Une Ecole où les pauvres ne réussissent pas
Il existe dans l’Ecole des traditions bien ancrées qui se combinent et parfois s’affrontent. L’Ecole française, telle qu’elle a été conçue par ses fondateurs, ne fait pas acception des personnes. Elle traite tous les élèves de la même façon, pour leur permettre de dépasser leur milieu familial en les faisant accéder à un savoir universel. Pour elle, il appartient aux maîtres d’enseigner et aux enfants d’apprendre : si certains n’y parviennent pas, c’est qu’ils ne se donnent pas assez de peine ou qu’ils ne sont pas doués pour les études. L’Ecole n’a rien à apprendre des familles, elle se méfie même de l’influence que certaines ont sur leurs enfants. Cela peut aller jusqu’à la dénonciation : « S'ils s'intéressaient à l'école, s'ils s'occupaient de leurs enfants… »
Dans les années 1960 et 1970, des sociologues ont montré que ce type d'Ecole conduisait à la reproduction des inégalités1. Pour l'expliquer, ils font cependant appel au manque d’ambition de certaines familles ou à un « handicap socio-culturel » qui les affecterait et empêcherait la réussite de leurs enfants. La vulgarisation de ces théories a fortement pénétré l’Ecole et elle fournit une explication, voire une justification, à l’échec scolaire, qui conduit à un fatalisme teinté de pitié : « Ces pauvres gens, ce n’est pas de leur faute, mais on sait bien que tout est joué d’avance ».
Plus tard, avec la crise économique, le chômage, la compétition qui se renforce, naît un nouveau modèle qui recherche l’efficacité. Il peut conduire à ce que les enfants pauvres ou immigrés, dont on sait qu’ils réussissent moins bien que les autres, soient vus comme des gêneurs qui empêchent les autres d’avancer : « Ils n’ont pas leur place dans nos classes, il faut les séparer des autres, les regrouper dans des classes spécifiques » ; et on se justifie en affirmant que c’est leur intérêt.
En outre l’Ecole attend de plus en plus des parents qu’ils soient ses auxiliaires et se mobilisent pour la réussite scolaire de leurs enfants, qu’ils aient pour eux un projet, qu’ils viennent à l’école rencontrer les maîtres et recevoir leurs conseils : « On va leur apprendre à être de bons parents » Dans une enquête du sociologue Dominique Glasman2 apparaissent les attentes qu’ont les enseignants lors de leurs rencontres avec les parents : leur offrir une voie d’intégration dans la société, leur permettre de mieux maîtriser l’Ecole, se faire reconnaître par eux. Une chose est claire : ils ne cherchent pas à apprendre quoi que ce soit d’eux. C’est sans doute une des raisons pour lesquelles cette nouvelle forme du « pédagogiquement correct », qui veut associer les parents, n’est pas plus efficace que les précédentes. Et un certain désenchantement apparaît : on est préoccupé par l’échec scolaire qui touche surtout les plus pauvres, on considère qu’il mène à la fracture sociale et à la violence mais on pense aussi avoir tout essayé. Il en résulte une double souffrance devant l’échec des enfants, chez les parents et chez les enseignants.
En fait, toutes ces attitudes considèrent les parents, comme le dit Alain Bourgarel3 : « comme des objets : repoussants et condamnables, défaillants mais pardonnables, défaillants mais utiles, défaillants mais éducables ». Elles leur demandent de faire tout le chemin vers une Ecole où les conceptions qui règnent ne leur sont pas favorables. Elles conduisent au malentendu que manifestent les deux témoignages suivants4. Un enseignant : « Les parents ne demandent rien à l'école ; ou bien ils nous font totalement confiance, ou bien ils s'en désintéressent complètement, ils démissionnent ». Des parents : « Ils ne savent rien de ce qu'on fait pour tenir, pour que nos enfants soient bien… comme si les gens choisissaient de vivre dans la misère ».
Pour avancer vers l’exigence posée par la loi, il reste donc une voie qui n’a guère été empruntée jusqu’à présent : écouter les familles qui parlent des difficultés qu’elles rencontrent vis-à-vis de l’Ecole5.
Quelles difficultés rencontrent les familles ?
1. La précarité de la vie : « Nos enfants vivent des choses très difficiles. Ils vivent avec nous les soucis d'argent, du logement, de la santé, du chômage ». Lorsqu'on est préoccupé par les conditions de survie, il n'est pas facile de s'intéresser à la culture scolaire. « Il y avait trop de soucis à la maison et on ne pouvait pas travailler en rentrant ; mon cerveau ne suivait pas, je n'arrivais pas à apprendre », dit une jeune maman en se remémorant son enfance. Je pense aussi à cette mère chez qui l'huissier vient saisir le mobilier. Elle était au travail en contrat emploi-solidarité. Son fils ouvre à l'huissier. Tout en procédant à la saisie, celui-ci se moque : « Ah, ta mère fait des ménages, elle ferait mieux de ranger chez elle ». Quand la mère rentre, le gamin lui dit : « Maman, je n'ai plus envie de vivre ». Lorsque le lendemain il est retourné au collège, comment pouvait-il prendre intérêt à ce qui s'y disait ?
2. Une École qui n'est pas gratuite : dans tel collège, on demande à la rentrée un document pour les travaux dirigés de mathématiques, un autre pour l'anglais, une flûte pour la musique et une cotisation pour ceux qui veulent participer à la chorale, deux paires de « baskets » pour l'éducation physique, une participation aux photocopies. La coopérative n'est pas obligatoire, mais on ne le dit guère et il arrive qu'on affiche la liste de ceux qui ne l'ont pas payée. Et, en cours d'année : l'achat de livres de poche pour le français, le financement d'objets fabriqués en technologie, l'entrée à chaque séance de piscine, des déplacements pour des visites, plus un voyage de fin d'année. Sans compter ce qu'il faut bien appeler les caprices de certains professeurs qui veulent soudain telle sorte de cahier alors que les fournitures ont déjà été achetées. C'est que les enseignants ne se sont jamais trouvés dans une situation de pauvreté.
3. Les exigences de l'École : l'École demande aussi aux parents d'accompagner son action par l'attention accordée au travail scolaire, l'aide à y apporter, ainsi que par des activités extra-scolaires. « On ne peut pas aller dire à un professeur : je ne peux pas l'aider. Un gosse qui n'a pas compris et dont les parents ne peuvent pas lui expliquer, il ne fait pas ses devoirs et on dit : les parents ne s'en occupent pas ». Au fil des années, ces demandes faites par l'École sont de plus en plus fortes. Mais elles sont démesurées par rapport à la vie de certaines familles. Et, trop vite, les maîtres portent sur ces parents un regard négatif. « Les efforts que nous faisons ou que font nos enfants ne sont pas vus ».
4. La peur devant l'École : il est difficile de revenir à l'école quand on y a connu soi-même l'échec, les réprimandes, le rejet, surtout s’il s’agit du même établissement, ou quand les enfants aînés ont aussi été en échec. Beaucoup parlent de « la peur d'être convoqué », et il est vrai que ce mot de « convocation », employé spontanément par les enseignants, est en lui-même tout un programme. Comme le dit un instituteur6 : « Nous sommes tous, malgré nous, à tort ou à raison, perçus comme des gens de pouvoir qui inspirent la peur. Nous avons, entre autres, le pouvoir de suggérer le placement de l'enfant ou de mettre en route tout un encadrement qu'ils ne peuvent que ressentir comme menace d'un autre monde intervenant dans le leur »
5. L'incompréhension, et pas seulement avec les familles d'origine étrangère : « On est diminué devant les profs, on comprend rien ». L'absence de vraie rencontre a des conséquences graves en termes d'orientation, car elle vide de leur sens les procédures officiellement fondées sur le dialogue avec les familles. La tentation est alors forte pour l'institution scolaire de penser à la place des familles et, s'il le faut, de recueillir leur accord en profitant de leurs difficultés à comprendre les structures et les enjeux. « On nous a fait remplir un papier : il fallait mettre qu'on était d'accord »
6. Le regard sur les enfants et leurs parents : les familles ont l'impression que l'École fait des différences entre les enfants. « Comme on vivait en caravane, le gamin était repoussé. Quand on nous appelait, c'était pour nous dire que les enfants étaient sales, qu'ils sentaient mauvais ». Cela conduit souvent les enfants à un repli sur eux-mêmes et au refus de s'exprimer pour ne pas s'exposer. Le sociologue Manuel de Queiroz constate7 : « Un modèle de conduite sociale (…) l'emporte... identifiant négativement et infériorisant ces familles. Il en résulte une conduite de défense. Alors que pour (d'autres) parents, une ligne passe entre les adultes d'un côté formant un ensemble éducatif, et les enfants de l'autre qui font l'objet de soins communs, ici va constamment réapparaître une ligne qui passe entre d'un côté les enseignants et de l'autre côté parents et enfants formant bloc ».
Changer de regard et voir la dignité
La connaissance de la pauvreté et des obstacles qu'elle crée pour la réussite des enfants est un premier pas. Connaître permet de comprendre, de remettre en question ce que l'on peut appeler une « évidence d'indignité », qui conduit à une logique de la dénonciation : « Ces gens-là, il n'y a rien à faire avec eux ; ils ne font rien pour s'en sortir ». Par exemple, on a beaucoup dit, il y a deux ou trois ans, que les enfants ne mangeaient pas à la cantine parce que les parents utilisaient la somme attribuée par la caisse d'allocations familiales pour se payer un magnétoscope ; et donc qu'il fallait verser les bourses à l'établissement scolaire. Passons sur le fait qu'une bourse de collège au taux maximum ne payait guère que le tiers de la cantine. Y aurait-il une « norme » selon laquelle la nourriture serait plus importante que le spectacle ou la culture ? Et si le magnétoscope faisait partie de la stratégie de la survie, du refus de l'écrasement, voire de la réussite scolaire d'enfants à qui leurs parents ne peuvent payer le musée ou les vacances ?
Donc passer de la dénonciation à la compréhension. Mais le mot « compréhension » est ambigu. Il peut ne signifier que « tolérance » (ce n'est pas de leur faute) et se conjuguer avec des explications par des manques ou des handicaps. D.Truchot explique bien ce danger8 : « Dans un premier temps, on dénonce un problème social. Dans un second temps, on étudie les caractéristiques de ceux qui en sont affectés : leur mode de vie, leur culture, leur niveau scolaire ou leurs déficits psychologiques. On met alors en exergue combien ceux qui sont affectés par le problème sont différents des autres : moins prévoyants, moins formés, plus délinquants, plus sales ou plus perturbés psychologiquement. Puis on finit par prendre ces différences pour les causes du problème : c'est leur manque de prévoyance ou de formation, leurs perturbations psychologiques qui créent leur situation ».
La compréhension-tolérance suscite de mauvaises réponses : baisser les bras devant un problème qui nous dépasse, ou assister les pauvres, ou au mieux vouloir les éduquer. Mais si la compréhension en reste là, l'éducation ne réussira pas. Il faut faire un pas de plus, sortir du discours négatif, passer de « connaître » à « reconnaître ».
D'abord, reconnaître les attentes qu'ont les familles pauvres : « Dis aux instituteurs que notre plus grand rêve est que nos enfants apprennent et que nous faisons tout pour cela »9. Ensuite, reconnaître les droits : cela seul peut rendre la dignité qui permet de sortir de la misère. Il faut renoncer à penser à la place de ceux que l'on considère comme incapables de le faire. Et si ces parents dont on critique l'acquisition d'un magnétoscope avaient, comme celui qui juge, un droit au choix ? S'ils avaient le droit de refuser telle orientation conçue par d'autres « pour le bien de leur enfant » ? S'ils n'avaient pas, selon le mot d'une maman, à « se sentir coupables d'être pauvres » ?
Mais la reconnaissance des droits reste abstraite si elle ne conduit pas à la reconnaissance des efforts, du courage, des capacités, des richesses intellectuelles et finalement à la reconnaissance des personnes. Chaque fois que, dans des stages, j'ai fait rencontrer des personnes pauvres à des enseignants, c'est cette rencontre qui a été le temps fort : « Sa force de caractère et son intelligence font d'elle une mère de famille formidable ; elle change le regard qu'on peut avoir sur les gens victimes de la pauvreté ». Changer de regard, pour rendre possible un partenariat.
Une contribution irremplaçable
Le partenariat est sans doute la clé qui permettra d’avancer vers la réussite des enfants des familles défavorisées. Comme le dit une maman : « J'ai rencontré trois types d'enseignants : ceux qui ont décidé qu'avec des gens comme nous, il n'y a rien à faire ; ceux qui ont cru qu'on pouvait faire quelque chose avec nos enfants, mais surtout pas avec nous, les parents ; ceux qui ont voulu se battre avec nous pour l'avenir de nos enfants. Ces derniers sont les seuls qui aient donné le goût d'apprendre à mes filles ». Mais, en outre, ces familles-là montrent, de manière plus aiguë, des difficultés qui existent plus ou moins, un jour ou l’autre, pour toutes les familles10.
L'École est victime de son succès qui la conduit à devenir impérialiste : elle désigne les gagnants - du moins, elle le croit car souvent elle ne fait que reproduire les inégalités - et elle amène les autres, les perdants, à penser qu'ils sont des incapables, leur faisant perdre par là leur dignité. Reconnaître les personnes conduit à dépasser cette situation, non pas seulement en posant comme postulat que chacun est éducable, mais en expérimentant que chacun est doué d'intelligence et doit donc être respecté : n'est-ce pas d'ailleurs le « respect » que revendiquent aujourd’hui les jeunes ?
Or, expérimenter la reconnaissance de personnes qu'on aurait pu ignorer ou mépriser dépasse l’assistance, le sentiment ou l’idéologie. C’est de l'ordre de la raison, qui est par excellence le champ dans lequel travaille l'École. Comme le montre Louis Join-Lambert11, la reconnaissance des personnes rejoint les caractéristiques de la recherche scientifique, que l'on peut résumer de la manière suivante :
- deux personnes en désaccord doivent considérer loyalement leurs expériences comme également valables et vouloir les rapprocher pour les rendre compatibles,
- il leur faut donc considérer leurs mutuelles capacités d'avoir des expériences et de les représenter,
- puis développer leur capacité conjuguée d'inventer un langage commun permettant de transmettre ces représentations,
- le langage d'une communication sans parasites, sans « bruit » créé par les sentiments.
Cette démarche est d’ailleurs facteur de paix, ce qui répond à une autre des préoccupations de l’Ecole aujourd’hui. Car la violence résulte de l'absence d'un langage commun et le refus de reconnaissance est une violence plus forte que l'agression physique.
Actuellement, de nombreuses tensions traversent l’Ecole, entre les élèves, les professeurs, les chefs d’établissement, les parents, les dirigeants de l’Education nationale. Ce que nous apprennent les pauvres dans le changement de regard auquel ils nous invitent peut être résumé par une formule issue de la recherche entre Quart Monde et Université12 qui invite à « se reconnaître comme des personnes qui possèdent, chacune à partir de sa vie et de sa perception des choses, un savoir propre que l'autre ignore, et qu'il lui faut apprendre ».