Philippe et Véronique ont vingt ans. Depuis un an, ils errent de caves en hébergements d’urgence, de nuits d’hôtel en nuits chez des amis ou à la rue. Pendant un moment, ils se sont réfugiés dans les escaliers d’un immeuble. Ils y pénètrent après minuit et ils en repartent avant six heures. A cause de ces conditions de vie et de la malnutrition, Véronique subira une fausse couche.
M. et Mme Dubois, quarante ans, habitent un pavillon délabré, sans eau, ni électricité. Dans la chambre aux papiers peints décollés par l’humidité figurent les photos de leurs deux enfants placés : « Un logement, un boulot fixe et récupérer mes enfants. C’est ça que je veux. Elles sont très gentilles, l’éducatrice et l’assistante sociale. Et je n’ai rien à reprocher à la nourrice. C’est comme si c’était ses enfants maintenant. Mais ce sont les miens. Lorsqu’ils ont été pris, je téléphonais tous les jours. Je pleurais. Mon mari, lui, il ne pleure pas. Mais tout est dedans, c’est pire. »
La violence faite aux plus pauvres, le placement des enfants, l’errance et l’insalubrité persistent à l’aube des années 1991, tout comme persistent l’impossibilité d’obtenir un emploi faute d’adresse, et l’échec des enfants faute d’une scolarisation régulière. Il ne s’agit pas de « cas » isolés. Dans son rapport à l’Assemblée nationale sur le projet de loi Besson, visant à la mise en œuvre du droit au logement, Bernard Carton a rappelé l’ampleur du problème : « Le rapport Wresinski de février 1987 situait entre 200 000 et 400 000 le nombre de personnes considérées comme « sans-abri », c’est-à-dire logées en habitat précaire, en centre d’hébergement ou sans-abri du tout. Par ailleurs, il recensait 500 000 logements en état de surpeuplement grave et 400 000 logements insalubres.
La loi Besson, adoptée le 31 mai 1990, réaffirme le droit au logement. Elle instaure les Plans départementaux d’action que demandait le rapport Wresinski et qui seront mis en œuvre par les préfets et par les présidents des conseils généraux en collaboration avec les collectivités locales et les autres personnes morales intéressées (organismes d’HLM, CAF, collecteurs de 1% logement, centres d’hébergement, associations.) Mais cette loi suffira t-elle pour mettre fin aux situations dramatiques vécues par les familles les plus exclues ? Pour tenter de répondre à cette question, il faut analyser les mécanismes d’attribution des logements sociaux et les obstacles au logement des plus pauvres.
Les mécanismes d’attribution des logements sociaux
Dans son rapport d’avril 1989 sur les aides publiques au logement, M. Jean-Michel Bloch-Lainé écrivait : « Si les nécessités de l’équilibre d’exploitation des organismes d’HLM empêchent la mise en œuvre de toute formule où ceux-ci supporteraient seuls le coût du logement des plus démunis, il n’en reste pas moins qu la vocation sociale du mouvement HLM et l’importance des moyens publics dont il a bénéficié et bénéficie encore, le mettent en première ligne » (p. 85-86) Or, pour qu’une personne ou une famille bénéficie d’un logement social, trois conditions doivent être réunies :
* Il faut qu’un logement soit libre. Les logements libres sont signalés par les organismes d’HLM à leurs réservataires ( préfectures, mairies, collecteurs du 1% logement…)
* Il faut que la personne ou famille visée soit inscrite comme demanderesse de logement auprès de la mairie et de la préfecture pour bénéficier des contingents municipaux et préfectoraux, et /ou auprès de son employeur pour bénéficier du 1% logement. Il faut ensuite qu’elle soit proposée par le réservataire à l’organisme d’HLM.
* Il faut que l’organisme d’HLM accepte cette candidature.
A ces trois étapes, on peut en ajouter une quatrième : une fois qu’un logement a été obtenu, il ne faut pas en être expulsé ! Compte tenu de ces mécanismes, les obstacles à l’attribution d’un logement sont de quatre ordres : obstacles dus à la pénurie de logements disponibles, à la non-prise en compte des plus pauvres dans les contingents existants, aux refus des candidatures par les organismes d’HLM et aux expulsions sans relogement.
Pénurie de logements
Un logement disponible provient soit du parc ancien par relocation, soit d’une construction neuve. Or, on observe une baisse conjointe des taux de rotation dans le parc ancien et du rythme de la construction HLM neuve. Dans les grandes agglomérations, les organismes d’HLM se heurtent aux prix élevés des terrains ainsi qu’à des refus d’octroi de permis de bâtir de la part de certaines communes ne désirant pas accueillir un parc social sur leur territoire.
Une augmentation des taux de rotation aurait pu venir d’un départ des locataires les plus aisés vers le parc intermédiaire ou vers l’accession à la propriété en appliquant la généralisation du sur-loyer suggérée par le rapport Geindre d’octobre 1989 sur l’attribution des logements sociaux. Mais comme le sur-loyer risquait de conduire à des ghettos et de fragiliser l’équilibre financier des organismes d’HLM les plus sociaux, il n’en a pas été question dans la loi.
En matière de construction neuve, des crédits supplémentaires ont été inscrits aux budgets des prochaines années comme le demandait le rapport Wresinski, mais le coût des surcharges foncières dans les grandes agglomérations n’a qu’en petite partie été pris en compte. Quant aux permis de bâtir, la loi prévoit que dans certaines conditions, les immeubles, dont l’aliénation est agréée par le préfet, ne seront plus soumis au droit de préemption urbain ; mais il n’est pas sûr que les préfets useront de ce pouvoir tant le partenariat avec les maires semble nécessaire pour que les Plans départementaux d’action soient efficaces.
Cette rigidité de l’offre de logements sociaux a poussé l’Etat à proposer des outils tendant à « socialiser » le parc privé. Parmi ces dispositions, il faut signaler la création des « Prêts locatifs aidés- Insertion » permettant l’acquisition-amélioration de logements « adaptés » aux plus démunis, la majoration des subventions de l’Agence nationale pour l’amélioration de l’habitat, la création des baux à réhabilitation et les exonérations d’impôt pour les propriétaires louant à des bénéficiaires du RMI. Cette socialisation du parc privé suscite beaucoup d’espoirs, mais il faudra vérifier si les outils proposés seront utilisés à grande échelle ou s’ils resteront seulement symboliques.
La non-prise en compte des plus pauvres
Sachant qu’ils n’ont quasi aucune chance d’obtenir un appartement, les plus pauvres déposent rarement leur demande de logement en mairie / préfecture. Et lorsqu’ils l’ont déposée, ils ne sont pas proposés aux organismes d’HLM, soit parce que les loyers leur sont inaccessibles, soit parce que les réservataires craignent que leur candidature ne soit refusée.
Face à la non-prise en compte des plus pauvres dans les contingents mairie / préfecture, le rapport Wresinski demandait que soit instaurée dans chaque département une commission Solidarité-Logement garante du droit à l’habitat. Malgré l’instauration des Plans départementaux d’action, la création de Protocoles d’occupation du patrimoine social fixant des objectifs d’accueil des plus démunis par l’organisme d’HLM et par bassin d’habitat et l’augmentation des pouvoirs d’attribution des préfets sous certaines conditions, la loi ne crée pas explicitement cette commission. Aucun lieu n’est donc prévu où les plus pauvres auraient la garantie de voir leur demande prise en compte.
Sans emploi ou travaillant sous contrats précaires, les plus pauvres n’ont pas non plus accès aux contingents du 1% logement. C’est pourquoi la loi prévoit l’utilisation du 1% logement en faveur « des populations pouvant bénéficier de procédures d’insertion professionnelle ou de formation, des salariés dont le statut professionnel est fragile et des salariés qui présentent des difficultés d’accès au logement social. » Il faudra vérifier si les fonds débloqués seront utilisés uniquement pour les deuxième et troisième groupes, ou s’ils parviendront à atteindre le premier groupe, celui des exclus non seulement des réseaux de travail, mais aussi souvent des réseaux d’insertion.
Les refus des organismes d’HLM
Deux grands motifs de refus sont invoqués par les organismes d’HLM : les impayés de loyer et les troubles de voisinage. L’une des annexes du rapport Bloch-Lainé indique que le coût des vacances et des impayés est passé de 5 % des charges totales des organismes d’HLM en 1983, à 7 % en 1987. Mais cette annexe indique aussi que leur marge d’autofinancement est passée de 4 % à 8 % sur la même période, générant une trésorerie cumulée de 40 milliards de francs ! Ces questions sont complexes et il est difficile de mesurer quelle est la réelle marge de manœuvre des organismes d’HLM en matière d’impayés. Quoi qu’il en soit, comme le demandait le rapport Wresinski, la loi prévoit la généralisation des Fonds d’aide au relogement et de garantie (FARG) et des Fonds d’aide aux impayés de loyer ( FAIL) au sein de Fonds de solidarité-logement départementaux.
Les FARG offrent une garantie de loyer aux organismes qui acceptent de reloger des familles démunies. Les FAIL aident les locataires en difficulté à apurer leur dette de loyer. L’extension des FARG et des FAIL est donc un pas en avant. Cela suffira t-il ? Les FARG n’assurent généralement les bailleurs que contre six mois d’impayés pendant un an, renouvelables une fois.
Au-delà de cette période, les bailleurs et les locataires doivent bénéficier des FAIL. Le problème, c’est que les FAIL fonctionnent souvent grâce à des plans d’apurement de dettes non adaptés aux plus pauvres. Comment ceux-ci pourraient-ils rembourser leur dette alors qu’ils disposent de ressources insuffisantes pour vivre ? Fondamentalement, la solution ne réside pas dans une « inflation » des garanties financières de type FARG / FAIL qui exclurait de l’accès au logement tous ceux n’ayant pas la chance d’en bénéficier. Elle réside plutôt dans une revalorisation des aides personnelles au logement prenant mieux en compte les charges locatives et solvabilisant donc mieux les plus pauvres. C’est d’ailleurs dans ce cadre qu’en accord avec les propositions du rapport Wresinski, il faut se féliciter du meilleur « bouclage » des aides personnelles au logement réalisé par la loi.
Tout autant que les risques financiers, la crainte de troubles de voisinage empêche les plus pauvres d’accéder au logement social. Pourtant, ces troubles peuvent être atténués par la création d’espaces de rencontre entre les habitants (réunions de locataire, associations de quartier…), par la mise en œuvre de politiques fines d’attribution afin d’éviter la création de ghettos, par le développement de régies de quartier pour l’entretien des lieux, ou par la réalisation de programmes Développement social des quartiers, Habitat et Vie sociale etc Il faut aussi rappeler que population en grande pauvreté ne rime pas avec troubles de voisinage, loin de là : réaliser l’amalgame n’est qu’une exclusion de plus. Enfin, la loi Besson renforce l’accompagnement social et le rôle des associations, comme le demandait le rapport Wresinski.
Les expulsions sans relogement
Les expulsions légales sans relogement se poursuivent. A chaque fois, les traumatismes sont terribles : « On nous a jetés à la rue comme des chiens. » L’endettement qui précède ces expulsions induit une situation d’insécurité permanente usant les énergies et obligeant à des choix douloureux. Il faut bien choisir entre manger, payer son électricité, et payer son loyer…
La loi ne prévoit pas l’interdiction des expulsions sans relogement, comme le demandait le rapport Wresinski. Néanmoins, est allongée la période d’hiver pendant laquelle les expulsions sont interdites. Et la loi prévoit d’une part, que plus aucun locataire de bonne foi ne devrait être expulsé sans avoir pu bénéficier d’une aide financière adaptée à sa situation ; et d’autre part, que les juges ayant à statuer pourront accorder des délais d’expulsion allant jusqu’à trois ans pour les locataires dont le relogement ne pourrait pas avoir lieu dans de bonnes conditions. Ces jugements seront pris en compte dans les Plans départementaux d’action.
Que conclure ?
La loi Besson ne « décrète » pas le droit au logement. Mais, bien qu’elle n’aille pas aussi loin que le demandait le rapport Wresinski, elle met en place des structures et des outils visant à favoriser le partenariat entre l’ensemble des acteurs. C’est maintenant l’engagement de ces acteurs avec les plus pauvres qui permettra au droit au logement de devenir une réalité. L’expérience de la cité de promotion familiale de Noisy-le-Grand – gérée par le Mouvement ATD Quart Monde – qui accueille des familles marquées par la misère, montre que ce partenariat est possible puisqu’une vingtaine de ces familles ont pu être relogées en 1990.
Au niveau national, deux écueils seront cependant à éviter :
* La mise sous tutelle. Le développement de l’accompagnement social risque d’empêcher l’accès des plus pauvres au logement sans la médiation de travailleurs sociaux. D’une situation de non logement sans tutelle de fait, on passerait à une situation de non logement sans tutelle quasi de droit. C’est toute différence entre un partenariat avec les plus pauvres et un contrôle social qui est ici en jeu.
* L’écrémage. Il faut à tout prix éviter un glissement vers le haut de l’ensemble du dispositif, sinon les plus pauvres passeront une fois d plus à travers les mailles de mesures initialement prises pour eux. Pus qu’un simple bilan de la loi et des Plans départementaux d’action, c’est leur véritable évaluation à partir des situations vécues par les plus pauvres eux-mêmes qui permettra d’éviter cet écrémage.