Une insertion possible

Jean-Gabriel Prieur

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Jean-Gabriel Prieur, « Une insertion possible », Revue Quart Monde [En ligne], 135 | 1990/2, mis en ligne le 05 août 1990, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3879

Le monde industriel vit sous pression, une pression d'enjeu immédiat dans lequel la surprise est la règle, le délai un handicap, le temps de réponse le plus court un signe d'efficacité. On pilote à vue car on ne croit plus beaucoup  aux prévisions à long terme. Ce qui est gagné est gagné, ce qui est pris est pris. Pourtant il est possible d'employer et de former des travailleurs non qualifiés sans compromettre la rentabilité de l'entreprise. C'est ce que Jean-Gabriel Prieur a vécu dans sa propre usine.

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Entreprise, Emploi

Le monde industriel est un monde très accaparant qui consomme de l'humain en termes de temps, de disponibilités physiques et intellectuelles pour agir et décider. Cette agitation naturellement n'est pas propice à la réflexion parce qu'il faut du temps pour exprimer une idée et on ne l'a pas. Si on prend le temps de la réflexion, on passe pour un rêveur, la réflexion est perçue comme une hésitation. Ce monde du travail devient un lieu où la sécurité apparente cède la place à l'insécurité puisqu'on n'est pas sûr de grand-chose. Insécurité des marchés, insécurité des stratégies, insécurité de l'emploi, insécurité des compétences.

Pour échapper tout de même à cette instabilité chronique, le monde du travail recherche des modèles de fonctionnement entre les individus. La plupart de ces modèles ont véu ou ont fait voir leurs limites. Modèle hiérarchique, syndical, autogestionnaire, contractuel, conflictuel, fonctionnements par objectifs, par intéressement... la liste est longue. A chaque fois il s'agit de se donner des points de repère communs, des méthodes de travail communes, des conventions afin de ne pas trop dépendre des humeurs du moment. Tous ces modèles, qui ont chacun leurs avantages et leurs inconvénients, ne sont que des habillages, des gadgets s'ils ne sont pas bâtis sur une fondation humaniste.

A de rares exceptions près, cette fondation humaniste n'est pas explicitée par les directions, ce qui laisse une certaine liberté aux échelons intermédiaires pour, suivant leurs convictions et souvent le conformisme ambiant, ne pas freiner ensuite l'émergence de comportements nouveaux : les charismes personnels ne trouvent pas facilement un terrain favorable sauf s'ils arrivent à toucher à l'excellence dans les autres domaines. Le monde de l'industrie, peut-être le monde du travail en général, est souvent présenté comme dominé par la technique. Ce n'est pas toujours tout à fait vrai. Car on oublie que le marché guide tout. Les technologies nouvelles ne sont qu'une réponse aux défis de notre économie : la flexibilité (la réponse immédiate à un besoin) peut déboucher sur des investissements trop coûteux, ce qui fait repenser les tâches exécutables manuellement : le métier, la technique s'effacent devant la rapidité, la polyvalence, la disponibilité. Le bel ouvrage cède la place au vite fait, mais bien fait.

Les travailleurs défavorisés

Que m'apprend le Mouvement ATD Quart Monde sur les travailleurs très pauvres ? D'abord que le travail est honorable en soi.

Le Mouvement rappelle souvent le courage de ceux qui travaillent dur et l'utilité de toutes les mains pour bâtir le monde. De l'intervention du père Joseph au cours du Forum sur la réalité ouvrière du sous-prolétariat à Lille en 1983, j'ai dégagé quelques idées forces. Six ans après cela reste vrai. La permanence de cette analyse est assez frappante puisqu'elle trouve sa place dans le rapport « Grande pauvreté et précarité économique » accepté par le Conseil économique et social français. Je voudrais citer un extrait d'un texte du père Joseph intitulé : « Les familles sous-prolétaires sont des familles ouvrières » : « Nous abordons souvent le travail par le biais de la peine, des difficultés. Nous parlons de travail "dégueulasse", "mal protégé"... Cette attitude, alors que nous n'accomplissons pas ces tâches-là, risque de décourager les sous-prolétaires de travailler. C'est aussi de "l'ouvriérisme" ou du "paternalisme" que de jouer ce jeu et d'affirmer que le travail n'est pas honorable en soi, qu'il ne donne pas des possibilités de rapports de camaraderie. Le travail, quel qu'il soit, n'est jamais négatif. Tout être peut véritablement trouver dans le travail les éléments d'une promotion humaine. » L'exemple de M. en est une illustration.

Itinéraire de M.

« Avant, j'étais clochard, me confie-t-il. Je garais les voitures avenue du Peuple-Belge. Je ne faisais pas ça par goût, j'étais bien obligé. Je dormais dehors ou à l'Armée du Salut. Je faisais les boîtes d'intérim et j'allais à l'Agence nationale pour l'emploi presque tous les matins. Je me disais : qu'on me donne dix clés et j'arriverai bien à ouvrir une bonne porte. Un jour, j'ai pu m'inscrire à un stage pour chômeurs de longue durée à l'UFCV. J'ai été pris, il était temps, je commençais à désespérer. Au stage, j'ai été bien accueilli, j'avais enfin des gens avec qui parler, j'ai été écouté. Ça me relançait sur une vie que j'avais désespérément perdue. »

Mais la fin du stage arrive et M. n'a pas trouvé, même avec l'aide des formateurs, une entreprise qui l'accueillerait pour trois semaines.

Je suis mis au courant de cette situation par un volontaire du Quart Monde. J'en parle à mon chef d'atelier en qui je trouve un bon complice pour donner sa chance à M. : « Il pourra assurer la remise en état des bacs métalliques de stockage des pièces. Voilà un travail que l'on voulait faire depuis longtemps sans engager trop de monde, c'est l'occasion. Et puis, comme c'est une manière de contribuer à l'amélioration de la qualité, ce travail sera bien considéré. »

M. arrive un lundi matin dans l'entreprise. Le risque est grand de le voir catalogué comme clochard car vraiment il ne présente pas bien, ses vêtements ne trompent personne. Pourtant, pas un ne portera un regard négatif sur lui. M. travaille seul mais il retrouve une petite équipe d'ouvriers à l'heure du casse-croûte. Quelques confidences à l'un ou l'autre font connaître d'où il vient : la rue, la prison. J'ai craint à ce moment-là qu'il n'en dise trop sur sa vie d'errance précédente et qu'il passe pour mon « protégé ». Heureusement la distance volontairement tenue entre lui et moi le mettra à l'aise.

Dans l'atelier, le travail de M. est visible et apprécié. Au bout de trois semaines, le chef d'atelier lui-même me fait part de l'inquiétude des compagnons de M. : « Que va-t-il devenir ? Si on ne fait rien avec lui, il va retourner à la rue. Il faudrait au moins qu'il termine le travail en cours. »

Pas question d'embaucher en ce moment. On contacte le centre de formation, chacun cherche une solution qui permette à M. d'aller plus loin. Un nouveau stage lui est proposé : il s'agit d'un stage de qualification sociale comprenant une séquence de quatre semaines en entreprise.

M. revient donc à l'usine, il participe aux travaux de l'équipe d'entretien. Il confirme par la qualité de sa présence et par son travail la confiance de ceux qui ont touché à son histoire récente. A la fin de ce stage le centre de formation, interrogé, propose à M. et à moi de signer un contrat de réinsertion par alternance. Avec le chef d'atelier est bâti un programme de formation qui permettra à M. de s'initier à différentes techniques simples de fabrication pratiquées dans l'usine. L'ambition de M. c'est d'abord de se rendre indispensable : « Après on verra. » Le contrat est signé devant lui, il y a maintenant un an. M. dit comment cela lui change la vie : « Mes amis, je les ai trouvés à l'usine. Tout le monde m'aide bien mais je les aide aussi. Je suis bien accueilli. Ma solitude, elle est en dehors de l'usine. Le week-end je me dis vivement lundi. » (Depuis le début de ses stages M. vit en foyer de travailleurs et aspire à un autre mode de vie.)

Pendant toute cette année, M. va accomplir toutes les tâches prévues dans le contrat. Il regrettera de passer trop rapidement de l'une à l'autre, suivant les besoins de l'usine, sans que cela lui permette de se qualifier et d'être reconnu comme titulaire d'un poste. Mais le plus souvent M. montre sa volonté d'être utile et de ne rechigner à rien. Alors, il est apprécié par tous mais un peu utilisé. En fait, dans l'usine, beaucoup ont oublié ou n'ont jamais vraiment su d'où il venait : M. est un de leurs compagnons.

L'année passe, le contrat avec M. arrive à son terme. « Il a gagné sa place », me dit le chef d'atelier en proposant son embauche sur contrat à durée indéterminée.

A cette époque, rien ne s'oppose à son embauche. Ma charge de travail le permet et une certaine logique s'est instaurée dans les mentalités à l'usine : tout travailleur mérite le respect et le travail fourni par le moins qualifié est estimable. Le soir même de son embauche définitive, M. ira annoncer la bonne nouvelle à l'UFCV : « J'y ai gardé des amitiés », dit-il.

La situation nouvelle de M. restera fragile tant qu'il n'aura pas trouvé un logement dans un quartier où il ait d'autres amis que ceux de l'usine.

Il faudra aussi qu'il continue à se former pour être apte à occuper dans la durée un emploi dans une entreprise qui se modernise. Il faudra que l'on pense à lui dans les programmes de formation continue mais aussi qu'il manifeste son appétit d'apprendre après avoir prouvé son ardeur au travail et fait apprécier ses qualités relationnelles.

Mais M. a franchi des étapes importantes en empruntant les chemins que la société a ouverts pour ceux qui sont exclus du travail. A chaque fois il a pu compter sur la confiance et l'amitié de personnes qui ont cru en lui. Un certain esprit civique a joué à cause de lui et par contrecoup le conformisme ambiant a été ébranlé.

Comment faire place aux exclus ?

Regardons maintenant comment vivre cela dans le monde du travail pour que l'histoire de M. ne reste pas exemplaire. Comment rendre les plus pauvres présents dans un milieu dont ils sont pratiquement absents alors qu'ils y revendiquent leur place ?

Au nom de ceux qui souffrent le plus du chômage, de l'inutilité, du désœuvrement, je crois d'abord qu'il est important que nous aimions profondément notre métier, notre environnement, nos lieux de travail et que nous participions à l'amélioration dans un sens plus humain de tout ce qui fait l'activité laborieuse. Nous devons être porteurs d'un courant de pensée qui sache contester les idées reçues et rappeler que le monde ne peut se bâtir en laissant à l'écart une partie de la population.

Nous pouvons aussi manifester notre indignation face au conformisme entretenu par ceux qui ne veulent pas que ça change. Bien sûr cela demande du tact afin de gagner des amis et ne pas augmenter par nos maladresses le nombre de ceux que les plus pauvres indisposent. Nous pouvons proposer au monde des entreprises un modèle de fonctionnement qui tienne compte, en tant que référence, des conditions de travail des moins qualifiés, de leurs espoirs de promotion, de leur capacité à agir intelligemment sur leur environnement de travail, de leurs attentes en termes de dignité et de considération. Je crois enfin que nous pouvons être acteurs de gestes significatifs utiles. Des gestes qui engagent d'autres à nos côtés (sans tomber dans le prosélytisme) et qui participent au changement des mentalités.

Jean-Gabriel Prieur

Jean-Gabriel Prieur, 43 ans, marié, 6 enfants, ingénieur de l'Institut Catholique d'Arts et Métiers de Lille. Son activité professionnelle s'est orientée tantôt vers l'industrie, tantôt vers l'enseignement. Il est actuellement directeur adjoint à l'ICAM, qui a pour mission de former des ingénieurs au service des entreprises mais aussi de préparer des jeunes et des adultes à la vie professionnelle, particulièrement ceux subissant l'échec scolaire et le chômage. Avec son épouse, il est allié du Mouvement ATD Quart Monde depuis une quinzaine d'années. Après avoir assumé des responsabilités d'animation auprès des jeunes et dans le cadre de l'Université populaire du Quart Monde, il participe maintenant à la formation des alliés dans la région Nord-Pas-de-Calais.

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