langage commun

Du fait de la pauvreté, les familles sont ballottées dans une vie quotidienne apparemment incohérente. Les mauvaises conditions de vie quotidienne ne permettent pas aux enfants et aux jeunes de se mettre en état de capitaliser jour après jour des connaissances, des savoir-faire, des savoir-être de base, lesquels auraient pu leur permettre demain de se lancer dans l’apprentissage d’un métier et de s’ouvrir au libre exercice de leur citoyenneté.

La maîtrise du temps est un domaine auquel nous sommes perpétuellement confrontés. Je vais reprendre une partie du dialogue que j’ai eu avec Jérémie, quinze ans, le mardi 12 mars en fin d’après-midi.

Jérémie : Je viens voir s’il y a informatique ce soir.

Moi : Non, c’est le premier et le troisième mardi du mois qu’on fait de l’informatique, donc mardi prochain.

Jérémie : Samedi, il n’y a personne qui est venu ?

Moi : On s’était tous mis d’accord que c’était Francis, Solange et Pauline qui allaient à cette rencontre, on se dira comment ça s’est passé mardi prochain. Et puis, pour la prochaine rencontre à la péniche, M. Bambuck, ministre de la Jeunesse et des Sports, va venir. Il faudra préparer cette rencontre.

Jérémie : Vendredi on va à la péniche ?

Moi : Non, tu sais que c’est le dernier vendredi du mois.

Jérémie : Alors il n’y a pas de réunion le mardi ?

Moi : Ce soir non, mais mardi prochain, oui.

Jérémie : Ah. Mais entre les deux, il n’y a rien alors ?

Moi : Non, pas avant mardi.

Jérémie : Bon, salut.

Que s’est-il passé ? Jérémie est resté bloqué sur une histoire de mardi. Il se rappelait que le mardi de temps en temps il y avait une réunion où tous les jeunes étaient là, alors il venait tenter sa chance ce soir. Je me suis rendu compte seulement à la fin de notre conversation qu’il n’avait pas compris ce que je lui avais dit, mais c’était déjà trop tard, il est reparti avec une double certitude : « Il n’y a pas de réunion ce soir, il y en aura une mardi prochain », et c’est après tout la seule chose qu’il voulait savoir. Cet événement est sans conséquence, je reverrai Jérémie avant mardi prochain, chez lui ou dans notre local et je pourrai lui réexpliquer encore ce rythme du premier et troisième mardi de chaque mois. Mais quand un événement similaire se passe entre un jeune et son patron, ou avec son directeur de sage, il est accusé de ne pas être motivé, ou de faire du mauvais esprit. « Mais je leur ai dit, s’insurge le directeur du stage, donc les choses étaient claires, me semble-t-il. » Les choses ont été dites effectivement, mais ont-elles été comprises ? Comment dans ces conditions, se projeter dans l’avenir ?

Jacques Ogier

Volontaire ATD Quart Monde, Val-d’Oise

La seconde idée dont on a parlé longtemps est de communiquer les rapports aux intéressés. Les services sociaux établissent des rapports dans le cadre de la justice des mineurs. Les dossiers sont presque exclusivement composés de rapports adressés aux juges. Des usages et des règles interdissent l’accès direct à ces dossiers. On parle, comme je l’ai dit plus haut entre gens qui possèdent le même vocabulaire et ont eu une enfance comparable sur le plan sociologique, mais aussi à propos d’écrits dont le contenu est complètement inconnu de ceux dont ils parlent. Certains opposent que si les gens prennent directement connaissance des rapports qui les concernent, ils vont apprendre des horreurs, voire des diagnostics de maladie mentale, des évaluations sauvages, des choses de ce genre. Je me demande si l’on n’a pas un peu trop vite abandonné ce débat mis en place il y a une dizaine d’années. Dans la région parisienne, un groupe d’éducateurs s’appelait « groupe rapport » et préconisait cette communication des rapports aux gens. Je me souviens avoir travaillé dans le même sens avec une équipe. Il s’agissait d’une consultation d’orientation éducative. Les gens venaient à mon bureau avec en main le rapport que j’avais moi-même reçu. Ils me disaient : « La consultation de tel endroit a envoyé son rapport sur sa perception de notre situation familiale. » Certains ajoutaient : « La consultation a fait un travail extraordinaire, elle a bien compris le fonctionnement de notre famille. On va s’en servir pour améliorer la situation. » Ou au contraire : « Elle a compris telle chose, mais pour telle autre, elle s’est trompée. » D’autres critiquaient l’action menée par la consultation.

Cette technique était, à mon avis, très intéressante. Elle amenait ainsi les membres de cette consultation pluridisciplinaire à réaliser un travail préalable pour déterminer ce qu’il est nécessaire de mettre dans un rapport. Est-ce que le juge a besoin de tout savoir ou a-t-il besoin seulement de savoir les choses importantes qui orienteront sa décision ? Si ces choses doivent être connues du juge, elles doivent aussi l’être des gens concernés.

On s’est arrangé un peu vite de cette confidentialité partagée entre services sociaux et magistrats, dont les gens sont systématiquement exclus. On ne pourra véritablement les inciter à réagir par rapport aux projets éducatifs, judiciaires, que quand on leur aura vraiment permis d’en comprendre les tenants et les aboutissants

L’accompagnement

Au cours de mes vingt-cinq années de fonction comme juge des enfants, j’ai constaté que le dénominateur commun de toutes les familles qui arrivaient dans mon bureau était l’angoisse, l’anxiété. Or quand je suis anxieux et angoissé, je ne suis pas très attentif à ce qui se passe autour de moi, parce que j’ai une idée fixe ou une obsession. Par exemple, si je vais chez le médecin et que j’ai peur d’une opération, je ne vais pas entendre tous les détails qu’il pourra donner, mais sélectivement j’attendrai ce qu’il va pouvoir me dire sur une intervention chirurgicale éventuelle.

Les gens qui vont chez le juge portent une angoisse qui quelquefois se vérifie : il va me retirer mes enfants. Pour comprendre l’ampleur de cette angoisse, il faut avoir eu une expérience un peu décentrée. J’ai eu cette chance : une de nos voisines, ne sachant pas que j’étais juge, s’est adressée à ma femme pour lui parler de sa peur, car elle était convoquée chez le juge des enfants. Ma femme m’a rapporté cet entretien et j’ai découvert ainsi, non pas la relation que j’ai eue toute ma vie avec mes clients, mais comment un client vivait cette relation avec un de mes collègues. Tous les entretiens que ce juge des enfants avait avec cette femme étaient en permanence parasités par l’angoisse et l’anxiété qu’elle avait d’un retrait d’enfants. C’est une situation courante qu’il faut connaître.

Cette anxiété empêche d’entendre ce que dit le juge et souvent ceux qui la portent sont hors d’état d’adhérer aux propositions qu’on leur fait : ils craignent un piège. Pourquoi ne pas permettre à ce moment-là un accompagnement par quelqu’un de leur choix ? Cela me semble tout à fait souhaitable. J’ai vu, par exemple, des jeunes filles s’accompagner parce qu’elles avaient peur d’aller seules chez le juge, elle se sentaient ainsi plus rassurées. Je ne dis pas qu’il faut systématiquement accéder à n’importe quelle demande de ce type. On pourrait bientôt se faire accompagner par toute une collectivité. Mais à mes yeux, chaque professionnel en situation peut faire progresser ce genre de système.

Garantir une continuité

Néanmoins, tout ne relève pas de l’action personnelle des juges. Il existe aussi des conditions favorables qui dépendent de la politique de l’institution. Je pense en particulier que la confiance ne peut s’établir qu’avec la garantie d’une certaine continuité personnelle dans mes rapports avec ces familles. Très souvent on assiste à une parcellisation des tâches, par exemple entre les services sociaux spécialisés dans tel ou tel domaine, tel ou tel type de prestation. Ils vont donc perpétuellement renvoyer les gens de l’un à l’autre. L’exigence de continuité vaut aussi au niveau judiciaire.

Dans ma vie professionnelle, j’ai eu quelques expériences de rapports avec des gens du Quart Monde. Avec le temps, une certaine confiance est née, liée à la connaissance que j’avais fini par acquérir des gens et à la connaissance qu’ils avaient de moi. Mais le système français actuel donne aux juges des enfants une longévité professionnelle de deux ans, ou deux ans et demi, qui ne laisse pas le temps à la confiance de s’installer. Il faudrait que des réformes structurelles permettent aux juges des enfants engagés dans un dialogue avec une famille de pouvoir garantir une certaine pérennité pendant un temps suffisant. C’est important pour que la relation puisse prendre un sens et concourir à responsabiliser les parents.

Nous ne pourrons demander des efforts aux gens qu’à partir du moment où nos propres engagements seront durables et que nous les honorerons.

Alain Bruel

Alain Bruel a été successivement juge des enfants à Lille pendant six ans, puis à Toulouse pendant cinq ans. Après une parenthèse au ministère de la Justice, il a exercé à nouveau comme juge à Versailles pendant cinq ans, à Paris pendant cinq ans. Il est président du Tribunal pour enfants de Paris depuis deux ans.

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