Inventer pour se rapprocher

Claude Pair

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Claude Pair, « Inventer pour se rapprocher », Revue Quart Monde [En ligne], 139 | 1991/2, mis en ligne le 05 novembre 1991, consulté le 26 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3754

Le partenariat entre enseignants et parents est à créer dans le contexte d’une communauté éducative qui se cherche pour l’ensemble de la population. En France, des chances nouvelles sont à saisir. Des tentatives sont mises en place, parfois avec la volonté explicite d’atteindre les plus défavorisés.

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Famille

Dans notre monde en mutation, il est demandé à l’école une adaptation à l’économie, qui invite à une élévation du niveau de qualification. C’est aussi ce que demandent les jeunes et leurs parents. On en arrive alors à des slogans du genre : « 80 % des jeunes au niveau du baccalauréat. »

Ce désir légitime de réussite risque de nous faire oublier des demandes plus modestes : en 1984, je représentais Alain Savary, ministre de l’Education nationale à une rencontre avec des jeunes défavorisés organisée par le Mouvement ATD Quart Monde. Ces jeunes rêvaient de pouvoir préparer un CAP, alors qu’il se disait déjà que c’était un diplôme largement dépassé. Je crains que nous allions vers une situation où une majorité de jeunes parviendraient à une fin d’études secondaires, mais les autres resteraient à un niveau de formation très bas.  Le fossé sera encore plus grand entre eux, et ce serait très gave pour la société, qui en croyant bien faire, créerait l’exclusion. Il faut s’occuper de tous les jeunes et, comme le dit la loi d’orientation du 10 juillet 1989, apporter une qualification minimale à chacun d’entre eux. La question est de savoir comment le faire.

Le jeune doit construire son projet

Le partenariat avec les parents est indispensable car l’enfant, l’adolescent, ne construit son projet qu’à partir de ce qu’il vit chez lui et du projet que sa famille peut avoir pour lui. De plus, la vie scolaire, le travail scolaire ne s’arrêtent pas à l’école. Ceux qui réussissent à l’école sont ceux qui arrivent à travailler par eux-mêmes, à réfléchir par eux-mêmes et qui peuvent échanger en famille sur l’école. La distance entre la culture scolaire et les références familiales est clairement un facteur d’échec.

Il est toujours difficile pour un jeune de se construire un projet mais c’est presque impossible quand il vit au jour le jour et que l’environnement le conduit à penser qu’il n’a pas d’avenir. Quand je regarde des jeunes en échec, je peux donner beaucoup de raisons à cet échec, les raisons matérielles en premier, mais celle qui m’apparaît plus fondamentale encore est leur difficulté de se projeter dans l’avenir, au-delà de quelques jours

Vivre ce partenariat localement

L’établissement scolaire doit aujourd’hui construire, lui aussi, son projet. Mais c’est particulièrement difficile pour les établissements et les écoles se trouvant en zone de pauvreté parce qu’ils ont affaire à une population très mobile. Le projet est alors toujours à recommencer. Les pertes de population dans les zones en difficulté conduisent à la suppression de certains postes d’enseignants. De plus, on retrouve souvent dans ces zones les enseignants les moins expérimentés. Ils n’ont pas grande envie de conserver leur poste. S’ils doivent y rester pour y travailler, ils ne  veulent pas y habiter.

La communauté éducative (enseignants-élèves-parents) est donc difficile à créer avec ces enseignants, mais aussi avec des élèves qui ont quelquefois tendance à se retrancher de la communauté par une violence que nous ne pouvons pas admettre même si elle est compréhensible. Les parents, quant à eux, sont largement coupés de l’école, ils en ont de mauvais souvenirs et ils craignent de s’exprimer car ils n’utilisent pas le même vocabulaire que les enseignants. Parfois ils se réfugient dans le négatif ou, inversement, surinvestissent sur une école mythique dont on attendrait tout. Ils demandent alors des pratiques éducatives traditionnelles parce qu’elles représentent pour eux l’école, alors même qu’elles écartent souvent les enfants les plus pauvres.

Il existe un véritable malentendu entre les familles les plus pauvres et le monde enseignant. Le monde enseignant dit : « Ce sont celles dont les enfants en auraient le plus besoin qu’on ne voit jamais », ou « Les parents ne peuvent pas transmettre d’outils de réussite à leurs enfants. » Cela ne signifie pas que ces parents ne font pas d’efforts, mais l’école juge ces efforts maladroits et les ignore. L’école ne leur dit probablement pas non plus l’ambition réelle qu’elle a pour leurs enfants.

Des objectifs ambitieux portés par tous

Malgré ce tableau, peut-être un peu noir mais qui correspond à la réalité, il me semble que nous avons aujourd’hui des chances à jouer.

D’abord, comme nous l’avons dit, chaque établissement doit maintenant avoir son projet : cela permet de reconnaître ses particularités et l’exigence qu’il s’adapte à la population qu’il reçoit. On n’obtiendra pas la réussite de tous par des instructions qui tombent d’en haut, comme on le conçoit souvent en France lorsqu’on parle de l’école, mais par une mobilisation de tout le monde autour de l’élève et à tous les niveaux. Désormais tout n’est plus décidé d’en haut pour un élève moyen mythique, nécessairement celui que connaissent ceux qui décident, et non celui du Quart Monde.

La deuxième chance, ce sont les zones d’éducation prioritaire (ZEP) inventées par Alain Savary il y a dix ans. Elles veulent donner plus à ceux qui ont moins. Cette volonté est réelle, même si les réalisations et les résultats restent partiels à cause des grandes difficultés décrites plus haut.

Je constate aussi dans mon académie que certains établissements innovent pour rendre les familles davantage partenaires. Par exemple, avant la rentrée scolaire, des collèges font venir les parents pour leur expliquer ce que va être la vie de leur enfant, leur faire vivre une de ses journées au collège ; puis après quelques mois de classe, les parents sont réunis pour exprimer les difficultés qu’ils peuvent rencontrer, et plus tard pour décoder avec les enseignants un bulletin scolaire… Ailleurs, on a proposé une formation à des mères de famille pour qu’elles puissent intervenir dans les centres de documentation et d’information des collèges. Ces mères étaient fières de recevoir des diplômes. Je pourrais encore parler d’une radio de quartier émise par un collège qui cherche à démystifier l’activité scolaire, ou encore d’établissements qui confient diverses tâches (encadrement de voyages ou même collaboration à l’entretien du mobilier, etc.) à des parents. Dans notre bulletin académique, lu par les enseignants, nous allons publier une lettre d’un professeur, militant d’ATD Quart Monde qui explique pourquoi elle va dans les familles de ses élèves.

Il ne faut pas se cacher cependant que l’on n'arrive pas vraiment à toucher les familles les plus pauvres. Même si une action mobilise soixante-dix ou quatre-vingt pour cent des parents, ce ne sont pas encore ceux qui en ont le plus besoin. Je crois qu’il faut voir modestement à partir de  ce qui existe, diffuser des exemples, chercher à les étendre, espérer qu’une politique de la tache d’huile chez les enseignants comme chez les parents permettra de toucher ceux qui sont encore loin de l’école.

Permettre une réussite scolaire à tous les jeunes est une nécessité pour des raisons économiques, sociales, éthiques, et pour refuser l’exclusion. On ne fera pas réussir les élèves indépendamment de leur famille qui a un rôle particulier à jouer. Les professeurs doivent l’écouter car ils connaissent mal les obstacles qui empêchent les enfants de réussir. Cette écoute ne peu se faire qu’à travers un partenariat, une participation. Quand le fossé est trop grand, des médiateurs comme ATD Quart Monde sont nécessaires : par exemple, les Universités populaires pourraient traiter ce sujet car les parents du Quart Monde peuvent s’y exprimer et se préparer ainsi à parler avec ce milieu difficile qu’est l’école.

Claude Pair

Claude Pair, professeur à l’Université de Nancy, a été nommé en 1981 directeur des lycées au ministère de l’Education nationale, en 1988 chargé de mission auprès du secrétaire d’Etat à l’Enseignement technique. Il est actuellement recteur de l’Académie de Lille.

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