Entreprendre avec eux

François Marty

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François Marty, « Entreprendre avec eux », Revue Quart Monde [Online], 135 | 1990/2, Online since 05 August 1990, connection on 14 December 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3884

Est-il possible d’entreprendre avec des travailleurs mal insérés professionnellement et peu qualifiés ? SOMEBOIS est un exemple réussi. Il nous a paru important de dégager l’histoire de cette entreprise et de connaître les réflexions d’un de ses animateurs. (Propos recueillis par Jean Toussaint)

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Entreprise, Emploi

Revue Quart Monde : Comment a démarré votre entreprise, pourriez-vous en quelque sorte nous raconter son histoire ?

La SOMEBOIS, ce sont trois jeunes bien précis qui m’ont incité à sa création. J’avais participé avec eux au plan « Précarité pauvreté. »1 Je me suis dit que ce qu’il leur fallait c’est un gagne-pain. Nous avons commencé notre production dans la cour de la ferme… Ensuite nous avons pris en location l’usine que vous voyez ici. Elle n’était pas finie, il n’y avait pas de dalle de béton, nous n’avions pas les contrats. Nous avons eu ce coup de folie. Nous nous sommes dit que quand nous aurions l’usine, nous aurions un lieu, donc nous pourrions démarcher les clients. Nous avons eu les clients assez facilement et nous nous sommes développés.

RQM : Comment avez-vous recruté les ouvriers ?

C’est venu tout seul. Ici, c’est une région qui est très touchée par le chômage et il y a beaucoup de gens sans qualification. Dès qu’on sait qu’il y a du travail, tout le monde se précipite. Un moment nous avions des marchés donc de besoins et il fallait embaucher. Nous n’avons pas fait de sélection car, pour nous chrétiens, « le prochain c’est le prochain. » Par exemple, nous avons pris une trentaine de gens en stage d’insertion à la vie professionnelle (SIVP) en tout sur quatre ans, ce qui a fait vingt-six emplois.

Une autre étape fut celle des banques. L’entreprise en quatre ans a brassé beaucoup d’argent. Nous-mêmes n’en avons pas eu beaucoup. Avec les remboursements d’emprunts, le court terme financier, etc., nous avions le sentiment de ne travailler que pour les banquiers. Mais c’est nous qui avions choisi ce chemin, pas de banquier. C’était à nous d’assumer. Dans notre évolution, nous avons découvert que les notions de charité et de rentabilité se bousculent toujours : la charité doit être rentable et la rentabilité doit être charitable. La charité s’approfondit quand elle ambitionne sinon une rentabilité du moins une efficacité sur les situations. La rentabilité n’est réelle que lorsqu’elle prend en compte l’homme complet et dans la durée.

Nous avons fait aussi un énorme effort en informatique. Notre avance par rapport aux concurrents est importante dans ce domaine.

RQM : Au terme de ces développements, comment se présente aujourd’hui l’ensemble de votre entreprise ?

Il y a une association de quatre entités économiques. L’une est une société anonyme : SOMEBOIS-SA qui appartient à l’association fondée par notre communauté. Cette société anonyme assure le contact avec le marché des clients, avec celui des fournisseurs et avec les banquiers. Son rôle est de vendre de la palette et d’être connue comme telle. Elle fait écran devant les solutions que nous avons prises pour l’organisation du travail. Dans cette Société Anonyme (SA) il n’y a pas de problème d’organisation du travail puisqu’elle a seulement un salarié à temps partiel qu’elle paie cinq cents francs par mois. Ce salarié, c’est moi.

Derrière SOMEBOIS il y a trois équipes de travail, si l’on veut. Une qui est la Société Coopérative Ouvrière de Production (SCOP) SOMEBOIS-Production dans laquelle se retrouvent quarante personnes. La deuxième est composée de communautaires d’Emmaüs. A un moment donné, nous étions débordés par les commandes. Nous avons contacté Emmaüs. De leur côté, ils étaient intéressés de trouver du travail pour des gars qui ne sortaient jamais de la communauté. Nous avons donc créé un atelier dans leurs locaux avec uniquement des personnes de chez eux. Comme partout chez nous, ils sont payés au SMIC. Cette équipe comporte une dizaine de personnes et pourrait à terme devenir une SCOP. La troisième équipe, d’une dizaine aussi est celle de la scierie. L’association a acheté un e très vieille scierie pour un franc symbolique afin de garantir à SOMEBOIS l’accès au bois à des prix concurrentiels. L’équipe de cette scierie pourrait aussi se constituer en SCOP.

Leur donner un statut

RQM : Depuis vos débuts dans la cour de la ferme avec trois jeunes, cela fait un sacré parcours

Cette aventure a commencé en fait quelques années auparavant. La communauté charismatique, dont j’étais alors membre, accueillait des gens en difficulté, des gens dont personne ne voulait. A l’époque, on priait avec eux, on les évangélisait… Un jour, j’ai ouvert ma Bible et je suis tombé sur la parabole du figuier. Le maître de la vigne arrive, et dit à son serviteur : « Coupe ce figuier car il ne porte pas de fruits. » Mais le jardinier lui répond : « Non, il ne faut pas le couper, il faut lui mettre du fumier en bas. » Et je réalisais d’un coup que dans la vie chrétienne, on ne parle jamais du fumier. On veut vraiment avoir des branches qui poussent vers le ciel sans se soucier de ce terrain, de cette humanité. « Mettre du fumier », cela veut dire apprendre à être homme, créer les conditions de l’homme.

Cette prise de conscience a amorcé un virage pour notre communauté. Nous avons arrêté de faire des offices communautaires avec les jeunes accueillis. Nous avons pris conscience qu’il leur fallait un statut social.

Au début nous les avons fait travailler dans nos maisons ou dans les locaux des écoles. Mais ces petits boulots les laissaient trop dépendants de nous. Il fallait qu’ils deviennent des vrais travailleurs. Nous avons donc créé l’entreprise, elle est l’aventure de notre communauté.

RQM : Qui avait les compétences techniques pour la créer ?

Toute l’équipe de la communauté. Xavier était très fort en informatique et va devenir le responsable financier et administratif, Marc était un super exploitant en « taxicolis », dont il sait faire le plus tendu, les acrobaties avec le client… Michel était facteur d’orgues de métier, c’est lui qui a tout monté avec moi, nous sommes un peu les deux moteurs. Pascal était menuisier, il seconde Marc. A Emmaüs nous n’avons pas de responsable, ce sont eux qui fonctionnent en équipe.

RQM : Quels chemins peut-on créer avec des gens qui, au départ ne peuvent pas satisfaire aux exigences de rentabilité imposées ordinairement ? On entend quand même souvent dire qu’il y a toute une tranche de la population qui est quasi inemployable.

Cela reste à prouver. Et j’aimerais qu’on soit aussi performant à prouver que des gens sont performants, qu’à prouver que d’autres ne le sont pas. Avant, dans les entreprises, il y avait toujours du travail pour quelqu’un qui ne savait rien faire, ne serait-ce qu’empiler des planches ou charger un camion. Cette nouvelle pauvreté, c’est bien ces gens-là à qui un jour on a dit : « Ecoutez, on a structuré nos entreprises, on ne peut plus vous garder. » Nous devons aujourd’hui refaire des formes de travail pour eux.

RQM : Comment ça ? Vous êtes employeur, vous mettez le gars devant un travail simple à faire : il le fait ou il ne le fait pas

Mais il ne peut pas le faire au départ si d’abord on ne l’accompagne pas. Nous démarrons effectivement avec des gens dits inemployables et qui sont même convaincus de l’être. J’ai un copain qui avait une formule formidable. Il disait : « Oui, ces temps-ci, je me suis un peu perdu de vue. » Je trouve que le plus grand drame de la pauvreté, c’est que des gens se soient complètement perdus de vue eux-mêmes et qu’ils ne voient pas par quel bout commencer à s’en sortir, où trouver les motivations, l’énergie… Il faut déjà leur donner une habitude de la relation, sans grand discours, simplement en travaillant avec eux. Je crois que si l’insertion est quelque part, elle est là d’abord. Il faut y aller en deux temps. Au départ le gars n’est pas rentable, mais il existe toutes les mesures nécessaires qui permettent d’avoir le temps sans y perdre trop d’argent. (La déviance serait d’utiliser cela pour avoir plus de rentabilité.) Au départ, c’est le moteur qu’il faut déclencher chez le gars et non le savoir. Et quand le moteur est déclenché, le savoir suit.

Leur apprendre ce qu’ils savent

RQM : Les gens sans formation initiale arrivent-ils à manier des machines très performantes ?

Paradoxalement, nous sommes une entreprise d’insertion et nous avons certainement le matériel le plus sophistiqué de la région : trait au laser, commande numérique, etc. Le progrès sert bien. Les gars arrivent à se servir d’une machine très performante, mais il suffit que je leur dise qu’on va les former pour qu’ils se trompent.

Dans le seul stage que nous ayons organisé, quatre cent soixante heures étaient prévues pour l’initiation à l’informatique et autres choses du genre, qui apparaissaient aberrantes à ces gars. Nous les avons réduites à quarante heures seulement. Pourquoi ? Parce que remis devant un tableau et dans une salle de classe ils retrouvent tous leurs mécanismes de défense puisqu’ils ont vécu l’école comme un échec. Notre pédagogie, si pédagogie il y a, a été de leur apprendre ce qu’ils savaient.

Par exemple, vous dites à un gars de faire des planches de « un mètre vingt », il sait. Si on commence à l’embêter avec mètre et décimètre, il est perdu. La bonne tactique est qu’il soit capable pendant longtemps de faire du « un mètre vingt », puis après du « un mètre trois », puis du « quatre-vingt centimètres. » Un jour, à la pause et devant un café, on lui dit : « Dans « un mètre vingt », le « un » c’est les mètres et les « vingt » les centimètres. – Ah ! Bon ? Il n’y a rien entre deux ? – Si, il y a les décimètres, mais ne t’en occupe pas pour l’instant, tu verras la prochaine fois. »

Il y a beaucoup de choses à inventer pour leur redonner déjà l’amorce de qui ils sont et de ce qu’ils savent. C’est à partir de leurs savoir-faire qu’il faut leur apprendre les savoirs. Il y a aussi les savoir-être. Il faut jouer sur les trois.

RQM : Qu’appelez-vous les savoir-être ?

Par exemple, lorsqu’un gars, quelle que soit l’équipe où il est, s’entend bien avec les autres, il faut montrer que c’est une qualité professionnelle, un savoir-être qui vaut très cher en entreprise.

Ce qui nous aide tout de même dans le travail de la palette ou de la scierie, c’est qu’il faut de la force physique, il n’y a pas que de la réflexion. Ce qu’on fait vite du volume, ça se voit. Notre activité en flux tendu, c’est rapide et c’est beaucoup plus reposant – les gars le disent eux-mêmes – de beaucoup travailler que d’attendre que ça se passe. Le gars n’a pas le temps de se dire « suis-je » ou « ne suis-je pas » dans l’entreprise, il est dedans, il n’a pas le choix.

Payer le prix

RQM : Finalement, en employant les bonnes méthodes, les gens seraient presque tous réinsérables ?

En effet. Mais le problème est d’être capable de descendre jusqu’à eux et de payer le prix de la descente.

Quand on fait une entreprise avec des gens en difficulté, on ne devient pas millionnaire. Alors sommes-nous prêts avec femme et enfants à dire : « OK, cela nous coûtera ce prix-là au niveau de nos vacances, au niveau de notre vie. » Le problème n’est pas que ce soit possible ou non avec ces gens-là, c’est d’être prêt à en payer ce prix qui n’est pas financier, mais humain. C’est là qu’on se voile la face. C’est tout l’enjeu du RMI : on pourra mettre tout l’argent qu’on voudra, les effets pervers seront toujours trois fois plus forts tant qu’on ne descendra pas dans l’arène pour vivre avec eux. Alors est-ce que des gens valables ont envie de vivre avec ces gens-là, d’entrer en relation avec eux. Ce n’est pas la même chose d’être dans une réunion de patrons où chacun peut parler de sa BMW et dans une réunion avec eux.

RQM : C’est sûr que le « prix humain » veut dire aussi que vous allez vous bâtir différemment.

C’est un choix sur le sens de la vie et de la société. Me structurer avec des gars comme ça va influer sur mon quotidien. Il y a des choses auxquelles je renonce mais il y a aussi ce que je vais trouver par ce que je vais oser vivre. A une époque, en faisant le chauffeur à Emmaüs, j’ai été pris pour un clochard. J’ai compris que quand on est pauvre on n’en veut pas au riche, mais on souffre. J’ai beaucoup mieux compris pourquoi les gars ne trouvent même pas leurs mots tellement ils sont pris dans la violence. J’ai compris certaines richesses de personnes qui étaient capables de passer au-dessus pour ne pas se laisser complètement détruire. Quand on les comprend mieux, on trouve plus facilement le chemin d’issue avec eux.

Ils sont des travailleurs

RQM : Nous avons été obligés de faire un constat dans les ateliers de promotion professionnelle du Mouvement : il y a des gens qui ont un rythme de travail vraiment très diminué.

Actuellement nous avons un homme qui, à mon avis, dort à côté de la machine. Un centre de formation nous l’a confié en formation pendant eux mois, il reçoit le Revenu Minimum d’Insertion. Pendant deux mois je vais essayer qu’il aille plus loin de ce qu’il peut. Mais je ne vais pas l’embaucher. Il faut reconnaître que pour certains, ce n’est pas le moment. . Je crois aussi qu’il faut perdre l’idée qu’on va être le salut universel. Notre limite, c’est qu’à certains moments il y a des gens pour qui on ne peut rien !

La difficulté est de savoir à quel moment on dit que celui-là est trop âgé ou qu’il a été trop abîmé et à quel moment on le garde, lui précisément, en se disant qu’il est notre défi. Défi, non, disons plutôt « notre évidence. » Car je n’ai pas envie de prouver aux autres que l’entreprise va être viable avec ces gens-là. C’est avec eux que je me sens de vivre. C’est évident pour moi, à cause de mes blessures, à cause de mes rêves, à cause de qui je suis…

RQM : Pour certains on se dit qu’on ne peut pas les prendre, mais il doit y avoir un chemin. Lequel ?

Je les appelle précisément des « gens-chemin. » De chercher ce qu’on pourrait inventer pour eux a guidé toute notre aventure. C’est cela qui a fait naître l’entreprise, c’est cela qui nous a fait acheter la scierie, c’est cela qui nous a fait démarrer avec Emmaüs. Les trois jeunes à l’origine de SOMEBOIS ne sont plus là aujourd’hui, ils ont décidé qu’ils en avaient assez de se réinsérer et ils ont préféré « vivre leur vie. » Mais ils ont été des « gens-chemin. » Je n’aurais pas été aussi audacieux pour l’usine, s’il n’y avait pas eu ces trois-là en jeu. On n’est pas audacieux tout seul.

RQM : Est-ce que SOMEBOIS vous semble très différente des entreprises d’insertion classiques ?

Oui, très différente. L’entreprise d’insertion a été vécue comme un marché par le social. Il s’agissait plus d’occuper les jeunes que de créer de vrais emplois pour eux, comme nous le faisons. Il y a une réelle différence avec un social qui ne prend aucun risque et qui monte un projet social dont il n’est pas salarié. Mais le travail occupationnel, qui n’ouvre aucune perspective, n’a pas motivé les jeunes. Tout le monde, nous aussi, a essayé l’insertion par les petits boulots, parce qu’il avait son foyer à refaire, sa salle à repeindre. Mais il y a une hypocrisie avec les petits boulots. Aux pauvres, il ne leur faut pas un circuit parallèle, quelque chose de différent. Surtout que les petits boulots demandent dix fois plus de compétences qu’un travail en entreprise. Actuellement, et un peu grâce à nous, les entreprises d’insertion réalisent que le problème n’est pas d’avoir des subventions, mais d’avoir des vrais produits, des vrais marchés. Ceux qui tiennent sont ceux qui prennent une mentalité de chef d’entreprise. Si on dit « l’insertion par l’économique », on ne pourra pas faire l’économie de l’économique. Nous avons mis tout notre argent dans cette entreprise. Nous avons hypothéqué nos maisons. Nous sommes obligés de réussir. Mais nous nous sommes constitués en SCOP parce que c’est une structure juridique qui nous rend dépendants des choix des ouvriers.

RQM : Est-ce que vous utilisez parfois des mesures spécifiques pour contacter des gens qui, après, sont employés dans le cadre d’un contrat de travail classique ?

Je prends toutes les formules possibles : le SIVP, le Contrat emploi-solidarité (CES), le Contrat de réinsertion à l’emploi (CRE), le contrat de qualification… toujours dans une perspective d’emploi. Donc au bout de quatre ans, le gros de l’embauche est fait. Le problème c’est que nous sommes dans un secteur qui a des difficultés dues aux augmentations du prix du bois. Chaque patron dans son coin essaie d’inventer ce qu’il peut pour survivre. Et là c’est dur. De plus, on a les difficultés de toute entreprise à valeur ajoutée modérée. Donc un surendettement parce qu’il faut surinvestir, etc.

Ma principale question touche à la viabilité économique de l’entreprise. Nous sommes extrêmement « juste » du fait que nous payons nos charges intégralement, que nous ne recevons pas de subvention de fonctionnement. Nous sommes toujours sur la corde raide par rapport au lendemain.

Ce qui nous a sauvés jusqu’à maintenant, c’est notre très bonne cote auprès des clients. Ils apprécient beaucoup, et savent nous le montrer, que nous soyons une entreprise performante qui ne se soit jamais vanté de ses bonnes actions. Lorsqu’il y a une qualité de relation dans l’entreprise, elle déteint forcément sur les relations avec les clients ou les fournisseurs.

Créer et soutenir la motivation

RQM : Qu’est-ce qui permet à des gens très pauvres de tenir dans votre usine ? Il y a le fait qu’ils soient respectés par vos contrats de travail… Mais quand ils ne viennent pas au travail, allez-vous les chercher ?

Dans le but de préserver leur dignité, certaines fois j’y vais et pour la même raison d’autres fois je n’y vais pas. Il n’y a pas de règles établies et les mots ne peuvent pas résumer le quotidien, les relations. Dans ces relations, je ne pense pas sortir du rôle de chef d’entreprise. Les grosses entreprises ont travaillé énormément la qualité relationnelle, c’est pour elles une notion bien comprise de la performance. Tenir ma place de chef d’entreprise, c’est ma manière d’être et de garder des gens.

RQM : Par rapport à l’organisation de l’entreprise, y a-t-il des chefs d’équipe ? Comment cela se passe-t-il ?

Pascal et Marc se sont entourés de chefs d’équipe issus du rang et qui sont plutôt des chefs de poste. Mais nous avons structuré chaque petite équipe sur son client. Ce qui fait que la hiérarchie n’est pas pesante. Nous la vivons beaucoup plus comme un service. Nous avons beaucoup misé sur certains pour devenir chefs d’équipe, ils ont travaillé et maintenant ils savent faire travailler les autres. Mais à vrai dire, « l’encadrement » - pas forcément en terme de hiérarchie mais en terme de leader, d’entraîneur, d’animateur - repose sur des personnes appartenant à la communauté.

Je pense à François qui était infirmier. Au début, on l’a mis au même travail que tous les ouvriers qui arrivent, ceux qui savent faire comme ceux qui ne savent pas : il a empilé les planches. Actuellement, il encadre. C’est très important pour les gars de voir qu’en arrivant François n’a bénéficié d’aucun favoritisme. Maintenant il peut s’imposer et leur demander des travaux parce qu'il les a faits. Il y a là toute une pédagogie.

RQM : L’esprit dans lequel vous animez crée une ambiance, une mentalité

Oui, il y a une très bonne ambiance, il n’y a jamais eu de bagarre et en quatre ans je peux dire que c’est énorme. On peut dire aussi que nos ouvriers sont, dans l’ensemble, très motivés. Nous avons des formations bien spécifiques et payons – parfois très cher – des professionnelles du bois pour venir enseigner chez nous. Ce sont eux qui nous ont souligné combien les ouvriers de SOMEBOIS son motivés par rapport à ceux qu’ils forment souvent dans d’autres entreprises classiques.

RQM : Comme motivation au travail, pratiquez-vous le système des primes ?

Nous avons des primes de trois catégories, la première est supprimée pour absentéisme (accidents de travail et maladie), la deuxième concerne la qualité du travail et le troisième la quantité. Le travail du samedi matin est donné à ceux qui ont déjà obtenu leurs primes. L’entreprise n’y perd pas et c’est une question de justice. Ce système de primes nous rebutait au niveau déontologique mais nous nous sommes aperçus que les ouvriers étaient demandeurs. Ils disaient : « Je ne vois pas pourquoi l’autre qui ne se défonce pas est payé comme moi. » Ca peut paraître dur, mais il faut en arriver à cela pour créer un esprit de travail et pour que l’usine tourne.

RQM : Pour quelles raisons des travailleurs ont-ils choisi de quitter votre usine ?

On travaille beaucoup chez nous : la structure est faite pour qu’on ne puisse pas se dérober. C’est une première raison. D’autres partent parce qu’ils trouvent une bien meilleure place ailleurs. Ils sont donc affranchis, ils considèrent qu’ils ne nous doivent rien et ils voient bien leur intérêt. C’est une bonne chose. Il y en a aussi qui partent après la période de stabilité la plus longue de leur vie. A un moment, trop de choses remuent de nouveau en eux.

Quand je repense à ceux qui ont vraiment été un chemin pour moi et au moment où ils ont quitté l’entreprise, cela me touche affectivement mais, sur le fond, nous nous disons que nous avons mené le combat qu’il fallait. S’ils arrivent à une étape qu’ils ne savent pas gérer, ce n’est pas pour cela que l’étape n’est pas juste. Sinon la fidélité serait le chemin de la personne, alors que j’avais plutôt senti ces personnes comme un chemin pour nous. Et puis tout n’est jamais dit. On est quelquefois étonné des allers et retours imprévus, chez nous et chez eux.

RQM : En venant vous interviewer, je pensais bien que ce n’est pas possible de travailler avec des gens très pauvres sans une foi quelle qu’en soit la source. Et que ce n’est pas possible de durer avec eux sans une interaction entre note conviction de départ et la vie de tous les jours.

Pour nous, comme pou Emmaüs ou ATD Quart Monde, il y a eu un mouvement fondateur avec ses contradictions et ses audaces… C’est peut-être là que se situe la différence avec le social, avec l’entreprise d’insertion classique. Nous n’avons pas un produit tout fini au départ, un produit prêt et pensé dans lequel les gens n’ont plus qu’à entrer. Nous avons une source à partir de laquelle nous pouvons et devons créer.

1 Plan « Précarité pauvreté » : dispositif de concertation et de financement d’actions locales d’urgence contre la pauvreté, mis en place depuis 1985
1 Plan « Précarité pauvreté » : dispositif de concertation et de financement d’actions locales d’urgence contre la pauvreté, mis en place depuis 1985 au niveau des départements français.

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