Le sentiment d’être égal en dignité

Daniel Fayard

References

Electronic reference

Daniel Fayard, « Le sentiment d’être égal en dignité », Revue Quart Monde [Online], 126 | 1988/1, Online since 01 October 1988, connection on 29 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3926

Le 17 octobre dernier, le Quart Monde rassemblait au Trocadéro à Paris les défenseurs des Droits de l’Homme. Le récent rapport au Conseil économique et social : « Grande pauvreté et précarité économique et sociale » permet de mieux comprendre les sens de ce rassemblement.

La page 63 de ce rapport1 établit déjà que se dire défenseurs des droits de l’homme, c’est souscrire à l’ambition proclamée par les organismes internationaux de « libérer l’être humain de la terreur et de la misère ».

Cela veut dire, toujours d’après ce texte du rapport, à la fois refuser la loi du plus fort et réclamer pour tous le droit à la vie. Étant entendu que le droit à la vie n’est pas le droit de ne pas mourir de faim, mais le droit d’avoir les moyens de vivre dans la dignité. Vivre dans la dignité, c’était déjà l’aspiration fondamentale des familles du Quart Monde proclamée et défendue lors du colloque de Strasbourg en 19842. Si l’aspiration à vivre dans la dignité demeure valable de façon universelle pour tous les hommes de tous les temps, les moyens de vivre dans la dignité, eux, bien évidemment, ne sont pas les mêmes selon les époques et selon les régions du monde.

Les moyens de vivre dans la dignité

Tout le mérite du Conseil économique et social est d’avoir précisé, pour aujourd’hui et pour un pays comme le nôtre, quels sont les moyens de vivre dans la dignité. Il a pu donner ces précisions grâce à l’apport du père Joseph Wresinski et du Mouvement ATD Quart Monde, apport qui était nourri de toute une connaissance acquise depuis trente ans. C’est dire que ces moyens de vivre dans la dignité sont ceux dont les plus pauvres estiment avoir besoin pour pouvoir vivre dignement ici et aujourd’hui.

Selon l’ensemble de ce rapport ces moyens semblent être ceux qui permettent de vivre une sécurité d’existence, d’accéder aux apprentissages fondamentaux et de réaliser des projets individuels, familiaux et sociaux.

Sécurité, apprentissages, projets sont les trois composantes d’une vie digne.

Sécurité : avoir un logement décent, pouvoir se soigner, disposer de ressources suffisantes et régulières, pouvoir travailler.

Apprentissages : acquérir des savoir-faire, comprendre les causes de l’exclusion, connaître les Droits de l’Homme.

Projets : réaliser des projets pour soi, pour sa famille, pour d’autres ; avoir les accompagnements et le soutien associatif nécessaires. Ces moyens de la dignité constituent un ensemble de droits indissociables, ils forment un tout.

Il ne s’agit pas de se contenter de réaliser d’abord les sécurités, ensuite éventuellement de favoriser des apprentissages et des projets. Car selon une certaine conception de l’homme, il n’y a entre ces droits ni hiérarchie de valeur ni priorité de réalisation.

Le caractère radical de la dignité

Pour nous, l’homme a fondamentalement le besoin et le désir, à la fois et en même temps, de se sentir en sécurité, d’apprendre, de réaliser des projets. C’est ce qui fait sa qualité humaine.

Tout être humain y a droit. La dignité est à ce prix.

Ceci étant dit, il faut prendre la mesure de cette affirmation.

Le propre de la dignité est d’être radicale. Selon que des êtres humains auront ou n’auront pas dans notre pays ces moyens de vivre, ils vivront ou ne vivront pas dans la dignité. Il n’y a certes pas de discontinuité objective dans l’appropriation progressive de ces moyens (on peut avoir plus ou moins de moyens pour assurer sa sécurité, ses apprentissages et ses projets). Tout au plus peut-on distinguer des paliers successifs. Mais du point de vue subjectif, il y a un changement radical selon la conscience que l’on a d’avoir ou de ne pas avoir ces moyens de la dignité, en relation avec ceux dont dispose une grande majorité de la population.

Ce caractère radical de la dignité pour ceux dont la dignité est en jeu, constitue-t-il aussi une chance de changement radical pour tous ?

Les Droits de l’Homme sont une conquête

Le fait que, dans une société comme la nôtre, certains êtres humains souffrent de ne pas avoir les moyens de vivre dans la dignité change-t-il quelque chose dans la vie de ceux qui ont, eux, les moyens et la conscience de vivre dans la dignité ?

Cela peut, en effet, ne rien changer dans leur vie : par ignorance, par indifférence, par calcul (cf page 62 : « Les efforts à consentir pour leur faire récupérer leurs droits paraîtraient tellement coûteux qu’au nom du bien du plus grand nombre, nous admettrions l’injustice et l’exclusion pour la minorité des démunis »). Ne sommes-nous pas ici au cœur du débat sur la démocratie ?

Or, il est très important que cela change quelque chose dans la vie de tous les autres citoyens. Pourquoi ? Parce que les droits de l’homme, les droits de la dignité de l’homme sont une conquête. Ils supposent pour être obtenus d’être déjà une référence active avant même de pouvoir être obtenus.

Ils supposent déjà des hommes debout, des hommes qui ont le sentiment et la conviction d’être déjà égaux en dignité avec tous les autres hommes et non pas d’un statut inférieur.

Qu’est-ce qui peut donner le sentiment d’être égal en dignité ?

Il m’a semblé que c’était pour une bonne part la capacité de parler, d’agir et de participer.

L’histoire du Mouvement ATD Quart Monde est riche d’enseignements à cet égard. Précisément, le Quart Monde n’est pas un rassemblement de mendiants et d’assistés qui réclameraient leur dû.

Nous ne sommes pas des gens muets qui réclamerions d’abord les moyens de la parole pour pouvoir parler ensuite.

Nous ne sommes pas des gens inactifs qui réclamerions d’abord les moyens de l’action pour pouvoir agir ensuite.

Nous ne sommes pas des gens marginalisés qui réclamerions d’abord les moyens de la participation pour pouvoir participer ensuite.

Ce n’est pas comme ça que les choses se passent.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, nous parlons déjà aujourd’hui pour obtenir demain, pour tous, les moyens de la parole ; nous agissons déjà aujourd’hui pour obtenir demain, pour tous, les moyens de l’action ; nous participons déjà aujourd’hui pour obtenir demain, pour tous, les moyens de la participation.

Toute l’histoire du Mouvement en fait foi.

C’est à force de parler, d’agir et de participer que nous finirons par obtenir que les moyens de vivre dans la dignité soient reconnus à tout être humain.

Depuis trente ans, le mouvement parle, agit, participe.

Et nous n’en serions pas là où nous en sommes aujourd’hui s’il n’y avait pas eu la persévérance de cette démarche, de cette conquête.

Manifester aux pauvres notre besoin de coopérer avec eux

Mais ce que nous avons fait avec une poignée d’hommes, il faut que nous en rappelions l’histoire et le prix à payer, au moment même où nous sommes en train de demander au pays de la prendre à son compte en mettant en œuvre les propositions du rapport du C.E.S.

Les familles du camp de Noisy-le-Grand il y a trente ans et toutes celles qui, aujourd’hui encore, continuent à souffrir de ne pas avoir les moyens de vivre dans la dignité peuvent-elles parler, agir et participer alors même qu’elles n’en ont pas ou pas assez l’expérience ?

Comment pourraient-elles le faire sans que d’autres s’engagent à leurs côtés ? Comment pourraient-elles expérimenter que nous sommes les uns et les autres égaux en dignité si d’autres citoyens ne leur manifestent pas le besoin et le désir qu’ils ont de les avoir avec eux, de les entendre, de les comprendre, de coopérer avec elles… pour apprendre ensemble à parler, à agir, à participer plus et mieux ?

Il n’y a pas de changement radical dans n’importe quel combat pour la dignité de l’homme, s’il n’y a pas pour le forger un puissant mouvement social.

Pour que ceux qui ont les moyens de vivre dans la dignité soient véritablement les défenseurs des Droits de l’Homme dont les plus pauvres ont besoin, ne faut-il pas qu’ils soient eux-mêmes comme s’il leur manquait encore les moyens de vivre dans la dignité, comme si les Droits de l’Homme n’étaient pas encore conquis pour eux-mêmes, comme s’ils n’avaient pas encore les moyens d’une sécurité d’existence, des apprentissages et des projets. Il semble que cette disposition d’esprit soit nécessaire pour l’obtention par tous des droits de la dignité.

Si cela ne s’opère pas au cœur de la conscience civique d’un nombre croissant de citoyens, quelle garantie les plus pauvres peuvent-ils avoir :

- qu’il y aura pour eux un véritable changement radical par rapport à la dignité, et pas seulement des améliorations de leur sort ;

- qu’ils obtiendront les mêmes moyens que les autres de vivre dans la dignité, les mêmes droits, et pas seulement des mesures spécifiques pour les pauvres ;

- qu’ils ne seront pas humiliés par ce qu’ils obtiendront ?

Trop souvent en effet, les plus pauvres sont humiliés par ce qu’on leur propose comme réponse à leurs besoins, parce qu’il n’y a pas assez de gens qui s’associent à eux pour le réclamer avec eux, avec la même exigence, avec la même énergie, la même combativité, le même acharnement que s’ils le réclamaient pour eux-mêmes.

« Le jour où des hommes libres et instruits (c’est-à-dire qui ont les moyens et la conscience de vivre dans la dignité) rejoindront le Quart Monde, alors la misère n’existera plus » disait déjà le père Joseph Wresinski à la Sorbonne le 1er juin 1983.

S’associer avec le Quart Monde, n’est-ce pas affirmer que la situation de non droit qui est la sienne est une violation des Droits de l’Homme, mais aussi de nos propres droits d’homme ? Cela les pervertit, les fait ressembler à des privilèges. Or, ce n’est pas ce que nous voulons. Avoir des sécurités dans l’existence, des moyens de perfectionner ses connaissances et de réaliser des projets devient en effet un privilège si d’autres, qui sont nos contemporains, nos concitoyens, nos égaux en dignité n’ont pas accès aux mêmes moyens de vivre dans la dignité.

Les droits des plus pauvres et nos droits sont indivisibles.

1 Rapport présenté par le Père Joseph Wresinki, Journal Officiel, avis et rapport du Conseil économique et social, Année 1987 n° 6, 28 février 1987.

2 « Pour un droit de la famille adapté aux plus pauvres ». M. Join-Lambert – A.L. Oeschger, revue Quart Monde n° 122, p. 31 à 35.

1 Rapport présenté par le Père Joseph Wresinki, Journal Officiel, avis et rapport du Conseil économique et social, Année 1987 n° 6, 28 février 1987.

2 « Pour un droit de la famille adapté aux plus pauvres ». M. Join-Lambert – A.L. Oeschger, revue Quart Monde n° 122, p. 31 à 35.

Daniel Fayard

Né en 1937, sociologue, religieux, il est volontaire permanent du Mouvement ATD Quart Monde depuis 15 ans. Il a effectué un certain nombre d’études pour l’IRFRH, notamment en Alsace et à Reims. Rattaché au Secrétariat général du mouvement à Méry-sur-Oise il a participé à la préparation du rapport Wresinski au Conseil économique et social. Il en a écrit un commentaire « Passeport pour une démocratie ».

By this author

CC BY-NC-ND